Vie de Michel-Ange/Partie II, I. Amour

Libr. Hachette et Cie (p. 105-136).
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Deuxième partie. L’Abdication

I

AMOUR


I’ me la morte, in te la vita mia.[1]


Alors, dans ce cœur dévasté, après que le renoncement fut accompli à tout ce qui le faisait vivre, une vie nouvelle se leva, un printemps refleurit, l’amour brûla d’une flamme plus claire. Mais cet amour n’avait presque plus rien d’égoïste et de sensuel. Ce fut l’adoration mystique de la beauté d’un Cavalieri. Ce fut la religieuse amitié de Vittoria Colonna, — communion passionnée de deux âmes en Dieu. Ce fut enfin la tendresse paternelle pour ses neveux orphelins, la pitié pour les pauvres et pour les faibles, la sainte charité.

L’amour de Michel-Ange pour Tommaso dei Cavalieri est bien fait pour déconcerter la moyenne des esprits, — honnêtes ou malhonnêtes. — Même dans l’Italie de la fin de la Renaissance, il risquait de provoquer des interprétations fâcheuses ; l’Arétin y faisait des allusions outrageantes.[2] Mais les injures des Arétins — (il y en a toujours) — ne peuvent atteindre un Michel-Ange. « Ils se font dans leur cœur un Michel-agniolo de l’étoffe dont leur propre cœur est fait. »[3]

Nulle âme ne fut plus pure que Michel-Ange. Nulle n’eut de l’amour une conception plus religieuse.

J’ai souvent entendu,

disait Condivi,

J’ai souvent entendu, Michel-Ange parler de l’amour ; et ceux qui étaient présents disaient qu’il n’en parlait pas autrement que Platon. Pour ma part, je ne sais pas ce que Platon en a dit ; mais je sais bien qu’après avoir eu si longtemps et si intimement commerce avec lui, je n’ai jamais entendu sortir de sa bouche que les propos les plus honorables, qui avaient la force d’éteindre chez les jeunes gens les désirs déréglés qui les agitent.

Mais cet idéalisme platonicien n’avait rien de littéraire et de froid : il s’unissait à une frénésie de la pensée, qui faisait de Michel-Ange la proie de tout ce qu’il voyait de beau. Il le savait lui-même, et disait, un jour qu’il refusait une invitation de son ami Giannotti :

Quand je vois un homme qui possède quelque talent ou quelque don de l’esprit, un homme qui s’entend à faire ou à dire quelque chose mieux que le reste du monde, je suis contraint de m’éprendre de lui, et alors je me donne si complètement à lui, que je ne m’appartiens plus à moi-même… Vous êtes tous si bien doués, que si j’acceptais votre invitation, je perdrais ma liberté ; chacun de vous me volerait un morceau de moi-même. Jusqu’au danseur et au joueur de luth, s’ils étaient éminents dans leur art, qui feraient de moi ce qu’ils voudraient ! Au lieu d’être reposé, fortifié, rasséréné par votre société, j’aurais l’âme déchirée et dispersée à tous les vents ; si bien que je ne saurais plus, pendant bien des jours ensuite, dans quel monde je me meus.[4]

S’il était ainsi conquis par la beauté des pensées, des paroles, ou des sons, combien devait-il l’être davantage encore par la beauté du corps !

La forza d’un bel viso a che mi sprona !
C’altro non è c’al mondo mi dilecti…[5]

La force d’un beau visage, quel éperon c’est pour moi ! Rien au monde ne m’est une telle joie.

Pour ce grand créateur de formes admirables, qui était en même temps un grand croyant, un beau corps était divin, — un beau corps était Dieu même apparaissant sous le voile de la chair. Comme Moïse devant le Buisson ardent, il n’en approchait qu’en tremblant. L’objet de son adoration était vraiment pour lui une Idole, comme il disait. Il se prosternait à ses pieds ; et cette humiliation volontaire du grand homme, qui était pénible au noble Cavalieri lui-même, était d’autant plus étrange que souvent l’idole au beau visage avait une âme vulgaire et méprisable, comme Febo di Poggio. Mais Michel-Ange n’en voyait rien… N’en voyait-il rien vraiment ? — Il n’en voulait rien voir ; il achevait en son cœur la statue ébauchée.

Le plus ancien de ces amants idéaux, de ces rêves vivants, fut Gherardo Perini, vers 1522.[6] Michel-Ange s’éprit plus tard de Febo di Poggio, en 1533, et de Cecchino dei Bracci, en 1544.[7] Son amitié pour Cavalieri ne fut donc pas exclusive et unique ; mais elle fut durable, et elle atteignit à un degré d’exaltation, que légitimait dans une certaine mesure non seulement la beauté, mais la noblesse morale de l’ami.

Par dessus tous les autres, sans comparaison, il aima

dit Vasari,

Tommaso dei Cavalieri, gentilhomme romain, jeune et passionné pour l’art ; il fit sur un carton son portrait, grandeur nature, — le seul portrait qu’il ait dessiné ; car il avait horreur de copier une personne vivante, à moins qu’elle ne fût d’une incomparable beauté.

Varchi ajoute :

Quand je vis à Rome messer Tommaso Cavalieri, il avait non seulement une incomparable beauté, mais tant de grâce de manières, un esprit si distingué et une si noble conduite, qu’il méritait bien d’être aimé, d’autant plus qu’on le connaissait davantage.[8]

Michel-Ange le rencontra à Rome, dans l’automne de 1532. La première lettre, par laquelle Cavalieri répondit aux déclarations enflammées de Michel-Ange, est pleine de dignité :

J’ai reçu une lettre de vous, qui m’a été d’autant plus chère qu’elle m’était inattendue ; je dis : inattendue, parce que je ne me juge pas digne qu’un homme tel que vous m’écrive. Quant à ce qu’on vous a dit à ma louange, et quant à ces travaux de moi, pour lesquels vous m’assurez avoir ressenti une sympathie non petite, je vous réponds qu’ils n’étaient pas de nature à donner occasion à un homme d’un génie comme le vôtre, et tel qu’il n’en existe pas, — je ne dis pas un pareil, mais un second sur terre, — d’écrire à un jeune homme qui débute à peine et qui est si ignorant. Je ne puis croire pourtant que vous mentiez. Je crois, oui, je suis certain que l’affection que vous me portez n’a d’autre cause que l’amour qu’un homme comme vous, qui est la personnification de l’art, doit nécessairement avoir pour ceux qui se consacrent à l’art et qui l’aiment. Je suis de ceux-là, et, pour ce qui est d’aimer l’art, je ne le cède à personne. Je vous rends bien votre affection, je vous le promets : jamais je n’ai aimé un homme plus que vous, jamais je n’ai désiré une amitié plus que la vôtre… Je vous prie de vous servir de moi, à l’occasion, et je me recommande éternellement à vous.

Votre tout dévoué, Thomao Cavaliere.[9]

Cavalieri semble avoir toujours gardé ce ton d’affection respectueuse et réservée. Il resta fidèle à Michel-Ange jusqu’à sa dernière heure, à laquelle il assista. Il conserva sa confiance ; il était le seul qui passât pour avoir de l’influence sur lui, et il eut le rare mérite d’en user toujours pour le bien et la grandeur de son ami. Ce fut lui qui décida Michel-Ange à terminer le modèle en bois de la coupole de Saint-Pierre. Ce fut lui qui nous conserva les plans de Michel-Ange pour la construction du Capitole, et qui travailla à les réaliser. Ce fut lui enfin, qui, après la mort de Michel-Ange, veilla à l’exécution de ses volontés.

