Vie de Michel-Ange/Partie I, III. Le Désespoir

Libr. Hachette et Cie (p. 85-102).
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Première partie. La Lutte

III

LE DÉSESPOIR


Oilme, Oilme, ch’i’ son tradito…[1]


L’universel dégoût des choses et de lui-même le jeta dans la Révolution, qui éclata à Florence en 1527.

Michel-Ange avait jusque-là porté dans les affaires politiques la même indécision d’esprit, dont il eut toujours à souffrir dans sa vie et dans son art. Jamais il n’arriva à concilier ses sentiments personnels avec ses obligations envers les Médicis. Ce génie violent fut d’ailleurs toujours timide dans l’action ; il ne se risquait pas à lutter contre les puissances de ce monde sur le terrain politique et religieux. Ses lettres le montrent toujours inquiet pour lui et pour les siens, craignant de se compromettre, démentant les paroles hardies qu’il lui arrivait de prononcer, dans un premier mouvement d’indignation contre quelque acte de tyrannie.[2] À tout instant, il écrit aux siens de prendre garde, de se taire de fuir à la première alerte :

Faites comme au temps de la peste, soyez les premiers à fuir… La vie vaut mieux que la fortune… Restez en paix, ne vous faites aucun ennemi, ne vous confiez à personne, sauf à Dieu, et ne dites de personne ni bien ni mal, parce qu’on ne connaît pas la fin des choses ; occupez-vous seulement de vos affaires… Ne vous mêlez de rien.[3]

Ses frères et ses amis raillaient ses inquiétudes et le traitaient de fou.[4]

« Ne te moque pas de moi, répondait Michel-Ange attristé, on ne doit se moquer de personne. »[5]

Le tremblement perpétuel de ce grand homme n’a en effet rien qui prête à rire. Il était à plaindre plutôt pour ses misérables nerfs, qui faisaient de lui le jouet de terreurs, contre lesquelles il luttait, sans pouvoir s’en rendre maître. Il n’en avait que plus de mérite, au sortir de ces accès humiliants, à contraindre son corps et sa pensée malades à subir le danger, que son premier mouvement avait été de fuir. D’ailleurs il avait plus de raisons de craindre qu’un autre, car il était plus intelligent, et son pessimisme ne prévoyait que trop clairement les malheurs de l’Italie. — Mais, pour qu’avec sa timidité naturelle il se laissât entraîner dans la révolution florentine, il fallait qu’il fût dans une exaltation de désespoir, qui lui fit dévoiler le fond de son âme.

Cette âme, si craintivement repliée sur elle-même, était ardemment républicaine. On le voit aux paroles de flamme qui lui échappèrent parfois, dans des moments de confiance ou de fièvre, — en particulier dans les conversations qu’il eut plus tard[6] avec ses amis Luigi del Riccio, Antonio Petreo, et Donato Giannotti,[7] et que ce dernier reproduisit dans ses Dialogues sur la Divine Comédie de Dante.[8] Les amis s’étonnaient que Dante eût mis Brutus et Gassius au dernier degré de l’Enfer, et César au-dessus. Michel-Ange, interrogé, fait l’apologie du tyrannicide :

Si vous aviez lu attentivement les premiers chants, dit-il, vous auriez vu que Dante n’a que trop bien connu la nature des tyrans, et qu’il a su de quels châtiments ils méritaient d’être frappés par Dieu et par les hommes. Il les place parmi les « violents contre le prochain », qu’il fait punir dans le septième Cercle, en les plongeant dans le sang bouillonnant… Puisque Dante a reconnu cela, il est impossible d’admettre qu’il n’ait pas reconnu que César a été le tyran de sa patrie et que Brutus et Cassius l’ont massacré avec justice ; car celui qui tue un tyran ne tue pas un homme, mais une bête à figure humaine. Tous les tyrans sont dénués de l’amour que chacun doit ressentir naturellement pour son prochain, ils sont privés des inclinations humaines : ce ne sont donc plus des hommes, mais des bêtes. Qu’ils n’aient aucun amour pour le prochain, c’est l’évidence même : autrement, ils n’auraient pas pris ce qui appartient aux autres, et ne seraient pas devenus tyrans en foulant aux pieds les autres… Il est donc clair que qui tue un tyran ne commet pas un assassinat, puisqu’il ne tue pas un homme, mais une bête. Ainsi, Brutus et Cassius ne firent pas un crime en massacrant César. Premièrement, parce qu’ils tuèrent un homme que chaque citoyen romain était tenu de tuer, d’après l’ordre des lois. Secondement, parce qu’ils ne tuèrent pas un homme, mais une bête à figure humaine.[9]

