Vie de la vénérable mère d’Youville/01/11
CHAPITRE XI
Nous arrivons à une époque bien mémorable et bien critique pour le Canada. On était en 1759, et le lieutenant général des armées du roi, M. de Montcalm, annonçait le désastre qu’il prévoyait par les lignes suivantes, adressées au ministre de la Guerre : « À moins d’un bonheur inattendu, le Canada sera pris cette campagne, et sûrement la campagne prochaine. Les Canadiens se découragent. Nulle confiance en M. de Vaudreuil, qui n’est pas en état de faire un projet de guerre et n’a nulle activité. Nos principes de guerre, vu notre infériorité, devraient être de « remparer » notre défensive pour conserver au moins le corps de la colonie et en retarder la perte. Mais on veut garder tous les postes : comment abandonner des positions qui servent de prétexte à faire des fortunes particulières ? Les dépenses pour le compte de Sa Majesté iront cette année à trente-six millions. J’ai parlé souvent avec respect sur ces dépenses à M. de Vaudreuil et à M. Bigot. Chacun en rejette la faute sur son collègue. Les Canadiens, qui n’ont pas part à ces profits illicites, haïssent le gouvernement, » etc.[1]
Ces représentations de M. de Montcalm restèrent sans écho. La désunion se mit bientôt entre lui et M. de Vaudreuil. D’autres appels à la mère-patrie n’eurent pas plus d’effet : le pays était abandonné à ses propres ressources, car depuis plusieurs années on murmurait en France contre les dépenses faites pour le Canada. Le trésor était vide, et lorsqu’il fallut faire les préparatifs de guerre, dit M. Garneau dans son « Histoire du Canada », les ministres éclatèrent en reproches amers contre l’intendant. Chaque navire apportait des remontrances sur l’excès des dépenses, mais peu ou point de soldats pour la défense du pays, quoique la mort de Jumonville et la capitulation de Washington fissent alors la plus grande sensation en Europe.[2]
Les Anglais guettaient le moment propice pour s’emparer de Québec et se préparaient en conséquence, car la guerre devait nécessairement éclater avant peu.
En présence de ces préparatifs de l’Angleterre, la France fit embarquer trois mille hommes, dont deux bataillons seulement devaient rester à Louisbourg ; les autres étaient destinés au Canada.
L’avenir était sombre et menaçant, dit encore M. Garneau ; la rareté des vivres se faisait sentir dans tout le pays ; le manque de récoltes, parce que les Canadiens, employés à l’armée, ne pouvaient pas labourer les terres, la consommation considérable de grains faite pour nourrir les troupes, amenèrent bientôt la disette.[3]
Après la publication de la déclaration de guerre par l’Angleterre, le 17 mai, et celle de la France, le 16 juin, la mère-patrie se décida enfin à envoyer des vivres, de l’argent et des troupes au secours du Canada. Les troupes s’élevaient à douze mille hommes, sous le commandement général du marquis de Montcalm.
Ces secours cependant étaient insuffisants pour résister à l’Angleterre, qui donnait tout l’argent nécessaire pour continuer la guerre avec vigueur et qui avait alors sur pied une armée d’au moins 40000 hommes.
Dans la nuit du 12 au 13 septembre 1759, les Anglais débarquèrent dans l’anse du Foulon et, après avoir escaladé la falaise[4] et surpris un poste commandé par le capitaine de Vergor, s’établirent sur les plaines d’Abraham. À six heures du matin l’armée anglaise, forte de plus de 8000 hommes, sous le commandement du général Wolfe, était rangée en bataille.
Montcalm apprit à Beauport, où il était retranché, le débarquement des troupes anglaises sous les murs de Québec. Avec à peine 4500 hommes, dont la plupart étaient des miliciens canadiens, il se porta à la rencontre de l’armée anglaise. Malgré toutes les représentations qui lui furent faites pour l’engager à attendre des renforts qui lui auraient permis de combattre à nombre presque égal[5], il se précipita sur l’ennemi, avec des troupes épuisées par la marche forcée qu’elles venaient de faire.
Le combat se termina par la défaite des troupes françaises et la mort du général de Montcalm ; l’armée anglaise y perdit également son commandant, le général Wolfe.