Mais l’amitié de Michel-Ange pour lui était comme une folie d’amour. Il lui écrivait des lettres délirantes. Il s’adressait à son idole, le front dans la poussière.[10] Il l’appelle « un puissant génie,… un miracle,… la lumière de notre siècle » ; il le supplie « de ne pas le mépriser, parce qu’il ne peut se comparer à lui, à qui personne n’est égal ». Il lui fait don de tout son présent, de tout son avenir ; et il ajoute :

Ce m’est une douleur infinie de ne pouvoir vous donner aussi mon passé, pour pouvoir vous servir plus longtemps ; car l’avenir sera court : je suis trop vieux…[11] Je ne crois pas que rien puisse détruire notre amitié, bien que je parle d’une façon très présomptueuse ; car je suis infiniment au-dessous de vous.[12]… Je pourrais aussi bien oublier votre nom que la nourriture dont je vis ; oui, je pourrais plutôt oublier la nourriture dont je vis, et qui soutient seulement le corps, sans plaisir, que votre nom qui nourrit le corps et l’âme, et les remplit d’une telle douceur, qu’aussi longtemps que je pense à vous, je ne sens ni souffrance, ni crainte de la mort.[13] — Mon âme est dans les mains de celui à qui je l’ai donnée…[14] Si je devais cesser de penser à lui, je crois que je tomberais mort sur-le-champ.[15]

Il fit à Cavalieri de superbes présents :

D’étonnants dessins, des têtes merveilleuses au crayon rouge et noir, qu’il avait faits dans l’intention de lui apprendre à dessiner. Puis, il dessina pour lui un Ganymède porté au ciel par l’aigle de Zeus, un Tityos avec le vautour se nourrissant de son cœur, la Chute de Phaéton dans le Pô, avec le char du Soleil et une Bacchanale d’enfants : toutes œuvres de la plus rare beauté et d’une perfection inimaginable.[16]

Il lui envoyait aussi des sonnets, admirables parfois, souvent obscurs, dont certains furent bientôt récités dans les cercles littéraires et connus de toute l’Italie.[17] On a dit du sonnet suivant qu’il était « la plus belle poésie lyrique de l’Italie, au seizième siècle » :[18]

Avec vos beaux yeux je vois une douce lumière, que je ne peux plus voir avec mes yeux aveugles. Vos pieds m’aident à porter un fardeau, que mes pieds perclus ne peuvent plus soutenir. Par votre esprit, au ciel je me sens élevé. En votre volonté est toute ma volonté. Mes pensées se forment dans votre cœur, et mes paroles dans votre souffle. Abandonné à moi-même, je suis comme la lune, que l’on ne peut voir au ciel qu’autant que le soleil l’éclaire.[19]

Plus célèbre encore est cet autre sonnet, un des plus beaux chants qu’on ait jamais écrits en l’honneur de l’amitié parfaite :

Si un chaste amour, si une piété supérieure, si une fortune égale existe entre deux amants, si le sort cruel qui frappe l’un frappe aussi l’autre, si un seul esprit, si une seule volonté gouverne deux cœurs, si une âme en deux corps s’est faite éternelle, emportant tous les deux au ciel avec les mêmes ailes, si l’amour d’un seul coup, de sa flèche dorée, perce et brûle les entrailles de tous deux à la fois, si l’un aime l’autre, et si aucun ne s’aime soi-même, s’ils mettent tous les deux leur plaisir et leur joie à aspirer à la même fin tous deux, si mille et mille amours ne seraient pas la centième partie de l’amour, de la foi qui les lie, un mouvement de dépit pourra-t-il rompre jamais et dénouer un tel lien ?[20]

Cet oubli de soi, ce don ardent de tout son être qui se fond dans l’être aimé, n’eut pas toujours cette sérénité. La tristesse reprenait le dessus ; et l’âme, possédée par l’amour, se débattait en gémissant.

Je pleure, je brûle, je me consume, et mon cœur se nourrit de sa peine…

I’ piango, i’ ardo, i’ mi consamo, e ’l core
Di questo si nutriscie[21]

Toi qui m’as pris la joie de vivre,

dit-il ailleurs à Cavalieri.[22]

À ces poésies trop passionnées, « le doux seigneur aimé »,[23] Cavalieri, opposait sa froideur affectueuse et tranquille.[24] L’exagération de cette amitié le choquait, en secret. Michel-Ange s’en excusait :

Mon cher seigneur, ne t’irrite pas de mon amour, qui s’adresse seulement à ce qu’il y a de meilleur en toi ;[25] car l’esprit de l’un doit s’éprendre de l’esprit de l’autre. Ce que je désire, ce que j’apprends dans ton beau visage, ne peut être compris des hommes ordinaires. Qui veut le comprendre doit d’abord mourir.[26]

Et certes, cette passion de la beauté n’avait rien que d’honnête.[27] Mais le sphinx de cet amour ardent et trouble,[28] et chaste malgré tout, ne laissait point d’être inquiétant et halluciné.

À ces amitiés morbides, — effort désespéré pour nier le néant de sa vie et pour créer l’amour dont il était affamé, — succéda par bonheur l’affection sereine d’une femme, qui sut comprendre ce vieil enfant, seul, perdu dans le monde, et fit rentrer dans son âme meurtrie un peu de paix, de confiance, de raison, et l’acceptation mélancolique de la vie et de la mort.

C’était en 1533 et 1534,[29] que l’amitié de Michel-Ange pour Cavalieri avait atteint son paroxysme. En 1535, il commença à connaître Vittoria Colonna.

Elle était née en 1492. Son père était Fabrizio Colonna, seigneur de Paliano, prince de Tagliacozzo. Sa mère, Agnès de Montefeltro, était fille du grand Federigo, prince d’Urbin. Sa race était une des plus nobles d’Italie, une de celles où s’était le mieux incarné le lumineux esprit de la Renaissance. À dix-sept ans, elle épousa le marquis de Pescara, Ferrante Francesco d’Avalos, grand général, — le vainqueur de Pavie. — Elle l’aima ; il ne l’aima point. Elle n’était pas belle.[30] Les médailles qu’on connaît d’elle montrent une figure virile, volontaire, et un peu dure : haut front, nez long et droit, lèvre supérieure courte et morose, lèvre inférieure légèrement avançante, bouche serrée, menton accusé.[31] Filonico Alicarnasseo, qui la connut et écrivit sa vie, laisse entendre, malgré tous les égards d’expressions dont il use, qu’elle était laide : « Quand elle fut mariée au marquis de Pescara, dit-il, elle s’appliqua à développer les dons de son esprit ; car, comme elle ne possédait pas grande beauté, elle s’instruisit dans les lettres, pour s’assurer l’immortelle beauté qui ne passe pas, comme l’autre. » — Elle était passionnément intellectuelle. Dans un sonnet, elle dit elle-même que « les sens grossiers, impuissants à former l’harmonie qui produit le pur amour des nobles âmes, n’éveillèrent jamais en elle plaisir ni souffrance… Claire flamme, ajoute-t-elle, éleva mon cœur si haut, que de basses pensées l’offensent ». — En rien, elle n’était faite pour être aimée du brillant et sensuel Pescara ; mais, comme le veut la déraison de l’amour, elle était faite pour l’aimer et pour en souffrir.

Elle souffrit cruellement, en effet, des infidélités de son mari, qui la trompait dans sa propre maison, au su et au vu de tout Naples. Cependant, quand il mourut, en 1525, elle ne s’en consola point. Elle se réfugia dans la religion et dans la poésie. Elle mena une vie claustrale à Rome, puis à Naples,[32] sans renoncer d’abord aux pensées du monde : elle ne cherchait la solitude, que pour pouvoir s’absorber dans le souvenir de son amour, qu’elle chanta dans ses vers. Elle était en relations avec tous les grands écrivains d’Italie, avec Sadolet, Bembo, Castiglione, qui lui confia le manuscrit de son Cortegiano, avec l’Arioste, qui la célébra dans son Orlando, avec Paul Jove, Bernardo Tasso, Lodovico Dolce. Depuis 1530, ses sonnets se répandirent dans toute l’Italie et lui conquirent une gloire unique, entre les femmes de son temps. Retirée à Ischia, elle chantait, sans se lasser, son amour transfiguré, dans la solitude de la belle île, au milieu de la mer harmonieuse.

Mais à partir de 1534, la religion la prit tout entière. L’esprit de réforme catholique, le libre esprit religieux qui tendait alors à régénérer l’Église, en évitant le schisme, s’empara d’elle. On ne sait si elle connut à Naples Juan de Valdès ;[33] mais elle fut bouleversée par les prédications de Bernardino Ochino de Sienne ;[34] elle fut l’amie de Pietro Carnesecchi,[35] de Giberti, de Sadolet, du noble Reginald Pole, et du plus grand de ces prélats réformateurs, qui constituèrent en 1536 le Collegium de emendandâ Ecclesiâ : le cardinal Gaspare Contarini,[36] qui s’efforça en vain d’établir l’unité avec les protestants, à la diète de Ratisbonne, et qui osait écrire ces fortes paroles :[37]

La loi du Christ est une loi de liberté… On ne peut appeler gouvernement ce dont la règle est la volonté d’un homme, enclin par nature au mal et poussé par d’innombrables passions. Non ! Toute souveraineté est une souveraineté de la raison. Elle a pour objet de conduire par les justes voies tous ceux qui lui sont soumis à leur juste but : le bonheur. L’autorité du pape est, elle aussi, une autorité de la raison. Un pape doit savoir que c’est sur des hommes libres qu’il exerce cette autorité. Il ne doit pas, à son gré, commander, ou défendre, ou dispenser, mais seulement d’après les règles de la raison, des divins Commandements, et de l’Amour : — une règle qui ramène tout à Dieu et au bien commun.