Aussi Michel-Ange se trouva-t-il au premier rang des révoltés florentins, dans les jours de réveil national et républicain, qui suivirent à Florence la nouvelle de la prise de Rome par les armées de Charles-Quint,[10] et l’expulsion des Médicis.[11] Le même homme qui, en temps ordinaire, recommandait aux siens de fuir la politique comme la peste, était dans un état de surexcitation telle qu’il ne craignait plus ni l’une ni l’autre. Il resta à Florence où était la peste et la révolution. L’épidémie frappa son frère Buonarroto, qui mourut dans ses bras.[12] En octobre 1528, il prit part aux délibérations pour la défense de la ville. Le 10 janvier 1529, il fut choisi, dans le Collegium des Nove di milizia pour les travaux des fortifications. Le 6 avril, il fut nommé, pour un an, governatore generale et procuratore des fortifications de Florence. En juin, il alla inspecter la citadelle de Pise, et les bastions d’Arezzo et de Livourne. En juillet et en août, il fut envoyé à Ferrare, pour y examiner les fameux ouvrages de défense, et conférer avec le duc, grand connaisseur en fortifications.

Michel-Ange reconnut que le point le plus important de la défense de Florence était la colline de San Miniato ; il décida d’assurer cette position par des bastions. Mais, — on ne sait pourquoi, — il se heurta à l’opposition du gonfalonier Capponi, qui chercha à l’éloigner de Florence.[13] Michel-Ange, soupçonnant Capponi et le parti des Médicis de vouloir se débarrasser de lui, pour empêcher la défense de la ville, s’installa à San Miniato et n’en bougea plus. Mais sa défiance maladive accueillait tous les bruits de trahison qui circulent toujours dans une ville assiégée, et qui, cette fois, n’étaient que trop fondés. Capponi, suspect, avait été remplacé comme gonfalonier par Francesco Carducci ; mais on avait nommé condottiere et gouverneur général des troupes florentines l’inquiétant Malatesta Baglioni, qui devait plus tard livrer la ville au pape. Michel-Ange pressentait le crime. Il fit part de ses craintes à la Seigneurie. « Le gonfalonier Carducci, au lieu de le remercier, le réprimanda injurieusement ; il lui reprocha d’être toujours soupçonneux et peureux. »[14] Malatesta apprit la dénonciation de Michel-Ange : un homme de sa trempe ne reculait devant rien, pour écarter un adversaire dangereux ; et il était tout puissant à Florence, comme généralissime. Michel-Ange se crut perdu.

J’étais cependant résolu,

écrit-il,

J’étais cependant résolu, à attendre sans crainte la fin de la guerre. Mais le mardi matin, 21 septembre, quelqu’un vint hors la porte San Niccolò, où j’étais aux bastions ; et il me dit à l’oreille que si je voulais sauver ma vie, je ne pouvais rester plus longtemps à Florence. Il vint avec moi à ma maison, il mangea avec moi, il m’amena des chevaux, et il ne me quitta plus qu’il ne m’eût vu hors de Florence.[15]

Varchi, complétant ces renseignements, ajoute que Michel-Ange « fit coudre 12.000 florins d’or en trois chemises piquées en forme de jupons, et qu’il s’enfuit de Florence, non sans difficulté, par la porte de la Justice qui était la moins gardée, avec Rinaldo Corsini et son élève Antonio Mini ».

« Si c’était Dieu ou le diable qui me poussait, je ne sais pas », écrit Michel-Ange, quelques jours après.