Un grand nombre de Québecquois se réfugièrent à Ville-Marie, après la capitulation, ce qui augmenta encore la disette. On payait jusqu’à six francs la douzaine d’œufs ou la livre de beurre, et jusqu’à quatre-vingts francs la livre de mouton.[6]
Au mois d’août 1760, trois armées ennemies marchèrent sur Ville-Marie pour soumettre cette ville, dernier boulevard de la colonie française au Canada.
Une de ces armées ayant débarqué, le 6 septembre, dans l’île de Montréal, la ville fut cernée le lendemain par les trois armées, fortes de trente-deux mille hommes. Ville-Marie, qui n’avait à opposer qu’à peine trois mille hommes, ne pouvait soutenir cette attaque ; cependant l’ennemi ouvrit le feu de trois côtés à la fois.
On a vu que Mme d’Youville avait fait entourer sa propriété d’un mur, et comme l’Hôpital Général était situé hors des remparts, le général anglais prit ce mur pour un retranchement et ordonna de le bombarder. À peine ce commandement était-il donné que l’on vit accourir un jeune officier venant supplier son chef d’épargner le couvent : « Vous ne savez pas, » lui dit-il, « qui habite cette maison, général, ce sont des femmes au cœur sensible et généreux qui maintes fois ont sauvé la vie aux nôtres, qui les ont soignés, pansés et guéris, et celui qui vous implore et demande grâce pour elles en ce moment aurait été victime de la barbarie des sauvages, si la supérieure de cette maison ne lui avait pas sauvé la vie. »[7]
L’ordre fut suspendu et six des officiers anglais furent envoyés jusqu’à l’Hôpital pour s’assurer de la véracité de ce récit. Apprenant l’arrivée de ces militaires chez elle et le but de leur visite, Mme d’Youville, avec sa politesse ordinaire, s’empressa de les recevoir, de leur faire visiter les salles des pauvres et surtout celle des prisonniers anglais. Elle leur fit servir des rafraîchissements et les officiers, ravis de cet accueil, emportèrent de la fondatrice et de sa communauté le plus respectueux et le plus agréable souvenir. C’est ainsi que les saints gagnent les âmes à Dieu et forcent même leurs ennemis à s’incliner devant les grandes choses que la religion leur inspire pour le bien de l’humanité.
L’Hôpital fut sauvé ; mais la ville ne put résister et, le 8 septembre 1760, M. de Vaudreuil capitulait. La colonie était perdue pour la France et passait sous la domination anglaise.
Il ne nous appartient pas d’apprécier ces graves événements ; mais on sait combien fut difficile la position des Canadiens-Français au commencement du régime nouveau. Le plus grand de nos historiens en fait une peinture saisissante ; nous ne saurions mieux faire que de la citer : « Depuis 1755, » dit M. Garneau, « toutes les calamités qui peuvent frapper un peuple se sont réunies pour accabler les Canadiens. La guerre, la famine, les dévastations, la conquête, le despotisme civil et militaire, la privation des droits politiques, l’abolition des constitutions et des lois anciennes, tous les maux se sont appesantis sur notre pays dans l’espace d’un demi-siècle. On devait croire que ce peuple canadien si jeune, si petit, disparaîtrait dans ces longues et terribles tempêtes soulevées par les plus grandes nations de l’Europe et de l’Amérique et que, semblable à l’esquif qui s’engloutit sous les flots, il ne laisserait aucune trace après lui. Abandonné, oublié par la mère-patrie, pour laquelle son nom est devenu peut-être un remords, connu à peine des autres nations, dont il n’a pu exciter les puissantes sympathies, il a combattu seul toutes les tentatives faites contre son existence, et il s’est maintenu, à la surprise de ses oppresseurs vaincus et découragés. Admirable de persévérance, de courage et de résignation, il n’a jamais un moment cessé d’espérer. Fidèle à la religion de ses pères, révérant toutes les lois qu’ils lui ont laissées en héritage et chérissant la langue dont l’harmonie a frappé son oreille au berceau, pas un seul Canadien-Français, de père et de mère, n’a encore dans le Bas-Canada désavoué ces trois grands symboles de sa nationalité : sa langue, ses lois, sa religion. »[8]
Oui, ce petit peuple si vaillant et si tenace s’est accru dans des proportions merveilleuses et, malgré l’abandon de la mère-patrie et les luttes constantes qu’il a eues à soutenir, il est resté catholique et français. Et, conservant ses traditions et ses souvenirs, il a trouvé le secret, presque miraculeux dans ces conditions nouvelles, d’étendre et de continuer les belles œuvres commencées par les saints fondateurs de la colonie. Grâce au dévouement d’un clergé admirable par son abnégation et son patriotisme, ni l’éducation de la jeunesse, ni le soin des malades, des vieillards et des infirmes, ni l’adoption des enfants sans parents et sans foyer, n’eurent à souffrir du changement de régime politique.