Vittoria fut une des âmes les plus exaltées de ce petit groupe idéaliste, où s’unissaient les plus pures consciences de l’Italie. Elle correspondit avec Renée de Ferrare et avec Marguerite de Navarre ; et Pier Paolo Vergerio, plus tard protestant, l’appelait « une des lumières de la vérité ». — Mais lorsque commença le mouvement de contre-réforme, dirigé par l’impitoyable Caraffa,[38] elle tomba dans un doute mortel. Elle était, comme Michel-Ange, une âme passionnée, mais faible : elle avait besoin de croire, elle était incapable de résister à l’autorité de l’Église. « Elle se faisait souffrir avec des jeûnes, des haires, tant qu’elle n’avait plus que la peau sur les os. »[39] Son ami, le cardinal Pole,[40] lui rendit la paix, en l’obligeant à se soumettre, à humilier l’orgueil de son intelligence, à s’oublier en Dieu. Elle le fit avec une ivresse du sacrifice… Si elle n’avait sacrifié qu’elle ! Mais elle sacrifiait ses amis avec elle, elle reniait Ochino, dont elle livrait les écrits à l’Inquisition de Rome ; comme Michel-Ange, cette grande âme était brisée par la peur. Elle noyait ses remords dans un mysticisme désespéré :

Vous avez vu le chaos d’ignorance où j’étais, et le labyrinthe d’erreurs où j’allais, le corps perpétuellement en mouvement pour trouver le repos, l’âme toujours agitée pour trouver la paix. Dieu a voulu qu’il me fût dit : Fiat lux ! et qu’il me fût montré que je n’étais rien, et que tout était en Christ.[41]

Elle appelait la mort, comme une délivrance. — Elle mourut, le 25 février 1547.

Ce fut à l’époque où elle était le plus pénétrée du libre mysticisme de Valdès et d’Ochino qu’elle fit la connaissance de Michel-Ange. Cette femme, triste et tourmentée, qui avait toujours besoin d’un guide sur qui s’appuyer, n’avait pas moins besoin d’un être plus faible et plus malheureux qu’elle, pour dépenser sur lui tout l’amour maternel dont son cœur était plein. Elle s’appliqua à cacher son trouble à Michel-Ange. Sereine en apparence, réservée, un peu froide, elle lui transmit la paix qu’elle demandait à d’autres. Leur amitié, ébauchée vers 1535, fut intime à partir de l’automne de 1538, et toute construite en Dieu. Vittoria avait quarante-six ans : il en avait soixante-trois. Elle habitait à Rome, au cloître de San-Silvestro in Capite, au-dessous de Monte Pincio. Michel-Ange habitait près de Monte Cavallo. Ils se réunissaient le dimanche dans l’église San-Silvestro au Monte Cavallo. Le frère Ambrogio Caterino Politi leur lisait les épîtres de saint Paul, qu’ils discutaient ensemble. Le peintre portugais François de Hollande nous a conservé le souvenir de ces entretiens dans ses quatre Dialogues sur la Peinture.[42] Ils sont le vivant tableau de cette amitié grave et tendre.

La première fois que François de Hollande alla à l’église San-Silvestro, il y trouva la marquise de Pescara, avec quelques amis, écoutant la lecture pieuse. Michel-Ange n’était point là. Quand l’Épître fut finie, l’aimable femme dit, en souriant, à l’étranger :

— François de Hollande aurait entendu plus volontiers, sans doute, un discours de Michel-Ange que cette prédication.

À quoi François, sottement blessé, répondit :

— Quoi, madame, semble-t-il donc à Votre Excellence que je n’aie de sens pour rien autre et que je ne sois bon qu’à peindre ?

— Ne soyez pas si susceptible, messer Francesco, — dit Lattanzio Tolomei, — la marquise est justement convaincue qu’un peintre est bon à tout. Tant nous estimons la peinture, nous autres Italiens ! Mais peut-être a-t-elle dit cela pour ajouter au plaisir que vous avez eu celui d’entendre Michel-Ange.

François se confond alors en excuses, et la marquise dit à un de ses serviteurs :

— Va chez Michel-Ange, et dis-lui que moi et messer Lattanzio nous sommes restés, après la fin du service religieux, dans cette chapelle où il fait une agréable fraîcheur ; s’il veut bien perdre un peu de son temps, ce sera grand profit pour nous… Mais, — ajouta-t-elle, connaissant la sauvagerie de Michel-Ange, — ne lui dis pas que François de Hollande, l’Espagnol, est ici.

En attendant le retour de l’envoyé, ils restent à causer, cherchant par quel moyen ils amèneront Michel-Ange à parler de peinture, sans qu’il s’aperçoive de leur intention ; car s’il la remarquait, il se refuserait aussitôt à poursuivre l’entretien.

Il y eut un petit instant de silence. On heurta à la porte. Nous exprimâmes tous la crainte que le maître ne vînt pas, puisque la réponse était si prompte. Mais mon étoile voulut que Michel-Ange, qui habitait tout près, fut justement en chemin, dans la direction de San Silvestro ; il allait par la via Esquilina, vers les Thermes, en philosophant avec son disciple Urbino. Et comme notre envoyé l’avait rencontré et ramené, c’était lui-même qui se tenait en personne sur le seuil. La marquise se leva, et resta longtemps en conversation avec lui, debout, à part des autres, avant qu’elle l’invitât à prendre place entre Lattanzio et elle.

François de Hollande s’assit à côté de lui ; mais Michel-Ange ne fit aucune attention à son voisin, — ce qui le piqua vivement : François dit, d’un air vexé :

Vraiment, le plus sûr moyen de n’être pas vu de quelqu’un consiste à se mettre droit en face de ses yeux.

Michel-Ange, étonné, le regarda, et s’excusa aussitôt, avec une grande courtoisie :

— Pardonnez, messer Francesco ; en vérité, je ne vous avais pas remarqué, parce que je n’avais d’yeux que pour la marquise.

Cependant Vittoria, après une petite pause, commença, avec un art qu’on ne pouvait assez vanter, à parler de mille choses, d’une façon adroite et discrète, sans toucher à la peinture. On eût dit quelqu’un qui assiège une ville forte, avec peine et avec art ; et Michel-Ange avait l’air d’un assiégé vigilant et défiant, qui met ici des postes, qui lève là les ponts, qui place ailleurs des mines, et qui tient la garnison en éveil aux portes et sur les murs. Mais enfin, la marquise l’emporta. Et vraiment, personne n’aurait pu se défendre d’elle.

— Allons, — dit-elle, — il faut bien reconnaître qu’on est toujours vaincu, quand on attaque Michel-Ange avec ses propres armes, c’est-à-dire avec la ruse. Il faudra, messer Lattanzio, que nous parlions avec lui de procès, de brefs du pape, ou bien… de peinture, si nous voulons le réduire au silence, et avoir le dernier mot.

Ce détour ingénieux amène la conversation sur le terrain de l’art. Vittoria entretient Michel-Ange d’une construction pieuse, qu’elle a le projet d’élever ; et aussitôt Michel-Ange s’offre à examiner l’emplacement, pour ébaucher un plan.

— Je n’aurais pas osé vous demander un si grand service, — répond la marquise, — bien que je sache que vous suivez en tout l’enseignement du Sauveur, qui abaissait les superbes et élevait les humbles… Aussi, ceux qui vous connaissent estiment la personne de Michel-Ange plus encore que ses œuvres, au lieu que ceux qui ne vous connaissent pas personnellement célèbrent la plus faible partie de vous-même, c’est-à-dire les œuvres de vos mains. Mais je ne loue pas moins que vous vous retiriez si souvent à l’écart, fuyant nos conversations inutiles, et qu’au lieu de peindre tous les princes qui viennent vous en prier, vous ayez consacré presque toute votre vie à une seule grande œuvre.