C’était son démon habituel de terreur démente. Dans quel effroi devait-il être, s’il est vrai, comme on le rapporte, que sur le chemin, à Castelnuovo, s’arrêtant chez l’ancien gonfalonier Capponi, il lui communiqua par ses récits un tel saisissement, que le vieillard en mourut quelques jours après ![16]

Le 23 septembre, Michel-Ange était à Ferrare. Dans sa fièvre, il refusa l’hospitalité que le duc lui offrait au château, et continua sa fuite. Il arriva, le 25 septembre, à Venise. La Seigneurie, en ayant eu avis, lui envoya deux gentilshommes, pour mettre à sa disposition tout ce dont il pouvait avoir besoin ; mais honteux et sauvage, il refusa, et se retira à l’écart, à la Giudecca. Il ne se croyait pas encore assez loin. Il voulait fuir en France. Le jour même de son arrivée à Venise, il adresse une lettre anxieuse et trépidante à Battista della Palla, agent de François Ier en Italie pour l’achat des œuvres d’art :

Battista, très cher ami, j’ai quitté Florence pour aller en France ; et, arrivé à Venise, je me suis informé du chemin : on m’a dit que, pour y aller, il fallait passer par les pays allemands, ce qui est dangereux et pénible pour moi. Avez-vous encore l’intention d’y aller ?… Je vous en prie, informez-m’en, et dites-moi où vous voulez que je vous attende : nous irons ensemble… Je vous en prie, répondez-moi, au reçu de cette lettre, et aussi vite que vous pourrez ; car je me consume du désir d’y aller. Et si vous n’avez plus envie d’y aller, faites-le moi savoir, afin que je me décide, coûte que coûte, à aller seul…[17]

L’ambassadeur de France à Venise, Lazare de Baïf, se hâta d’écrire à François Ier et au connétable de Montmorency ; il les pressait de profiter de l’occasion pour attacher Michel-Ange à la cour de France. Le roi fit offrir aussitôt à Michel-Ange une pension et une maison. Mais cet échange de lettres prit naturellement un certain temps ; et quand arriva l’offre de François Ier, Michel-Ange était déjà retourné à Florence.

Sa fièvre était tombée. Dans le silence de la Giudecca, il avait eu le loisir de rougir de sa peur. Sa fuite avait fait grand bruit à Florence. Le 30 septembre, la Seigneurie décréta que tous ceux qui avaient fui seraient bannis, comme rebelles, s’ils ne rentraient pas avant le 7 octobre. À la date fixée, les fuyards furent déclarés rebelles, et leurs biens confisqués. Cependant, le nom de Michel-Ange ne figurait pas encore sur la liste ; la Seigneurie lui laissait un dernier délai, et l’ambassadeur Florentin à Ferrare, Galeotto Giugni, avertit la République que Michel-Ange avait eu trop tard connaissance du décret, et qu’il était prêt à revenir, si on lui faisait grâce. La Seigneurie promit son pardon à Michel-Ange ; et elle lui fit porter à Venise un sauf-conduit par le tailleur de pierres Bastiano di Francesco. Bastiano lui remit en même temps dix lettres d’amis, qui, tous, le conjuraient de revenir.[18] Entre tous, le généreux Battista della Palla lui adressait un appel plein d’amour de la patrie :

Tous vos amis, sans distinction d’opinion, sans hésiter, d’une seule voix, vous exhortent à revenir, pour conserver votre vie, votre patrie, vos amis, vos biens et votre honneur, et pour jouir des temps nouveaux, que vous avez ardemment désirés et espérés.

Il croyait que l’âge d’or était revenu pour Florence, et il ne doutait point du triomphe de la bonne cause. — Le malheureux devait être une des premières victimes de la réaction, après le retour des Médicis.

Ses paroles décidèrent Michel-Ange. Il revint, — lentement ; car Battista della Palla, qui alla au-devant de lui à Lucques, l’attendit, de longs jours, et il commençait à désespérer.[19] Enfin, le 20 novembre, Michel-Ange rentra à Florence.[20] Le 23, sa sentence de bannissement fut levée par la Seigneurie ; mais il fut décidé que le grand Conseil lui resterait fermé, trois ans.[21]

Dès lors, Michel-Ange fit bravement son devoir jusqu’au bout. Il reprit sa place à San Miniato, que les ennemis bombardaient depuis un mois ; il fit fortifier de nouveau la colline, inventa des engins nouveaux, et sauva, dit-on, le campanile, en le garnissant de balles de laine et de matelas suspendus à des cordes.[22] La dernière trace que l’on ait de son activité pendant le siège est une nouvelle du 22 février 1530, qui le montre grimpant sur le dôme de la cathédrale, pour surveiller les mouvements de l’ennemi, ou pour inspecter l’état de la coupole.