Nous allons voir comment, au milieu de tous ses besoins et de toutes ses entreprises, les œuvres fondées par Mme d’Youville furent secourues et soutenues,
Les recettes de l’Hôpital provenaient, comme nous l’avons dit, du fruit de son travail et de celui de ses compagnes et des différentes ressources créées par son esprit d’ordre et d’économie.
Avant la cession du pays à l’Angleterre, Mme d’Youville comptait naturellement sur les sommes que lui assurait le gouvernement français pour les différents ouvrages qu’il lui commandait et pour la pension des prisonniers de guerre. Les frais encourus pour l’entretien de ces prisonniers étaient considérables, une année même la dépense s’éleva à la somme de dix-huit mille francs. Cependant on était loin de remplir les engagements dont on était convenu avec elle ; la valeur des produits avait grandement augmenté à cause de la guerre et l’intendant Bigot, qui devait lui payer la ration de chaque soldat, en réduisit le prix à la valeur de la viande seulement. « Aussi, » écrivait elle, « l’Hôpital a perdu le pain, les pois, les menus vivres, les rafraîchissements et les frais de domestiques. »[9] « Bien plus, » dit M. Faillon, « depuis 1757 jusqu’en 1760 où la guerre fut terminée, M. Bigot la payant toujours en papiers qui ne devaient être convertis en numéraire qu’après bien des années et avec une perte énorme, pendant tout ce temps Mme d’Youville se vit obligée, afin de ne pas laisser périr les prisonniers, de faire des emprunts pour acheter à grand prix les vivres et autres choses indispensables à leur entretien et même de supporter longtemps l’intérêt de ces emprunts. Ils durent être considérables, puisqu’à la cessation de la guerre le gouvernement français lui devait plus de cent mille francs, dont la plus grande partie avait été employée à l’entretien de ces prisonniers. »[10]
Menacé des horreurs de la famine, le Canada était forcé de mettre ses colons à la ration, et Bigot écrivait, le 22 mai 1759 : « Le peuple de Québec est réduit à une demi-livre de pain par tête, et le riche à un quarteron. »[11]
À Ville-Marie, le pain commençait à manquer aussi et Mme d’Youville se condamna, avec ses compagnes, à ne manger que du maïs au déjeuner ; le pain vint même à leur manquer complètement.
Cet état d’épuisement et de détresse de la colonie à l’époque de la cession à l’Angleterre n’était pas, toutefois, à ce moment, le seul sujet des préoccupations de Mme d’Youville. La foi ardente de cette sainte femme lui faisait envisager avec terreur l’établissement d’un régime absolument antipathique à sa croyance. Aux horreurs de la guerre et de la famine et à la douleur causée par le changement de domination venait encore s’ajouter la crainte de voir disparaître la religion de sa chère patrie. « Priez Dieu, » écrivait-elle à l’abbé de l’Isle-Dieu, « qu’il me donne la force de bien porter toutes les croix et d’en faire un saint usage. En voilà bien à la fois : perdre son roi, sa patrie, son bien, et, ce qui est pis encore, être dans la crainte de voir s’éteindre notre sainte religion. »[12]
« Nous nous étions toujours flattés que la France ne nous abandonnerait pas, » écrivait-elle encore ; mais nous nous sommes trompés dans notre attente. Dieu l’a permis ainsi, son saint nom soit béni ! »
Nous avons souvent fait remarquer de quelle force de caractère était douée Mme d’Youville. Aussi, malgré les inquiétudes et les craintes que lui inspirait l’avenir, elle restait ferme dans l’accomplissement de sa tâche, quels que fussent les obstacles nouveaux qui se dressassent devant elle.