Michel-Ange décline modestement ces compliments, et exprime son aversion pour les bavards et les oisifs, — grands seigneurs ou papes, — qui se croient permis d’imposer leur société à un artiste, quand déjà il n’a pas assez de sa vie pour accomplir sa tâche.

Puis, l’entretien passe aux plus hauts sujets de l’art, que la marquise traite avec une gravité religieuse. Une œuvre d’art, pour elle, comme pour Michel-Ange, est un acte de foi.

— La bonne peinture, — dit Michel-Ange, — s’approche de Dieu et s’unit à lui… Elle n’est qu’une copie de ses perfections, une ombre de son pinceau, sa musique, sa mélodie… Aussi, ne suffit-il point que le peintre soit un grand et habile maître. Je pense bien plutôt que sa vie doit être pure et sainte, autant que possible, afin que le Saint-Esprit gouverne ses pensées…[43]

Ainsi le jour s’écoule, en ces conversations vraiment sacrées, d’une sérénité majestueuse, dans le cadre de l’église San-Silvestro, à moins que les amis ne préfèrent continuer l’entretien dans le jardin, que nous décrit François de Hollande, « près de la fontaine, à l’ombre des buissons de lauriers, assis sur un banc de pierre adossé à un mur tout tapissé de lierre », d’où ils dominaient Rome, se déroulant à leurs pieds.[44]

Ces beaux entretiens ne durèrent malheureusement point. La crise religieuse par laquelle passait la marquise de Pescara les rompit brusquement. En 1541, elle quitta Rome, pour s’enfermer dans un cloître, à Orvieto, puis à Viterbe.

Mais souvent elle partait de Viterbe, et elle venait à Rome, uniquement pour voir Michel-Ange. Il était épris de son divin esprit, et elle le lui rendait bien. Il reçut d’elle et garda beaucoup de lettres, pleines d’un chaste et très doux amour, et telles que cette âme noble pouvait les écrire.[45]

Sur son désir, ajoute Condivi, il exécuta un Christ nu, qui, détaché de la croix, tomberait comme un cadavre inerte, aux pieds de sa sainte mère, si deux anges ne le soutenaient par les bras. Elle est assise sous la croix ; son visage pleure et souffre ; et, les deux bras ouverts, elle lève les mains au ciel. Sur le bois de la croix, on lit ces mots : Non vi si pensa quanto sangue costa[46]. — Par amour pour Vittoria, Michel-Ange dessina aussi Jésus-Christ en croix, non pas mort, comme on le représente d’habitude, mais vivant, le visage tourné vers son Père, et criant : « Eli ! Eli ! » Le corps ne s’abandonne pas, sans volonté ; il se tord et se crispe dans les dernières souffrances de l’agonie.

Peut-être Vittoria a-t-elle également inspiré les deux dessins sublimes de la Résurrection, qui sont au Louvre et au British Museum. — Dans celui du Louvre, le Christ herculéen a rejeté avec furie la lourde dalle du tombeau ; il a encore une jambe dans la fosse, et, la tête levée, les bras levés, il se précipite vers le ciel, dans un élan de passion, qui rappelle un des Captifs du Louvre. Retourner à Dieu ! Quitter ce monde, ces hommes, qu’il ne regarde même pas, et qui rampent à ses pieds, stupides, épouvantés ! S’arracher au dégoût de cette vie, enfin, enfin !… — Le dessin du British Museum a plus de sérénité. Le Christ est sorti du tombeau : il plane, son corps vigoureux flotte dans l’air qui le caresse ; les bras croisés, la tête renversée en arrière, les yeux fermés, en extase, il monte dans la lumière, comme un rayon de soleil.

Ainsi Vittoria rouvrit à l’art de Michel-Ange le monde de la foi. Elle fit plus encore : elle donna l’essor à son génie poétique, que l’amour de Cavalieri avait réveillé.[47] Non seulement elle l’éclaira sur les révélations religieuses, dont il avait l’obscur pressentiment ; mais, comme l’a montré Thode, elle lui donna l’exemple de les chanter dans ses vers. C’est dans les premiers temps de leur amitié que parurent les premiers Sonnets spirituels de Vittoria.[48] Elle les envoyait à son ami, à mesure qu’elle les écrivait.[49]

Il y puisait une douceur consolante, une vie nouvelle. Un beau sonnet, qu’il lui adressa, en réponse, témoigne de sa reconnaissance attendrie :

Bienheureux esprit qui, par un ardent amour, retiens en vie mon vieux cœur, près de mourir, et qui, parmi tes biens et tes plaisirs, me distingues seul entre tant de plus nobles êtres, — telle tu apparus autrefois à mes yeux, telle maintenant à mon âme tu te montres, afin de me consoler… C’est pourquoi, recevant ce bienfait de toi qui penses à moi dans mes soucis, je t’écris pour te remercier. Car ce serait grande présomption et grand honte, si je prétendais te donner de misérables peintures en échange de tes créations belles et vivantes.[50]

Dans l’été de 1544, Vittoria revint habiter à Rome, au cloître Santa Anna, et elle y resta jusqu’à sa mort. Michel-Ange allait la voir. Elle pensait affectueusement à lui, elle cherchait à mettre un peu d’agrément et de confort dans sa vie, à lui faire en secret quelques petits cadeaux. Mais l’ombrageux vieillard, « qui ne voulait accepter de présents de personne »,[51] même de ceux qu’il aimait le mieux, refusait de lui faire ce plaisir.

Elle mourut. Il la vit mourir, et il dit ce mot touchant, qui montre quelle chaste réserve avait gardée leur grand amour :

« Rien ne me désole tant que de penser que je l’ai vue morte, et que je ne lui ai pas baisé le front et le visage, comme j’ai baisé sa main. »[52]

« Cette mort, — dit Condivi, — le rendit pour longtemps tout à fait stupide : il semblait avoir perdu le sens. »

« Elle me voulait un très grand bien, disait-il tristement plus tard, et moi de même. (Mi voleva grandissimo bene, e io non meno a lei.) La mort m’a ravi un grand ami. »

Il écrivit sur cette mort deux sonnets. L’un, tout imprégné de l’esprit platonicien, est d’une rude préciosité, d’un idéalisme halluciné ; il semble une nuit sillonnée d’éclairs. Michel-Ange compare Vittoria au marteau du sculpteur divin, qui fait jaillir de la matière les sublimes pensées :

Si mon rude marteau façonne les durs rochers tantôt à une image et tantôt à une autre, c’est de la main qui le tient, le conduit et le guide, qu’il reçoit le mouvement ; il va, poussé par une force étrangère. Mais le marteau divin qui dans le ciel se dresse, crée sa propre beauté et la beauté des autres par son unique force. Aucun autre marteau ne peut se créer sans marteau ; celui-là seul fait vivre tous les autres. Et parce que le coup qu’il frappe sur l’enclume est d’autant plus fort que le marteau se lève plus haut dans la forge, celui-là s’est levé au-dessus de moi, jusqu’au ciel. C’est pourquoi il mènera mon œuvre à bonne fin, si la forge divine lui prête maintenant son aide. Jusqu’ici, sur la terre, il était seul.[53]

L’autre sonnet est plus tendre, et proclame la victoire de l’amour sur la mort :

Quand celle qui m’a arraché tant de soupirs s’est dérobée au monde, à mes yeux, à elle-même, la nature qui nous avait jugés dignes d’elle tomba dans la honte, et tous ceux qui le virent, dans les pleurs. — Mais que la mort ne se vante pas aujourd’hui d’avoir éteint ce soleil des soleils, comme elle a fait des autres ! Car Amour a vaincu, et la fait revivre sur terre et dans le ciel, parmi les saints. La mort inique et criminelle croyait étouffer l’écho de ses vertus et ternir la beauté de son âme. Ses écrits ont fait le contraire : ils l’illuminent de plus de vie qu’elle n’en eut en sa vie ; et par la mort, elle a conquis le ciel, qu’elle n’avait pas encore.[54]

C’est pendant cette grave et sereine amitié,[55] que Michel-Ange exécuta ses dernières grandes œuvres de peinture et de sculpture : le Jugement Dernier, les fresques de la Chapelle Pauline, et — enfin — le Tombeau de Jules II.

Quand Michel-Ange avait quitté Florence, en 1534, pour s’installer à Rome, il pensait, délivré de tous ses autres travaux par la mort de Clément VII, pouvoir terminer en paix le tombeau de Jules II, puis mourir, la conscience déchargée du fardeau qui avait pesé sur toute sa vie. Mais, à peine arrivé, il se laissa remettre à la chaîne par des maîtres nouveaux.