Cependant, le malheur prévu s’accomplit. Le 2 août 1530, Malatesta Baglioni trahit. Le 12, Florence capitula, et l’Empereur remit la ville au commissaire du pape, Baccio Valori. Alors les exécutions commencèrent. Les premiers jours, rien n’arrêta la vengeance des vainqueurs ; les meilleurs amis de Michel-Ange, — Battista della Palla, — furent des premiers frappés. Michel-Ange se cacha, dit-on, dans le clocher de San Niccolò-oltr’Arno. Il avait de justes raisons de craindre : le bruit s’était répandu qu’il avait voulu démolir le palais des Médicis. Mais Clément VII n’avait point perdu son affection pour lui. À en croire Sébastien del Piombo, il s’était montré fort attristé par ce qu’il apprenait de Michel-Ange, pendant le siège ; mais il se contentait de hausser les épaules et de dire : « Michel-Ange a tort ; je ne lui ai jamais fait de mal. »[23] Aussitôt que la première colère des prescripteurs fut tombée, Clément VII écrivit à Florence ; il enjoignait de chercher Michel-Ange, ajoutant que s’il voulait continuer à travailler aux tombeaux des Médicis, il devait être traité avec tous les égards qu’il méritait.[24]

Michel-Ange sortit de sa cachette et reprit son travail à la gloire de ceux qu’il avait combattus. Le malheureux homme fit plus : pour Baccio Valori, l’instrument des basses œuvres du pape, le meurtrier de son ami Battista della Palla, il consentit à sculpter l’Apollon tirant une flèche de son carquois.[25] Bientôt, il allait renier les bannis florentins.[26] Lamentable faiblesse d’un grand homme, réduit à défendre par des lâchetés la vie de ses rêves artistiques contre la brutalité meurtrière de la force matérielle, qui pouvait à son gré l’étouffer ! Ce n’est pas sans raison qu’il devait consacrer toute la fin de sa vie à élever à l’apôtre Pierre un monument surhumain : plus d’une fois, comme lui, il dut pleurer, en entendant le coq chanter.

Obligé au mensonge, réduit à flatter un Valori, à célébrer un Laurent, duc d’Urbin, il éclatait de douleur et de honte. Il se jeta dans le travail, il y mit toute sa rage de néant.[27] Il ne sculpta point les Médicis, il sculpta les statues de son désespoir. Quand on lui faisait remarquer le manque de ressemblance de ses portraits de Julien et de Laurent de Médicis, il répondait superbement : « Qui le verra dans dix siècles ? » De l’un, il fit l’Action ; de l’autre, la Pensée ; et les statues du socle, qui les commentent, — le Jour et la Nuit, l’Aurore et le Crépuscule, — disent toutes la souffrance épuisante de vivre et le mépris de ce qui est. Ces immortels symboles de la douleur humaine furent terminés en 1531.[28] Suprême ironie ! Personne ne les comprit. Un Giovanni Strozzi, voyant la formidable Nuit, faisait des concetti :

La Nuit, que tu vois si gracieusement dormir, fut sculptée par un Ange dans ce rocher ; et, puisqu’elle dort, elle vit. Si tu ne le crois, éveille-la, et elle te parlera.

Michel-Ange répondit :

Le sommeil m’est cher. Il m’est plus cher encore d’être de pierre, tandis que le crime et la honte durent. Ne pas voir, ne pas entendre m’est grand bonheur : c’est pourquoi, ne m’éveille pas, ah ! parle bas !

Caro m’ è ’l sonno et piu l’esser di sasso,
Mentre che ’l danno et la vergogna dura.
Non veder, non sentir m’è gran ventura ;
Pero non mi destar, deh ! parla basso.[29]

On dort donc dans le ciel, s’écriait-il dans une autre poésie, puisqu’un seul s’approprie ce qui était le bien de tant d’hommes !

Et Florence asservie répond à ses gémissements :[30]

Ne soyez pas troublés dans vos saintes pensées. Celui qui croit vous avoir dépouillés de moi, ne jouit pas de son grand crime à cause de sa grand peur. Moindre joie est pour les amants la plénitude de la jouissance qui éteint le désir, que la misère, grosse d’espérance.[31]

Il faut penser à ce que fut le sac de Rome et la chute de Florence pour les âmes d’alors : une faillite effroyable de la raison, un écroulement. Beaucoup ne s’en relevèrent plus.