Toujours prévoyante pour le succès de son œuvre, elle comprit bien vite que le changement de régime politique allait produire temporairement une baisse considérable dans la valeur des propriétés et qu’il serait sage d’en profiter pour assurer des ressources à son Hôpital. « Il va se vendre beaucoup de biens-fonds, et à grand marché, selon toutes les apparences, » écrivait-elle à M. Montgolfier, qui se trouvait alors en Europe. « On nous en a déjà proposé ; mais j’ai répondu que nous ne pouvions rien arrêter que vous ne soyez de retour. »[13]
Beaucoup de colons, en effet, après le traité de paix entre la France et l’Angleterre, se hâtaient de vendre leurs terres afin de retourner en France. Parmi ceux-ci se trouvait M. Joachim Robutel de Lanoue, propriétaire de la seigneurie de Châteauguay, qui avait cédé ses droits sur cette propriété à sa sœur, Mlle Anne de Lanoue.
La famille de Lanoue avait acquis cette seigneurie en 1706 de M. Lemoine de Longueuil, dont un des fils porta le nom de Châteauguay. En 1764, Mlle de Lanoue la vendit à Mme d’Youville pour la somme de treize mille cent vingt-deux francs et une rente viagère de neuf cents livres par année. Mme d’Youville, en sage administratrice, profitait de cette occasion pour faire l’emploi d’une somme assez considérable qui lui avait été apportée par la Mère Despins à son entrée dans la communauté, et elle assurait ainsi à son Institut un superbe domaine qui devait être une abondante source de revenus.
En effet, cette magnifique propriété, située à sept lieues seulement de Montréal, sur le lac Saint-Louis, mesurait deux lieues de longueur sur trois de profondeur et comprenait aussi les îles de la Paix, au nombre de huit, toutes les îles adjacentes et, de plus, la maison seigneuriale bâtie sur l’île Saint-Bernard, un moulin à vent, des écuries, des granges et autres dépendances.
Cette acquisition si avantageuse semblait assurer pour longtemps l’œuvre de Mme d’Youville, lorsque soudain Dieu la soumit à la plus poignante de toutes les épreuves de sa vie.
Nous avons vu que déjà en 1745 le feu, détruisant sa maison provisoire, avait menacé l’avenir de son Institut. En 1765, quelques mois après l’achat de la seigneurie de Châteauguay, un terrible incendie venait, pour la seconde fois, réduire en cendres son Hôpital et son mobilier.
Le feu avait, en deux heures, dévoré au delà de cent maisons et dévasté la ville. Il s’était d’abord déclaré loin de chez les Sœurs Grises ; mais bientôt un vent violent, transportant des étincelles sur le toit en bois de l’église de l’Hôpital, y alluma l’incendie, et il fallut songer à sauver les vieillards et les infirmes. Plusieurs furent transportés dans l’ancienne brasserie des frères, et ceux qui ne purent s’y loger furent envoyés à l’Hôtel-Dieu, où ils furent reçus avec la plus grande charité par les Hospitalières, toujours prêtes à ouvrir leurs portes à celles de leurs communautés sœurs qui se trouvaient dans le besoin ou l’embarras.[14]
Mme d’Youville écrivait à M. Cousturier, quelque temps après ce désastre : « Cet incendie nous réduit à une grande pauvreté. Dieu a ses desseins ; je les adore et me soumet à sa volonté. C’est ce que nous avons tâché de faire de notre mieux. »[15] En effet, ces épreuves successives, loin de la décourager, ne faisaient qu’accroître sa résignation à la volonté divine.
Après le premier incendie qui lui avait enlevé le peu qu’elle possédait, nous avons vu qu’elle en avait pris occasion pour se sanctifier davantage en se détachant plus parfaitement. Elle avait dit à ses sœurs : « Nous avions un peu trop nos aises, peut-être même un peu trop d’attache aux choses du monde ; désormais nous vivrons plus en commun et plus pauvrement. » Et le surlendemain de l’incendie, le 2 février 1745, elles mettaient en commun tous leurs biens, par un acte devenu la base de leur société.