Paul III le fit appeler et le pria de le servir… Michel-Ange refusa, disant qu’il ne pouvait ; car il était lié par contrat avec le duc d’Urbin, jusqu’à ce que le tombeau de Jules fût achevé. Alors le pape se mit en colère et dit : « Depuis trente ans, j’ai ce désir ; et, maintenant que je suis pape, je ne pourrais pas le satisfaire ? Je déchirerai le contrat, et je veux que tu me serves, en dépit de tout. »[16]

Michel-Ange fut sur le point de fuir.

Il songea à se réfugier près de Gênes, dans une abbaye de l’évêque d’Aleria, qui était son ami, et qui avait été celui de Jules II : il eût terminé là commodément son œuvre, dans le voisinage de Carrare. L’idée lui vint aussi de se retirer à Urbin, qui était un lieu paisible, et où il espérait être bien vu, en souvenir de Jules II : il y avait déjà envoyé, dans cette intention, un de ses gens pour acheter une maison.[52]

Mais, au moment de se décider, la volonté lui manquait, comme toujours ; il craignait les conséquences de ses actes, il se flattait de l’éternelle illusion, éternellement déçue, qu’il pourrait s’en tirer par quelque compromis. Il se laissa de nouveau attacher, et il continua de traîner son boulet jusqu’à la fin.

Le premier septembre 1535, un bref de Paul III le nomma architecte en chef, sculpteur et peintre du palais apostolique. Depuis le mois d’avril précédent, Michel-Ange avait accepté de travailler au Jugement Dernier.[56] Il fut entièrement occupé par cette œuvre, d’avril 1536 à novembre 1541, c’est-à-dire pendant le séjour de Vittoria à Rome. Au cours de cette énorme tâche, — sans doute, en 1539, — le vieillard tomba d’échafaudage, et se blessa grièvement à la jambe. « De douleur et de colère, il ne voulut être soigné par aucun médecin. »[16] Il détestait les médecins, et manifestait dans ses lettres une inquiétude comique, quand il apprenait qu’un des siens avait eu l’imprudence de s’adresser à leurs soins.

Heureusement pour lui, après sa chute, maître Baccio Rontini de Florence, son ami, qui était un médecin de beaucoup d’esprit et qui lui était fort attaché, eut pitié de lui, et alla, un jour, frapper à la porte de sa maison. Personne ne lui répondant, il monta, et chercha de chambre en chambre, jusqu’à ce qu’il arrivât dans celle où Michel-Ange était couché. Celui-ci fut au désespoir, quand il le vit. Mais Baccio ne voulut plus partir et ne le quitta plus que lorsqu’il l’eut guéri.[16]

Comme autrefois Jules II, Paul III venait voir peindre Michel-Ange, et donnait son avis. Il était accompagné de son maître des cérémonies, Biagio da Cesena. Un jour, il demanda à ce dernier ce qu’il pensait de l’œuvre. Biagio, qui était, dit Vasari, une très scrupuleuse personne, déclara qu’il était souverainement inconvenant d’avoir représenté en un lieu aussi solennel tant de nudités indécentes ; c’était là, ajoutait-il, une peinture bonne à décorer une salle de bains, ou une auberge. Michel-Ange, indigné, portraitura de mémoire Biagio, après qu’il fut sorti ; il le représenta dans l’Enfer, sous la forme de Minos, avec un grand serpent enroulé autour des jambes, au milieu d’une montagne de diables. Biagio se plaignit au pape. Paul III se moqua de lui : « Si encore, lui dit-il, Michel-Ange t’avait mis au Purgatoire, j’aurais pu faire quelque chose pour te sauver ; mais il t’a placé en Enfer ; et là, je ne peux rien : en Enfer, il n’y a aucune rédemption. »[16]

Biagio ne fut pas le seul à trouver indécentes les peintures de Michel-Ange. L’Italie se faisait prude ; et le temps n’était pas loin où Véronèse allait être traduit devant l’Inquisition pour l’inconvenance de sa Cène chez Simon.[57] Il ne manqua pas de gens pour crier au scandale, devant le Jugement Dernier. Celui qui cria le plus fort fut l’Arétin. Le maître pornographe entreprit de donner des leçons de décence au chaste Michel-Ange.[58] Il lui écrivit une lettre de Tartuffe impudent.[59] Il l’accusait de représenter « des choses à faire rougir une maison de débauche », et il le dénonçait pour impiété à l’Inquisition naissante ; « car ce serait un moindre crime de ne pas croire, disait-il, que d’attenter ainsi à la foi chez autrui ». Il engageait le pape à détruire la fresque. Il mêlait à ses dénonciations de luthéranisme d’ignobles insinuations contre les mœurs de Michel-Ange ;[60] et, pour achever, il l’accusait d’avoir volé Jules II. À cette infâme lettre de chantage,[61] où tout ce qu’il y avait de plus profond dans l’âme de Michel-Ange : — sa piété, son amitié, son sentiment de l’honneur, — était sali et outragé, — à cette lettre, que Michel-Ange ne put lire sans rire de mépris et sans pleurer de honte, il ne répondit rien. Sans doute en pensa-t-il ce qu’il disait de certains ennemis, dans son dédain écrasant : « qu’il ne valait pas la peine de les combattre ; car la victoire sur eux n’a aucune importance ». — Et quand les idées de l’Arétin et de Biagio sur son Jugement Dernier eurent gagné du terrain, il ne fit rien pour répondre, rien pour les arrêter. Il ne dit rien, quand son œuvre fut traitée d’ « ordure luthérienne ».[62] Il ne dit rien, quand Paul IV voulut jeter à bas la fresque.[63] Il ne dit rien, quand, sur l’ordre du pape, Daniel de Volterre « culotta » ses héros.[64] — On lui demanda son avis. Il répondit sans colère, avec un mélange d’ironie et de pitié : « Dites au pape que c’est là une petite chose, qu’il est bien facile de mettre en ordre. Que Sa Sainteté veille seulement à mettre le monde en ordre : arranger une peinture ne coûte pas grand peine. » — Il savait dans quelle ardente foi il avait accompli cette œuvre, parmi les religieux entretiens de Vittoria Colonna, et sous l’égide de cette âme immaculée. Il eût rougi de défendre la chaste nudité de ses pensées héroïques contre les sales soupçons et les sous-entendus des hypocrites et des cœurs bas.

Quand la fresque de la Sixtine fut terminée,[65] Michel-Ange crut enfin avoir le droit d’achever le monument de Jules II. Mais le pape insatiable exigea que le vieillard de soixante-dix ans peignît les fresques de la Chapelle Pauline.[66] Peu s’en fallut qu’il ne mît la main sur quelques-unes des statues destinées au tombeau de Jules II, afin de les faire servir à l’ornement de sa propre chapelle. Michel-Ange dut s’estimer heureux qu’on lui permît de signer un cinquième et dernier contrat avec les héritiers de Jules II. Par ce contrat, il livrait ses statues achevées,[67] et payait deux sculpteurs pour terminer le monument : moyennant quoi, il était déchargé de toute autre obligation pour toujours.

Il n’était pas au bout de ses peines. Les héritiers de Jules II continuèrent de lui réclamer âprement l’argent, qu’ils prétendaient lui avoir été autrefois déboursé. Le pape lui faisait dire de n’y pas penser, et d’être tout à son travail de la Chapelle Pauline. « Mais, répondait-il,

« Mais, répondait-il, on peint avec la tête et non avec les mains ; qui n’a pas ses pensées à soi se déshonore : c’est pourquoi je ne fais rien de bon, tant que j’ai ces préoccupations… J’ai été enchaîné à ce tombeau, toute ma vie ; j’ai perdu toute ma jeunesse à tâcher de me justifier devant Léon X et Clément VII ; j’ai été ruiné par ma trop grande conscience. Ainsi le veut mon destin ! Je vois beaucoup de gens, qui se sont fait des rentes de 2 à 3.000 écus ; et moi, après de terribles efforts, je suis seulement parvenu à être pauvre. Et l’on me traite de voleur !… Devant les hommes, — (je ne dis pas devant Dieu), — je me tiens pour un honnête homme ; je n’ai jamais trompé personne… Je ne suis pas un voleur, je suis un bourgeois florentin, de noble naissance, et fils d’un homme honorable… Quand je dois me défendre contre des coquins, je deviens fou, à la fin !…[68]

Pour désintéresser ses adversaires, il termina de sa main les statues de la Vie active et de la Vie contemplative, bien qu’il n’y fût pas forcé par son contrat.