Un Sébastien del Piombo tombe dans un scepticisme jouisseur :

J’en suis venu à ce point que l’univers pourrait crouler, sans que je m’en soucie, et je me ris de toute chose… Il ne me semble pas que je sois encore le Bastiano que j’étais avant le sac, je ne puis revenir à moi.[32]

Michel-Ange pense à se tuer :

Si jamais il est permis de se donner la mort, il serait bien juste que ce droit appartînt à qui, plein de foi, vit esclave et misérable.[33]

Il était dans une convulsion d’esprit. Il tomba malade en juin 1531. Clément VII s’efforçait en vain de l’apaiser. Il lui faisait dire par son secrétaire et par Sébastien del Piombo de ne pas se surmener, de garder la mesure, de travailler à son aise, de faire parfois une promenade, de ne pas se réduire à l’état d’homme de peine.[34] Dans l’automne de 1531, on craignit pour sa vie. Un de ses amis écrivait à Valori : « Michel-Ange est exténué et amaigri. J’en ai parlé dernièrement avec Bugiardini et Antonio Mini : nous étions d’accord qu’il n’a plus longtemps à vivre, si l’on ne s’en inquiète sérieusement. Il travaille trop, mange peu et mal, et dort encore moins. Depuis un an, il est rongé par des maux de tête et de cœur, »[35] — Clément VII s’en inquiéta en effet ; le 21 novembre 1531, un bref du pape défendit à Michel-Ange, sous peine de l’excommunication, de travailler à autre chose qu’au tombeau de Jules II et à ceux des Médicis,[36] afin de ménager sa santé et « de pouvoir plus longtemps glorifier Rome, sa famille, et lui-même ».

Il le protégea contre les importunités des Valori et des riches mendiants, qui venaient, selon l’habitude, quémander des œuvres d’art et imposer à Michel-Ange des commandes nouvelles. « Quand on te demande un tableau, lui faisait-il écrire, tu dois t’attacher ton pinceau au pied, faire quatre traits, et dire : « Le tableau est fait. »[37] Il s’interposa entre Michel-Ange et les héritiers de Jules II, qui devenaient menaçants.[38] En 1532, un quatrième contrat fut signé entre les représentants du duc d’Urbin et Michel-Ange, au sujet du tombeau : Michel-Ange promettait de faire un nouveau modèle du monument, très réduit,[39] de le terminer en trois ans, et de payer tous les frais, ainsi que 2.000 ducats, pour tout ce qu’il avait reçu déjà de Jules II et de ses héritiers. « Il suffit qu’on trouve dans l’œuvre, écrivait Sébastien del Piombo à Michel-Ange, un peu de votre odeur » (un poco del vostro odore).[40] — Tristes conditions, puisque c’était la faillite de son grand projet, que Michel-Ange signait là, et qu’il lui fallut encore payer pour cela ! Mais d’année en année, c’était en vérité la faillite de sa vie, la faillite de la Vie, que Michel-Ange signait dans chacune de ses œuvres désespérées.

Après le projet du monument de Jules II, le projet des tombeaux des Médicis s’écroula. Le 25 septembre 1534, Clément VII mourut. Michel-Ange, pour son bonheur, était alors absent de Florence. Depuis longtemps, il y vivait dans l’inquiétude ; car le duc Alexandre de Médicis le haïssait. Sans le respect qu’il avait pour le pape,[41] il l’eût fait tuer. Son inimitié s’était encore accrue, depuis que Michel-Ange avait refusé de contribuer à l’asservissement de Florence en élevant une forteresse pour dominer la ville : — trait de courage, qui montre assez, chez cet homme craintif, la grandeur de son amour pour sa patrie. — Depuis ce temps, Michel-Ange s’attendait à tout de la part du duc ; et il ne dut son salut, quand Clément VII mourut, qu’au hasard qui fit qu’il se trouvait à ce moment hors de Florence.[42] Il n’y retourna plus. Il ne devait plus la revoir. — Ce fut fini de la chapelle des Médicis, elle ne fut jamais achevée. Ce que nous connaissons sous ce nom n’a qu’un lointain rapport avec ce que Michel-Ange avait rêvé. À peine s’il nous en reste le squelette de la décoration murale. Non seulement Michel-Ange n’avait pas exécuté la moitié des statues,[43] et les peintures qu’il projetait ;[44] mais quand ses disciples s’efforcèrent plus tard de retrouver et de compléter sa pensée, il ne fut même plus capable de leur dire quelle elle avait été :[45] tel était son renoncement à toutes ses entreprises, qu’il avait tout oublié.