Après le second incendie, qui frappa si cruellement Mme d’Youville, elle rendit gloire à Dieu, en répétant l’acte sublime de soumission qui a servi depuis Job à toutes les âmes résignées : « Le Seigneur nous avait tout donné, le Seigneur nous a tout ôté ; il n’est arrivé que ce qu’il a plu au Seigneur ; que son nom soit béni ! »
Mais ce n’était pas encore assez pour sa foi vive et magnanime, dit M. Faillon[16] : elle bénit Dieu de cet événement et, voulant faire passer dans le cœur de ses filles les sentiments dont le sien était rempli, elle leur dit, d’un ton ferme et assuré, en présence de ces bâtiments encore fumants : « Mes enfants, nous allons réciter le Te Deum à genoux, pour remercier Dieu de la croix qu’il vient de nous envoyer. »
Cri héroïque, cri sublime, qui n’a pas besoin d’être commenté et qui reste tellement au-dessus de la nature qu’une des compagnes de Mme d’Youville, en l’entendant, ne put réprimer un mouvement d’impatiente surprise et de mécontentement, et répliqua : « Oui, je vais vous en dire, des Te Deum ! » À peine ce murmure s’était-il échappé de ses lèvres qu’elle le regrettait, et tombant à genoux avec les autres, auprès de la fondatrice, il n’y eut plus de voix discordante dans l’acceptation du sacrifice.
Dieu récompensa sur-le-champ cet héroïque renoncement de Mme d’Youville, et de ses lèvres, qui venaient à peine d’en formuler l’expression, jaillirent, sous l’inspiration divine, ces paroles : « Soyez tranquilles, mes enfants, la maison ne brûlera plus. » Nous aurons occasion de faire remarquer plus tard comment jusqu’ici cette promesse s’est vérifiée.
Cependant Dieu voulut témoigner d’une manière sensible combien la grande confiance de la fondatrice dans sa divine bonté lui était agréable. Il fit pour elle ce qu’il avait déjà si souvent fait dans de pareilles circonstances, affirmant aux yeux de tous sa prédilection paternelle pour le nouvel Institut de charité. Après l’incendie, une barrique de vin presque vide fut retrouvée sous les décombres et transportée à l’Hôtel-Dieu pour servir à l’usage des sœurs. Quelle ne fut pas leur surprise de trouver ce vin, qui était d’une qualité inférieure, grandement amélioré, et, chose plus surprenante et regardée depuis comme miraculeuse, ce peu de vin, qui aurait dû ne durer que quelques jours, suffit à leur consommation journalière pendant près de trois mois et jusqu’à leur retour dans la maison ! La sœur dépensière, après avoir puisé pendant plusieurs semaines dans cette barrique aux trois quarts vide, vint avertir Mme d’Youville que le vin touchait à sa fin et lui demander si elle allait en acheter d’autre. Celle-ci répondit : « Tirez toujours, et ne vous lassez pas de tirer. » La confiance de l’une et l’obéissance de l’autre furent bien récompensées.
Cependant cet incendie avait mis Mme d’Youville dans une position fort difficile.
D’un côté, il lui fallait réparer le désastre, voir au paiement de ses obligations antérieures, s’acquitter des nouvelles charges qu’elle avait assumées pour l’achat de Châteauguay et pourvoir en même temps à l’entretien de ses pauvres et de sa maison.
D’un autre côté, bien qu’elle eût réussi à se créer des ressources pour les besoins ordinaires de son Hôpital, elle était cependant, même avant l’incendie, obligée de chercher et de trouver sans cesse de nouveaux moyens d’augmenter ses recettes, afin d’acquitter ses obligations antérieures et de continuer ses entreprises nouvelles.
Et ce qui aggravait sa situation en un pareil moment, c’est que non seulement elle n’avait plus le fruit du travail qu’elle faisait autrefois pour le gouvernement français, mais elle était encore menacée de voir se tarir les sources de charité privée où elle avait eu l’habitude de puiser dans ses moments de plus grands embarras.
En effet, après la conquête, les familles les plus influentes et les plus riches de la colonie avaient repassé la mer, et Mme d’Youville se trouvait privée d’un secours qui jusque-là ne lui avait jamais manqué.
Elle crut alors devoir s’adresser au gouvernement français pour obtenir le paiement de la somme considérable qu’il lui devait. Mais ce fut en vain, sa demande resta sans réponse.