Enfin, le monument de Jules II fut inauguré à San Pietro in Vincoli, en janvier 1545. Que restait-il du beau plan primitif ? — Le seul Moïse, qui en devenait le centre, après n’en avoir été autrefois qu’un détail. Caricature d’un grand projet !

Du moins, c’était fini. Michel-Ange était délivré du cauchemar de toute sa vie.

  1. Poésies, LIX.
  2. Le petit-neveu de Michel-Ange, dans sa première édition des Rime, en 1623, n’osa pas publier exactement les poésies à Toramaso dei Cavalieri. Il laissait croire qu’elles étaient adressées à une femme. Jusqu’aux récents travaux de Scheffler et Symmonds, Cavalieri passait pour un nom supposé, qui cachait Vittoria Colonna.
  3. Lettre de Michel-Ange à un personnage inconnu (octobre 1542). Lettres, édition Milanesi, CDXXXV.
  4. Donato Giannotti : Dialogi, 1545.
  5. Poésies, CXXXXI.
  6. Gherardo Perini fut spécialement visé par les attaques de l’Arétin. Frey a publié de lui quelques lettres très tendres, de 1522 : «… che avendo di voi lettera, mi paia chon esso voi essere, che altro desiderio non o. » ( «… Quand j’ai une lettre de vous, il me semble être avec vous : ce qui est mon désir unique. » ) Il signe : « vostro come figliuolo. » ( « Votre comme un fils. » ) — Une belle poésie de Michel-Ange sur la douleur de l’absence et de l’oubli semble lui être adressée :

    « Tout près d’ici, mon amour m’a ravi le cœur et la vie. Ici, ses beaux yeux m’ont promis leur aide, et puis me l’ont retirée. Ici il m’a lié, ici il m’a délié. Ici, j’ai pleuré, et, avec un deuil infini, j’ai vu de cette pierre partir celui qui m’a pris à moi-même, et qui n’a plus voulu de moi. »

    Voir aux Annexes, XII. — Poésies, XXXV.

  7. Henry Thode, qui, dans son ouvrage sur Michel-angelo und das Ende der Renaissance, ne résiste pas au désir de construire son héros de la façon la plus belle, fût-ce parfois aux dépens de la vérité, place après l’amitié pour Gherardo Perini, l’amitié pour Febo di Poggio, de façon à s’élever, par degrés, jusqu’à l’amitié pour Tommaso dei Cavalieri, parce qu’il ne peut admettre que Michel-Ange soit redescendu de l’amour le plus parfait à l’affection d’un Febo. Mais, en réalité, Michel-Ange était déjà en relations depuis plus d’un an avec Cavalieri, quand il s’éprit de Febo et quand il lui écrivit les humbles lettres (de décembre 1533 d’après Thode, ou de septembre 1534 d’après Frey) et les poésies absurdes et délirantes, où il joue sur les noms de Febo et de Poggio (Frey, CIII, CIV) : — lettres et poésies auxquelles le petit drôle répondait par des demandes d’argent. (Voir Frey, édition des Poésies de Michel-Ange, page 526) — Quant à Cecchino dei Bracci, l’ami de son ami Luigi dei Riccio, Michel-Ange ne le connut que plus de dix ans après Cavalieri. Cecchino était fils d’un banni florentin, et mourut prématurément à Rome en 1544. Michel-Ange écrivit en mémoire de lui quarante-huit épigrammes funéraires, d’un idéalisme idolâtre, si l’on peut dire, et dont quelques-unes sont d’une sublime beauté. Ce sont peut-être les poésies les plus sombres que Michel-Ange ait jamais écrites. — (Voir aux Annexes, XIII)
  8. Benedetto Varchi : Due lezzioni. 1549.
  9. Lettre de Tommaso dei Cavalieri à Michel-Ange (premier janvier 1533).
  10. Voir surtout la réponse que fit Michel-Ange à la première lettre de Cavalieri, le jour même où il la reçut (premier janvier 1533). On a de cette lettre trois brouillons fiévreux. Dans un post-scriptum à un de ces brouillons, Michel-Ange écrit : « Il serait bien permis de donner le nom des choses dont un homme fait présent à celui qui les reçoit ; mais par égard aux convenances, cela n’arrive pas dans cette lettre. » — Il est clair qu’il s’agit du mot : amour.
  11. Lettre de Michel-Ange à Cavalieri (premier janvier 1533).
  12. Brouillon d’une lettre de Michel-Ange à Cavalieri (28 juillet 1533).
  13. Lettre de Michel-Ange à Cavalieri (28 juillet 1533).
  14. Lettre de Michel-Ange à Bartolommeo Angiolini.
  15. Lettre de Michel-Ange à Sébastien del Piombo.
  16. a, b, c, d et e Vasari.
  17. Varchi en commenta deux en public, et il les publia dans ses Due Lezzioni. — Michel-Ange ne faisait pas mystère de son amour. Il en parlait à Bartolommeo Angiolini, à Sébastien del Piombo. De telles amitiés ne surprenaient personne. Quand mourut Cecchino del Bracci, Riccio cria son amour et son désespoir à tous : « Ah ! mon ami Donato ! Notre Cecchino est mort. Tout Rome pleure, Michel-Ange fait pour moi le dessin d’un monument. Écrivez-moi, je vous prie, l’épitaphe, et envoyez-moi une lettre consolante : mon chagrin m’a perdu l’esprit. Patience ! Je vis avec mille et mille morts en chaque heure. Ô Dieu ! Comme la Fortune a changé d’aspect ! » (Lettre à Donato Giannotti. Janvier 1544) — « Dans mon sein, je portais mille âmes d’amants », fait dire Michel-Ange à Cecchino dans une de ses épigrammes funéraires. (Poésies, édition Frey, LXXIII, 12)
  18. Scheffler.
  19. Poésies, CIX, 19. Voir aux Annexes, XIV.
  20. Poésies, XLIV. — Voir aux Annexes, XV.
  21. Poésies, LII. — Voir aussi, LXXVI. À la fin du sonnet, Michel-Ange joue sur le nom de Cavalieri :
    Resto prigion d’un Cavalier armato.
    (Je suis prisonnier d’un cavalier armé.)
  22. Onde al mio viver lieto, che m’ha tolto
    (Poésies, CIX, 18)
  23. Il desiato mie dolce signiore
    (Ibid., L)
  24. Un freddo aspetto
    (Ibid., CIX, 18)
  25. Le texte exact dit : « Ce que toi-même tu aimes le mieux en toi. »
  26. Voir aux Annexes, XVI.
  27. Il foco onesto, che m’arde… (Poésies, L)
    La casta voglia, che ’l cor dentro inflamma… (Ibid., XLIII)
  28. Dans un sonnet, Michel-Ange voudrait que sa peau pût servir à vêtir celui qu’il aime. Il voudrait être les souliers, qui portent ses pieds de neige. — (Voir aux Annexes, XVII)
  29. Surtout entre juin et octobre 1533, où Michel-Ange, revenu à Florence, était éloigné de Cavalieri.
  30. Les beaux portraits où l’on a prétendu la reconnaître n’ont aucune authenticité. — Tel, le dessin fameux des Uffizi, où Michel-Ange a représenté une jeune femme casquée. Tout au plus, a-t-il pu subir, en le faisant, l’influence inconsciente du souvenir de Vittoria, idéalisée et rajeunie ; car la figure des Uffizi a les traits réguliers de Vittoria et son expression sévère. L’œil est préoccupé, grand, et le regard dur. Le cou est nu, les seins découverts. L’expression est d’une violence froide et concentrée.
  31. Ainsi la représente une médaille anonyme, reproduite dans le Carteggio di Vittoria Colonna (publié par Ermanno Ferrero et Giuseppe Müller). Telle Michel-Ange la vit, sans doute. Ses cheveux sont cachés par une grande coiffe rayée ; elle porte une robe sévèrement fermée, avec une échancrure au cou.