Le 23 septembre 1534, Michel-Ange revint à Rome, où il devait rester jusqu’à sa mort.[46] Il y avait vingt-et-un ans qu’il l’avait quittée. En ces vingt-et-un ans, il avait fait trois statues du monument inachevé de Jules II, sept statues inachevées du monument inachevé des Médicis, le vestibule inachevé de la Laurenziana, le Christ inachevé de Sainte-Marie de la Minerve, l’Apollon inachevé pour Baccio Valori. Il avait perdu sa santé, son énergie, sa foi dans l’art et dans la patrie. Il avait perdu le frère qu’il aimait le mieux.[47] Il avait perdu son père qu’il adorait.[48] À la mémoire de l’un et de l’autre il avait élevé un poème de douleur admirable, inachevé comme tout ce qu’il faisait, tout brûlant de la passion de mourir :

… Le ciel t’a arraché à notre misère. Aie pitié de moi, qui vis comme un mort !… Tu es mort à la mort, et tu es devenu divin ; tu ne crains plus le changement d’être et de désir : (à peine puis-je l’écrire sans envie…) Le Destin et le Temps, qui nous apportent seulement la douteuse joie et le sûr malheur, n’osent passer votre seuil. Aucun nuage n’obscurcit votre lumière ; la suite des heures ne vous fait pas violence, la nécessité et le hasard ne vous conduisent pas. La nuit n’éteint pas votre splendeur ; le jour, si clair qu’il soit, ne la rehausse point… Par ta mort, j’apprends à mourir, mon cher père… La mort n’est pas, comme on le croit, le pire pour celui dont le dernier jour est le premier et le jour éternel, auprès du trône de Dieu. Là j’espère et je crois te revoir, par la grâce de Dieu, si ma raison arrache mon cœur glacé au terrestre limon, et si, comme toute vertu, grandit au ciel entre le père et le fils le très haut amour.[49]

Rien ne le retient donc plus sur terre : ni art, ni ambition, ni tendresse, ni espoir d’aucune sorte. Il a soixante ans, sa vie semble finie. Il est seul, il ne croit plus à ses œuvres ; il a la nostalgie de la mort, le désir passionné d’échapper enfin « au changement d’être et de désir », à « la violence des heures », à la tyrannie « de la nécessité et du hasard ».

Hélas ! Hélas ! je suis trahi par mes jours qui ont fui… J’ai trop attendu,… le temps m’a fui, et voici que je me trouve vieux. Je ne peux plus me repentir, ni me recueillir, avec la mort auprès de moi… Je pleure en vain : nul malheur n’est égal au temps qu’on a perdu…

Hélas ! Hélas ! quand je tourne les yeux vers mon passé, je ne trouve pas un seul jour qui ait été à moi ! Les fausses espérances et le vain désir, — je le reconnais à présent, — m’ont tenu, pleurant, aimant, brûlant et soupirant, — (car pas une affection mortelle ne m’est inconnue), — loin de la vérité…

Hélas ! Hélas ! je vais, et je ne sais pas où ; et j’ai peur… Et si je ne me trompe, — (oh ! Dieu veuille que je me trompe !) — je vois. Seigneur, je vois le châtiment éternel, pour le mal que j’ai fait en connaissant le bien. Et je ne sais plus qu’espérer…[50]