Tandis qu’elle voyait ainsi s’évanouir l’espoir d’être payée par l’ancienne mère-patrie, le secours lui vint d’ailleurs. Le grand incendie qui avait causé tant de ruines à Ville-Marie avait créé une profonde impression en Angleterre et fait naître des sympathies. Le gouvernement anglais voulait aussi venir en aide à ses nouveaux colons et, dans la distribution d’une souscription considérable faite à Londres, il se trouva heureusement que la part de Mme d’Youville s’élevait à dix-neuf mille francs. Elle écrivait à ce propos : « Vous savez ce que le roi de France nous a fait perdre ; ici, on ne fait rien ; plus d’ouvrage comme autrefois ; nous avons essuyé un incendie qui nous a noyées dans les dettes et duquel nous ne nous serions jamais relevées sans les charités que nous avons reçues des quêtes faites à Londres et qui nous ont un peu allégées. La Providence est admirable ; elle a des ressorts incompréhensibles pour le soulagement des membres de Jésus-Christ ; elle pourvoit à tout ; elle est ma confiance. »[17]
Certes, il fallait la foi et la confiance de cette sainte femme pour ne pas perdre courage en un pareil moment ! L’incendie l’avait ruinée et il lui fallait rebâtir son Hôpital au moment même où elle venait de faire l’acquisition d’une propriété qui demandait des travaux considérables, si elle voulait en retirer le revenu qu’elle en attendait. D’un côté, des charges écrasantes ; de l’autre, des ressources diminuées et réduites.
Mme d’Youville ne devait pas faiblir devant cette nouvelle tâche. Elle se remit à l’œuvre sans hésiter et bientôt l’Hôpital se relevait de ses ruines. On pouvait, certes, dire d’elle ce que l’Évangile dit de la femme forte : « Elle ne s’est point découragée dans ses travaux, mais elle a ceint ses reins de force et affermi son bras. » Elle écrivait, quelques semaines après l’incendie, à M. de l’Isle-Dieu : « Nous avons commencé et tâché de continuer à nous rétablir. espérant que la Providence nous soutiendra. »
Grâce à la somme fournie par la souscription
ANCIEN HÔPITAL GÉNÉRAL
Rue Saint-Pierre anglaise, les travaux de reconstruction de l’Hôpital
Général, poussés avec ardeur par cette infatigable
chrétienne, progressèrent si rapidement que, dès le
mois de septembre 1765, elle pouvait loger une partie
de ses pauvres et les dames pensionnaires ; à
Noël, les femmes pauvres, à leur tour, pouvaient y
entrer, et deux ans après, le 30 du mois d’août, le
reste de la bâtisse était terminé et l’église était bénite.
La fondatrice avait dépensé plus de vingt-quatre
mille francs pour les réparations et constructions
commencées alors et plus de vingt-trois mille francs
pour le linge, les lits et le mobilier. Ayant quitté à la
fin de l’année 1765 l’Hôtel-Dieu, où on l’avait abritée
avec cent quinze personnes de sa maison, et se
voyant réunie à tous ses pauvres et à ses compagnes,
Mme d’Youville écrivait, au mois d’août de l’année
suivante : « Après bien des peines et des soins, nous
sommes rentrés, au mois de décembre, dans un coin
de notre maison : la communauté, les pauvres
hommes, les femmes, les enfants trouvés et toutes
nos dames pensionnaires, ce dont est composé cet
Hôpital. Nous avons été très bien aidées des Messieurs
de Saint-Sulpice. »[18]
Mais l’aide lui venait aussi quelquefois miraculeusement. Nous avons déjà cité un trait providentiel à l’égard de Mme d’Youville ; ses biographes en racontent un autre, non moins touchant et non moins extraordinaire. C’était en 1766 ; elle était alors de retour dans sa maison. Un jour, ayant dans sa poche une pièce de monnaie, une piastre, qu’elle ne voulait pas garder, elle dit à deux de ses sœurs, qui se trouvaient dans sa chambre : « J’ai ici une piastre dont je veux me débarrasser ; je n’aime pas porter ainsi de l’argent sur moi. » En même temps, elle mettait la main dans sa poche pour en sortir cet argent, lorsqu’à sa grande stupéfaction elle en retira une poignée de piastres et les jeta sur une table, puis, sans s’en rendre compte, mettant l’autre main dans sa seconde poche, elle la retirait aussi remplie de pièces d’argent. Ses deux compagnes étaient restées muettes de stupeur et d’admiration, pendant que la sainte fondatrice, saisie elle-même d’un sentiment de crainte et de reconnaissance à la vue d’un témoignage si éclatant et si extraordinaire de la bonté divine, s’écriait en joignant les mains : « Ah ! mon Dieu, je suis une misérable ! »
Souvent ces protections miraculeuses se sont renouvelées pendant la vie de Mme d’Youville et, après sa mort, en faveur de ses filles. Tantôt c’est encore de l’argent que la fondatrice trouvait dans un moment où elle n’avait que quelques sous sur elle et où il lui fallait payer une des nourrices des enfants trouvés, qui venait réclamer son salaire. D’autres fois, ce sont des barils de farine que les sœurs trouvaient dans la maison, que personne n’avait vu entrer et qui ne pouvaient avoir été mis dans l’Hôpital que par la main toute-puissante et invisible de Celui qui nourrissait les foules avec quelques morceaux de pain et quelques poissons.