    Une autre médaille anonyme la montre jeune et idéalisée. (Reproduite dans Müntz : Histoire de l’Art pendant la Renaissance, III, 248, et dans l’Œuvre et la Vie de Michel-Ange, publiée par la Gazette des Beaux-Arts.) Elle a les cheveux relevés et noués par un ruban au-dessus du front ; une boucle tombe sur la joue, de fines nattes sur la nuque. Le front est haut et droit ; l’œil regarde avec une attention un peu lourde ; le nez long et régulier a la narine grosse ; les joues sont pleines, l’oreille large et bien faite ; le menton droit et fort est levé ; le cou nu, un léger voile autour ; les seins nus. L’air est indifférent et boudeur.

    Ces deux médailles, faites à deux âges de la vie présentent comme traits communs, le froncement de la narine et de la lèvre supérieure, un peu maussade ; et la bouche petite, silencieuse, méprisante. L’ensemble de la figure dénote un calme sans illusions, sans joie.

    Frey a cru, d’une façon un peu hasardeuse, retrouver l’image de Vittoria dans un étrange dessin de Michel-Ange, au revers d’un sonnet : — beau et triste dessin, que Michel-Ange n’eût, en ce cas, voulu laisser voir à personne. — Elle est âgée, nue jusqu’à mi-corps, les mamelles vides et pendantes ; la tête n’a point vieilli, elle est droite, pensive et fière ; un collier entoure le cou long et fin ; les cheveux, relevés, sont enfermés dans un bonnet, attaché sous le menton, et qui cache les oreilles et fait casque. En face d’elle, une tête de vieillard, qui ressemble à Michel-Ange, la regarde, — pour la dernière fois. — Elle venait de mourir, quand il fit ce dessin. Le sonnet qui l’accompagne est la belle poésie sur la mort de Vittoria : « Quand’ el ministro de sospir mie tanti… » — Frey a reproduit le dessin dans son édition des Poésies de Michel-Ange, page 385.

  32. Elle avait alors pour conseiller spirituel Matteo Giberti, évêque de Vérone, qui fut un des premiers à tenter la rénovation de l’Église catholique. Le secrétaire de Giberti était le poète Francesco Berni.
  33. Juan de Valdès, fils d’un secrétaire intime de Charles-Quint, et établi à Naples en 1534, y fut le chef du mouvement réformateur. Nobles et grandes dames se groupèrent autour de lui. Il publia de nombreux écrits, dont les principaux furent les Cento e dieci divine considerazioni (Bâle, 1550), et un Aviso sobre las interpretes de la Sagrada Escritura. Il croyait à la justification seulement par la foi, et subordonnait l’instruction par l’Écriture à l’illumination par le Saint-Esprit. Il mourut en 1541. On dit qu’il eut à Naples plus de trois mille adhérents.
  34. Bernardino Ochino, grand prédicateur, et vicaire général des capucins, en 1539, devint l’ami de Valdès, qui subit son influence ; malgré les dénonciations, il continua ses prêches audacieux à Naples, à Rome, à Venise, soutenu par le peuple contre les interdictions de l’Église, Jusqu’en 1542, où sur le point d’être frappé comme luthérien, il s’enfuit de Florence à Ferrare, et de là à Genève, où il passa au protestantisme. Il était ami intime de Vittoria Colonna ; et, sur le point de quitter l’Italie, il lui annonça sa résolution dans une lettre confidentielle.
  35. Pietro Carnesecchi de Florence, protonotaire de Clément VII, ami et disciple de Valdès, fut une première fois cité devant l’Inquisition en 1546, et brûlé à Rome en 1567. Il était resté en relations avec Vittoria Colonna, jusqu’à la mort de celle-ci.
  36. Gaspare Contarini, d’une grande famille vénitienne, fut d’abord ambassadeur de Venise auprès de Charles-Quint, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Espagne, puis auprès de Clément VII, de 1528 à 1530. Il fut nommé cardinal par Paul III, en 1533, et légat en 1541 à la diète de Ratisbonne. Il ne réussit pas à s’entendre avec les protestants, et se rendit suspect aux catholiques. Il revint, découragé, et mourut à Bologne, en août 1542. Il avait composé de nombreux écrits : De immortalitate animae, — Compendium primae philosophiae, et un traité de la Justification, où il était très près des idées protestantes sur la grâce.
  37. Citées par Henri Thode.
  38. Giampietro Caraffa, évêque de Chieti, fonda en 1524 l’ordre des Théatins, et, à partir de 1528, commença à Venise l’œuvre de contre-réforme, qu’il devait poursuivre avec une implacable rigueur, comme cardinal, puis comme pape, sous le nom de Paul IV, depuis 1555. — En 1540, fut autorisé l’ordre des Jésuites ; en juillet 1542, le tribunal de l’Inquisition fut institué en Italie, avec pleins pouvoirs contre les hérétiques ; et en 1545, s’ouvrit le concile de Trente. C’était la fin du libre catholicisme, rêvé par les Contarini, les Giberti et les Pole.
  39. Déposition de Carnesecchi devant l’Inquisition, en 1566.
  40. Reginald Pole, de la maison d’York, avait dû fuir l’Angleterre, où il était entré en conflit avec Henry VIII ; il passa à Venise en 1532, y devint l’ami enthousiaste de Contarini, fut fait cardinal par Paul III, et légat du patrimoine de Saint-Pierre. D’un grand charme personnel et d’un esprit conciliant, il se soumit à la contre-réforme, et ramena à l’obéissance beaucoup des libres esprits du groupe de Contarini, qui étaient prêts à passer au protestantisme. Vittoria Colonna se mit entièrement sous sa direction, à Viterbe, de 1541 à 1544. — En 1554, Pole retourna comme légat en Angleterre, où il devint archevêque de Canterbury, et mourut en 1558.
  41. Lettre de Vittoria Colonna au cardinal Morone (22 décembre 1543). — Voir sur Vittoria Colonna l’ouvrage d’Alfred de Reumont, et le second volume du Michelangelo de Thode.
  42. Francisco de Hollanda : Quatre entretiens sur la peinture, tenus à Rome en 1538–1539, — composés en 1548, — et publiés par Joachim de Vasconcellos. — Traduction française dans les Arts en Portugal, par le comte A. Raczynski, 1846. Paris, Renouard.
  43. 1re partie du Dialogue sur la peinture dans la ville de Rome.
  44. Ibid. Troisième partie. — Le jour de cette entretien, Octave Farnèse, neveu de Paul III, épousait Marguerite, veuve d’Alexandre de Médicis. À cette occasion, un cortège triomphal, — douze chars à l’antique, — défilait sur la place Navone, où la foule s’écrasait. Michel-Ange s’était réfugié avec ses amis dans la paix de San-Silvestro, au-dessus de la ville.
  45. Condivi. — Ce ne sont pas, à dire vrai, les lettres que nous avons conservées de Vittoria, et qui sont nobles sans doute, mais un peu froides. — Il faut penser que de toute cette correspondance, nous ne possédons plus que cinq lettres, d’Orvieto et de Viterbe, et trois lettres, de Rome, entre 1539 et 1541.
  46. Ce dessin, comme l’a montré M. A. Grenier, fut la première image inspiratrice des diverses Pietà, que Michel-Ange sculpta plus tard : celle de Florence (1550–1555), la Pietà Rondanini (1563), et celle, récemment retrouvée, à Palestrina (entre 1555 et 1560). — Se rattachent encore à cette conception, des esquisses, à la Bibliothèque d’Oxford, et la Mise au Tombeau de la National Gallery.

    Voir A. Grenier : Une Pietà inconnue de Michel-Ange à Palestrina, Gazette des Beaux-Arts, mars 1907. — On trouvera dans cet article les reproductions des différentes Pietà.

  47. C’est alors que Michel-Ange pensa à publier un recueil de ses poésies. Ses amis Luigi del Riccio et Donalo Giannotti lui en donnèrent l’idée. Jusque-là, il n’avait pas attaché grande importance à ce qu’il écrivait. Giannotti s’occupa de cette publication, vers 1545. Michel-Ange fit un choix parmi ses vers ; et ses amis les recopièrent. Mais la mort de Riccio, en 1546, et de Vittoria, en 1547, le détourna de cette idée, qui lui sembla une vanité dernière. Ses poésies ne furent pas publiées de son vivant, sauf un petit nombre, qui parurent dans des ouvrages de Varchi, Giannotti, Vasari, etc. Mais elles circulaient de main en main. Les plus grands compositeurs : Archadelt, Tromboncino, Consilium, Costanzo Festa, les mirent en musique. Varchi lut et commenta un des sonnets, en 1540, devant l’Académie de Florence. Il y trouvait « la pureté antique et la plénitude de pensées de Dante ».