  1. Poésies, XLIX.
  2. Lettre de septembre 1512, à propos de ce qu’il avait dit sur le sac de Prato par les Impériaux, alliés des Médicis.
  3. Lettre de Michel-Ange à Buonarroto (septembre 1513).
  4. « Je ne suis pas un fou, comme vous croyez… » (Michel-Ange à Buonarroto, septembre 1515)
  5. Michel-Ange à Buonarroto (septembre et octobre 1512).
  6. En 1545.
  7. C’est pour Donato Giannotti que Michel-Ange fit le buste de Brutus. Quelques années avant le Dialogue, en 1536, Alexandre de Médicis venait d’être assassiné par Lorenzino, qui fut célébré, comme un autre Brutus.
  8. De’ giorni che Dante consumò nel cercare l’Inferno e ’l Purgatorio. — La question que discutent les amis est celle de savoir combien de jours Dante a passés en Enfer : est-ce du vendredi soir au samedi soir, ou du jeudi soir au dimanche matin ? On a recours à Michel-Ange, qui connaissait l’œuvre de Dante mieux que personne.
  9. Michel-Ange — (ou Giannotti, qui parle en son nom) — a soin de distinguer des tyrans les rois héréditaires, ou les princes constitutionnels : « Je ne parle pas ici des princes qui possèdent leur pouvoir par l’autorité des siècles, ou par la volonté du peuple, et qui gouvernent leur ville en parfait accord d’esprit avec le peuple… »
  10. 6 mai 1527.
  11. Expulsion d’Hlppolyte et Alexandre de Médicis. (17 mai 1527)
  12. 2 juillet 1528.
  13. Busini, d’après les confidences de Michel-Ange.
  14. Condivi. — « Et certes, ajoute Condivi, il eût mieux fait d’ouvrir l’oreille au bon conseil ; car lorsque les Médicis rentrèrent, il fut décapité. »
  15. Lettre de Michel-Ange à Battista della Palla. (25 septembre 1529)
  16. Segni.
  17. Lettre de Michel-Ange à Battista della Palla. (25 septembre 1529)
  18. 22 octobre 1529.
  19. Il lui écrivit de nouvelles lettres, le conjurant de revenir.
  20. Quatre jours avant, sa pension lui avait été enlevée par décret de la Seigneurie.
  21. D’après une lettre de Michel-Ange à Sébastien del Piombo, il aurait dû aussi payer à la Commune une amende de 1.500 ducats.
  22. « Lorsque le pape Clément et les Espagnols vinrent mettre le siège devant Florence, raconte Michel-Ange à François de Hollande, les ennemis furent longtemps arrêtés par les machines que j’avais fait élever sur les tours. Une nuit, je faisais couvrir l’extérieur des murs de sacs de laine ; une autre, je faisais creuser des fossés, que je remplissais de poudre, pour brûler les Castillans ; je faisais sauter dans l’air leurs membres déchirés… Voilà à quoi sert la peinture ! Elle sert pour les machines et pour les instruments de guerre ; elle sert pour donner une forme convenable aux bombardes et aux arquebuses ; elle sert pour jeter des ponts et confectionner des échelles ; elle sert surtout pour les plans et les proportions des forteresses, des bastions, des fossés, des mines et contremines… »

    (François de Hollande : Dialogue sur la peinture dans la ville de Rome. Troisième partie, 1549)

  23. Lettre de Sébastien del Piombo à Michel-Ange. (29 avril 1531)
  24. Condivi. — Dès le 11 décembre 1530, la pension de Michel-Ange fui rétablie par le pape.
  25. Automne 1530. — La statue est au Museo Nazionale de Florence.
  26. En 1544.
  27. Dans ces mêmes années, les plus sombres de sa vie, Michel-Ange, par une réaction sauvage de sa nature contre le pessimisme chrétien qui l’étouffait, exécuta des œuvres d’un paganisme audacieux, comme la Léda caressée par le Cygne (1529–1530), qui, peinte pour le duc de Ferrare, puis donnée par Michel-Ange à son élève Antonio Mini, fut portée par ce dernier en France, où elle fut détruite, dit-on, vers 1643, par Sublet des Noyers, pour sa lasciveté. Un peu plus tard, Michel-Ange peignit pour Bartolommeo Bettini un carton de Vénus caressée par l’Amour, dont Pontormo fit un tableau qui est aux Uffizi. D’autres dessins, d’une impudeur grandiose et sévère, sont probablement de la même époque. Charles Blanc décrit un d’eux, « où l’on voit les transports d’une femme violée, qui se débat robuste contre un ravisseur plus robuste, mais non sans exprimer un involontaire sentiment de bonheur et d’orgueil ».
  28. La Nuit fut sculptée probablement dans l’automne de 1530 ; elle était terminée au printemps de 1531 ; l’Aurore, en septembre 1531 ; le Crépuscule et le Jour, un peu après. — Voir Dr  Ernst Steinmann : Das Geheimnis der Medicigräber Michel Angelos, 1907, Hiersemann, Leipzig.
  29. Poésies, CIX, 16, 17. — Frey les date de 1545.
  30. Michel-Ange imagine un dialogue entre Florence et les Florentins bannis.
  31. Poésies, CIX, 48. Voir aux Annexes, VII.
  32. Lettre de Sébastien del Piombo à Michel-Ange (24 février 1531). C’était la première lettre qu’il lui écrivait après le sac de Rome :