Comme nous l’avons vu, Mme d’Youville avait poussé avec énergie les travaux de reconstruction de son Hôpital, et dès 1767 sa nouvelle installation était complète. Elle avait pourvu, semblait-il, à tous les besoins, car déjà avant l’incendie elle se plaignait de l’exiguïté de son établissement. Mais son désir de faire du bien et de soulager les malheureux était insatiable et croissait tous les jours.
L’augmentation rapide de la population de la ville lui donnait de nouvelles occasions d’exercer sa charité, et à peine deux années s’étaient-elles écoulées qu’elle aurait déjà voulu agrandir sa maison. Elle écrivait à Mgr Briand, évêque de Québec, le 22 septembre 1769 : « Il y aurait beaucoup de bien à faire si nous avions de quoi. Il se présente tous les jours des pauvres qui ont un vrai besoin ; mais nous n’avons plus de logement, et j’ai le cœur bien gros de les renvoyer. J’ai beaucoup à me louer de la part qu’on nous a faite sur les charités de Londres, puisque nous en avons eu en trois fois près de vingt mille livres. Mais il faut tant d’argent pour de telles bâtisses ! Si je savais où il y en a autant et que je le pusse prendre sans voler, j’aurais bientôt fait un bâtiment qui en logerait près de deux cents. Je n’ai rien. Le bon Dieu se contente de ma bonne volonté. »
Elle écrivait à un autre : « Je ne puis me persuader que le roi de France ne dédommage pas du tort fait aux communautés de ce pays, en particulier la nôtre, à laquelle il n’a jamais fait aucune rente depuis qu’elle a pris naissance, il y a vingt-neuf ans. »[19]
Cette justice, qu’elle attendait du roi de France, ne devait cependant arriver que plus de soixante ans plus tard, longtemps après la mort de la fondatrice et alors que Mère Lemaire était devenue supérieure. Nous verrons plus loin, en parlant de cette quatrième supérieure de la communauté, à la suite de quelles laborieuses et persistantes négociations le gouvernement français se décida à accorder l’indemnité réclamée.
Tout en faisant les grandes dépenses que la reconstruction de l’Hôpital Général l’obligeait de faire, Mme d’Youville ne pouvait pas négliger la nouvelle propriété qu’elle avait acquise l’année précédente ; l’intérêt bien entendu de sa communauté ne le lui imposait-il pas, d’ailleurs ? Sans se laisser arrêter par ces nombreuses difficultés, elle voulut, sans tarder et malgré les constructions commencées à Montréal, faire exécuter à Châteauguay tous les travaux nécessaires pour mettre ce domaine en plein rapport. Cette femme si énergique n’hésita pas à faire construire à Châteauguay un autre moulin, à une lieue de celui qui existait déjà, sur la petite rivière du Loup. Et comme si elle avait entrevu l’avenir, elle indiquait elle-même aux ouvriers l’endroit le plus favorable à la construction de ce moulin, qui devait devenir une source de prospérité pour sa communauté.
Après le moulin s’élevèrent bientôt sur l’île une grange en pierre, une boulangerie, une belle et vaste écurie, et pour couronner tous ces travaux, Mme d’Youville fit bâtir sur ses terres de la Pointe Saint-Charles une maison en pierre à deux étages, destinée à servir de maison de campagne aux pauvres et aux enfants, qui pouvaient aller s’y reposer et s’y rafraîchir pendant la belle saison.