    Michel-Ange était nourri de Dante. « Personne ne le comprenait mieux, dit Giannotti, et ne possédait plus parfaitement son œuvre. » Personne ne lui a adressé un plus magnifique hommage que le beau sonnet : « Dal ciel discese… » (Poésies, CIX, 37) — Il ne connaissait pas moins Pétrarque, Cavalcanti, Cino da Pistoja, et les classiques de la poésie italienne. Son style en était forgé. Mais le sentiment qui vivifiait tout était son ardent idéalisme platonicien.

  48. Rime con giunta di XVI Sonetti spirituali, 1539.
    Rime con giunta di XXIV Sonetti spirituali e Trionfo della Croce, 1544, Venise.
  49. « Je possède un petit livre en parchemin, dont elle m’a fait présent, il y a quelque dix ans, écrit Michel-Ange à Fattucci, le 7 mars 1551. Il contient cent trois sonnets, non compris les quarante sur papier, qu’elle m’envoya de Viterbe : je les ai fait relier dans le même petit livre… J’ai aussi beaucoup de lettres qu’elle m’écrivit d’Orvieto et de Viterbe. Voilà ce que je possède d’elle. »
  50. Voir aux Annexes, XVIII. (Poésies, LXXXVIII)
  51. Vasari. — Il se brouilla, pour un temps, avec un de ses plus chers amis, Luigi del Riccio, parce que celui-ci lui faisait des présents, malgré lui :

    « Je suis plus oppressé, lui écrit-il, par ton extrême bonté, que si tu me volais. Il faut de l’égalité entre amis : si l’un donne plus, et l’autre moins, alors on en vient au combat ; et si l’un est vainqueur, l’autre ne le pardonne pas. »

  52. a et b Condivi.
  53. Voir aux Annexes, XIX. (Poésies, CI)

    Michel-Ange ajoute ce commentaire :

    « Il (le marteau : Vittoria) était seul dans ce monde pour exalter la vertu avec ses grandes vertus ; il n’y avait ici personne qui poussât le soufflet de forge. Maintenant, au ciel, il aura beaucoup d’aides ; car il n’y a là personne à qui la vertu ne soit chère. Aussi, j’espère que de là-haut viendra l’achèvement de mon être. — Maintenant, au ciel, il y aura quelqu’un pour pousser le soufflet : ici-bas, il n’avait aucun aide à la forge, où sont forgées les vertus. »

  54. Voir aux Annexes, XX. (Poésies, C)

    C’est au revers du manuscrit de ce sonnet que se trouve le dessin à la plume, où l’on prétend reconnaître l’image de Vittoria, aux seins flétris.

  55. L’amitié de Michel-Ange pour Vittoria Colonna ne fut pas exclusive d’autres passions. Elle ne suffisait pas à remplir son âme. On s’est bien gardé de le dire, par un souci ridicule d’« idéaliser » Michel-Ange. Comme si un Michel-Ange avait besoin d’être « idéalisé » ! — Pendant le temps de son amitié avec Vittoria, entre 1535 et 1546, Michel-Ange aima une femme « belle et cruelle », donna aspra e bella (CIX, 89), — lucente e fera stella, iniqua e fella, dolce pieta con dispietato core (CIX, 9), — cruda e fera stella (CIX, 14) — bellezza e gratia equalmente infinita (CIX, 3), — « ma dame ennemie », comme il l’appelle encore, la donna mia nemica (CIX, 54). — Il l’aima passionnément, il s’humilia devant elle, il lui eût presque sacrifié son salut éternel :

    Godo gl’ inganni d’una donna bella… (CIX, 90)
    Porgo umilinente al’ aspro giogo il collo… (CIX, 54)
    Dolce mi saria l’inferno teco… (CIX, 55)

    Il fut torturé par cet amour. Elle s’amusait de lui :

    Questa mie donna è si pronta e ardita,
    C’ allor che la m’aneide, ogni mie bene
    Cogli ochi mi promecte e parte tiene
    Il crudel ferro dentro a la ferita… (CIX, 15)

    Elle excitait sa jalousie, et coquetait avec d’autres. Il finit par la haïr. Il suppliait le sort de la faire laide et éprise de lui, pour qu’il pût ne plus l’aimer et la faire souffrir à son tour :

    « Amour, pourquoi permets-tu que la beauté refuse ta suprême courtoisie à qui le désire et t’apprécie, et qu’elle l’accorde à des êtres stupides ? Ah ! fais qu’une autre fois elle soit de cœur aimant et si laide de corps que je ne l’aime point, et qu’elle m’aime ! »

    Voir aux Annexes, XXI. (Poésies, CIX, 63)

  56. L’idée de cette immense fresque, qui couvre le mur d’entrée de la chapelle Sixtine, au-dessus de l’autel du pape, remontait à Clément VII, dès 1533.
  57. En juillet 1573. — Véronèse ne manqua point de s’appuyer sur l’exemple du Jugement dernier :

    « Je conviens que c’est mal ; mais j’en reviens à dire ce que j’ai dit, que c’est un devoir pour moi de suivre les exemples que mes maîtres m’ont donnés.

    — Qu’ont donc fait vos maîtres ? Des choses pareilles peut-être ?

    — Michel-Ange à Rome, dans la chapelle du pape, a représenté Notre Seigneur, Sa mère, saint Jean, saint Pierre et la Cour Céleste, et il a représenté nus tous les personnages, voire la Vierge Marie, et dans des attitudes que la plus sévère religion n’a pas inspirées… »

    (A. Baschet : Paul Véronèse devant le Saint-Office, 1880)

  58. C’était une vengeance. Il avait essayé de lui extorquer, selon son habitude, quelques œuvres d’art ; il avait eu, de plus, l’effronterie de lui tracer un programme pour le Jugement Dernier. Michel-Ange avait décliné poliment cette offre de collaboration étrange, et fait la sourde oreille aux demandes de présent. L’Arétin voulut montrer à Michel-Ange ce qu’il en pouvait coûter de lui manquer d’égards.
  59. Une comédie de l’Arétin, l’Hipocrito, fut le prototype de Tartuffe. (P. Gauthiez : l’Arétin, 1895)
  60. Il faisait une allusion injurieuse à « Gherardi et Tomai » (Gherardo Perini, et Tommaso dei Cavalieri).
  61. Ce chantage s’étale impudemment. À la fin de cette lettre de menaces, après avoir rappelé à Michel-Ange ce qu’il attendait, de lui : — des présents, — l’Arétin ajoute ce post-scriptum :

    « À présent que j’ai un peu déchargé ma colère, et que je vous ai fait voir que si vous êtes divino, je ne suis pas d’acqua, déchirez cette lettre, comme moi, et décidez-vous… »

  62. Par un Florentin, en 1549. (Gaye, Carteggio, II, 500)
  63. En 1596, Clément VIII voulut aussi faire effacer le Jugement.
  64. En 1559. — Daniel de Volterre garda de cette opération le surnom de « culottier » (braghettone). — Daniel était un ami de Michel-Ange. Un autre de ses amis, le sculpteur Ammanati, condamna le scandale de ces représentations nues. — Michel-Ange ne fut donc même pas soutenu en cette occasion par ses disciples.
  65. L’inauguration du Jugement Dernier eut lieu le 25 décembre 1541. On vint de toute l’Italie, de la France, de l’Allemagne et des Flandres, pour y assister. — Voir la description de l’œuvre dans le livre de la collection : les Maîtres de l’Art, pages 90–93.
  66. Ces fresques (la Conversion de saint Paul, le Martyre de saint Pierre), auxquelles Michel-Ange travailla depuis 1542, furent interrompues par deux maladies, en 1544 et 1546, et terminées péniblement en 1549–1550. Ce furent « les dernières peintures qu’il exécuta, écrit Vasari, et avec grand effort ; car la peinture, et en particulier la fresque, n’est pas un art pour les vieillards ».
  67. Ce devaient être d’abord le Moïse et les deux Esclaves ; mais Michel-Ange trouva que les Esclaves ne convenaient plus au tombeau ainsi réduit, et il sculpta deux autres figures : la Vie active et la Vie contemplative (Rachel et Lia).
  68. Lettre à un Monsignore inconnu (octobre 1542). (Lettres, édition Milanesi, CDXXXV)