    « Dieu sait combien j’ai été heureux qu’après tant de misères, de peines et de dangers, le Seigneur tout-puissant nous ait laissés vivants et en bonne santé par sa miséricorde et sa pitié : chose vraiment miraculeuse, quand j’y pense… Maintenant, mon compère, que nous avons passé par l’eau et par le feu, et que nous avons éprouvé des choses inimaginables, remercions Dieu de toutes choses, et ce peu de vie qui nous reste, passons-le du moins dans le repos, autant que possible. Il faut compter bien peu sur ce que fera la Fortune, tant elle est méchante et douloureuse… »

    On ouvrait leurs lettres. Sébastien recommande à Michel-Ange, suspect, de déguiser son écriture.

  33. Poésies, XXXVIII. Voir aux Annexes, VIII.
  34. « … Non voria che ve fachinasti tanto… » (Lettre de Pier Paolo Marzi à Michel-Ange, 20 juin 1531) — Cf. lettre de Sébastien del Piombo à Michel-Ange. (16 juin 1531)
  35. Lettre de Giovanni Battista di Paolo Mini à Valori. (29 septembre 1531)
  36. «… Ne aliquo modo laborare debeas, nisi in sepultura et opera nostra, quam tibi commisimus… »
  37. Lettre de Benvenuto della Volpaja à Michel-Ange. (26 novembre 1531)
  38. « Si vous n’aviez le bouclier du pape, lui écrit Sébastien, ils sauteraient comme des serpents. » (Saltariano come serpenti.) (15 mars 1532)
  39. Il ne s’agissait plus que de livrer pour le tombeau, qui devait être élevé à San Pietro in Vincoli, six statues commencées et non finies. (Sans doute, Moïse, la Victoire, les Esclaves, et les figures de la grotte Boboli)
  40. Lettre de Sébastien del Piombo à Michel-Ange. (6 avril 1532)
  41. Maintes fois, Clément VII dut prendre la défense de Michel-Ange contre son neveu, le duc Alexandre. Sébastien del Piombo raconte à Michel-Ange une scène de ce genre, où « le pape parla avec tant de véhémence, de fureur et de ressentiment, en termes si terribles, qu’il n’est pas permis de les écrire. » (16 août 1533)
  42. Condivi.
  43. Michel-Ange avait exécuté, partiellement, sept statues (les deux tombeaux de Laurent d’Urbin et de Julien de Nemours, et la Madone). Il n’avait pas commencé les quatres statues de Fleuves, qu’il voulait faire ; et il abandonna à d’autres les figures pour les tombeaux de Laurent le Magnifique, et de Julien frère de Laurent.
  44. Vasari demanda à Michel-Ange, le 17 mars 1563, « de quelle façon il avait pensé aux peintures sur les murailles ».
  45. On ne sut même plus où placer les statues déjà faites, ni quelles statues il avait voulu faire pour les niches restées vides. En vain, Vasari et Ammanati, chargés par le duc Cosme I d’achever l’œuvre entreprise par Michel-Ange, s’adressèrent à lui : il ne se rappelait plus rien. « La mémoire et l’esprit m’ont devancé, écrivait-il en août 1553, pour m’attendre dans l’autre monde. »
  46. Michel-Ange reçut le droit de bourgeoisie romaine, le 20 mars 1546.
  47. Buonarroto, mort de la peste, en 1528.
  48. En juin 1534.
  49. Poésies, LVIII. Voir aux Annexes, IX.
  50. Poésies, XLIX. Voir aux Annexes, X.