Cette seigneurie de Châteauguay, acquise par la fondatrice à un prix si minime, lui causa toutefois bien des inquiétudes et des fatigues. À peine l’avait-elle achetée qu’il lui fallut faire de nombreux voyages, afin de surveiller les différentes améliorations entreprises par sa prévoyance. « Elle y faisait. » dit M. Sattin, « de fréquents voyages, sans que les vents, les pluies, les neiges, la rigueur excessive du froid ou la difficulté des chemins souvent impraticables aient jamais pu l’arrêter, non plus que l’incommodité des voitures dont on se servait communément dans le pays, car elle faisait tous ses voyages en charrette. »
À l’exemple de leur vénérée mère, les filles de Mme d’Youville firent, à Châteauguay comme à Ville-Marie, des choses héroïques et, lorsqu’il s’agit de commencer à défricher l’endroit désigné pour le nouveau moulin, la sœur Thaumur La Source, qui surveillait les travaux, voulut abattre elle-même le premier arbre de la forêt, appelant plusieurs fois à son secours la force et l’espérance du chrétien par cette invocation : « O crux, ave ! »
Que de fois les filles de la digne et sainte fondatrice ont dû la bénir de leur avoir acquis cette île aux coteaux verdoyants, véritable oasis qui leur permet d’aller refaire leurs forces épuisées au sein de ces bois et de ces champs baignés par les ondes du grand fleuve, dans le calme d’une solitude à la fois religieuse et champêtre !
La communauté et les pauvres ont encore bénéficié de la richesse et des produits d’une ferme bien cultivée, tandis que les moulins devenaient une véritable providence pour les dépenses de la maison.
Le manoir de Châteauguay devait avoir un autre but et rendre d’autres services aux filles de la Vénérable Mère d’Youville.
Le caveau, construit dans la crypte de l’église de l’Hôpital Général actuel et destiné à la sépulture des sœurs défuntes, vient d’être fermé à la communauté ; quelques tombes seulement ont été réservées pour les supérieures futures et les plus anciennes religieuses. C’est à Châteauguay, ce lieu choisi et aimé par la mère des pauvres, que ses filles viendront désormais dormir leur dernier sommeil, en attendant le grand et glorieux réveil de l’éternité !
Vous y reposerez en paix, générations futures de vierges et de femmes vertueuses, héritières du dévouement de la plus charitable des mères, bercées par le murmure des flots et la prière des vôtres, après les rudes labeurs de votre apostolat, tandis que vos âmes jouiront de la récompense parfaite et éternelle promise au verre d’eau donné au nom du Seigneur !
- ↑ Archives du ministère de la Guerre, vol. 3540, Canada pièce 40. — M. Faillon, p. 153 et 154.
- ↑ Garneau, Histoire du Canada, vol. 2, p. 209.
- ↑ Garneau, vol. 2, p. 242.
- ↑ M. l’abbé Casgrain assure que, le 31 mai 1891, il a gravi
la falaise au même endroit que les troupes anglaises, en moins
de cinq minutes, avec ses jambes de soixante ans.
Montcalm et Lévis, vol. 2, p. 231.
- ↑ Garneau, vol. 2, p.334, dit que les Anglais étaient deux contre un.
- ↑ M. Faillon, p. 155 et 156.
- ↑ On croit que c’était le jeune Anglais qui s’était réfugié à l’Hôpital, poursuivi par un sauvage, et à qui Mme d’Youville avait sauvé la vie en le cachant sous une tente qu’elle était en train de faire. Ante, p. 107.
- ↑ Histoire du Canada, vol. 3, p. 77.
- ↑ Lettre à l’abbé de l’Isle-Dieu, 18 septembre 1765.
- ↑ Vie de Madame d’Youville, p. 144.
- ↑ M. Faillon, p. 150.
- ↑ Lettre du 18 septembre 1765.
- ↑ Lettre du 2 janvier 1764.
- ↑ Sans sortir de notre cadre, ne nous sera-t-il pas permis de constater ici que la tradition de cette parfaite hospitalité est restée vivace dans la famille religieuse de Marie de la Ferre ? Après le terrible incendie qui détruisit le magnifique couvent des religieuses de la Congrégation, il y a à peine quelques années, les religieuses de l’Hôtel-Dieu et les filles de Mme d’Youville ne furent pas les dernières à offrir un asile et les témoignages de la plus vive sympathie à ces religieuses éprouvées. Les Hospitalières en logèrent même un certain nombre chez elles pendant plusieurs semaines.
- ↑ Lettre du 19 septembre 1765.
- ↑ Page 210.
- ↑ Lettre à M. Héry, 24 septembre 1770. M. Faillon, p. 226.
- ↑ Lettre à M. Savary. M. Faillon, p. 224.
- ↑ Lettre à M. Savary, 17 août 1766.