Vie de Mélanie, bergère de la Salette/Notes complémentaires par les Religieuses de Correnc


Mercure de France (p. 280-289).

Notes complémentaires par les Religieuses
de Correnc.


Sa mère devenant plus furieuse voulut l’éloigner davantage et la mit au village de Sainte-Luce. Là elle demeura environ deux ans ; puis elle fut mise à Saint-Michel, village encore plus éloigné, où elle resta une quinzaine de jours et eut beaucoup à souffrir. Puis on la mit au village de Quet-en-Beaumont, où elle fut un an ; et de là au village des Ablandins à la Salette, en mars 1846. Elle était là chez de bons maîtres. Environ quinze jours avant le 19 septembre 1846, la Louve fut envoyée à Corps. Il était fort tard dans la nuit, cependant la Sauvage voulut remonter à la Salette. Le temps était très obscur, et quelquefois même elle passait au-dessus ou au-dessous du chemin, et ce ne fut que vers une petite chapelle[1] qu’elle se retrouva (elle avait appelé sa maman à son secours). Elle vit la chapelle toute éclairée par je ne sais quoi. Elle s’approche et admire ; cette lumière était très grande et très éblouissante. Enfin, après avoir un peu admiré, elle fait deux pas pour se remettre en route, lorsque, fort étonnée, elle voit la lumière sortir de la chapelle et environner la Solitaire et l’accompagner jusqu’aux premières maisons, où elle disparut. Les maîtres de la Solitaire furent stupéfaits de la voir arriver ce jour-là si tard et lui demandèrent si elle n’avait point eu peur. Elle dit que non, mais elle se garda bien de raconter ce qui lui était arrivé.

Puis arriva la grande apparition de la Sainte Vierge dont l’histoire est connue ; mais je vais seulement donner quelques petits détails qui ne sont peut-être pas connus. La Sainte Vierge a fait baiser plusieurs fois à la petite bergère la croix que la Sainte Vierge avait sur la poitrine. Sur cette croix était un bien joli christ ; ce Christ paraissait quelquefois avoir le mouvement. Cela dépendait de ce que disait la Sainte Vierge. Quelquefois la tête de Notre-Seigneur se levait, ouvrant les yeux, et avait l’air de faire de fortes menaces, d’autres fois il ne remuait pas, mais il regardait avec bonté et le sang coulait de ses plaies. Ce sang était très brillant et disparaissait avant d’être à terre. La bergère continua à garder ses troupeaux environ deux mois après l’apparition de la Sainte Vierge. Elle eut le bonheur de la revoir plusieurs fois. Quinze jours avant Noël, la bergère lut mise en pension à Corps, chez les religieuses de la Providence[2]. Dans le couvent de Corps elle vit plusieurs fois son petit frère. Elle demeura dans ce couvent quatre ans, après lesquels elle pensa à se faire religieuse. Dès qu’elle en eut parlé, elle fut persécutée par ses parents d’une manière effrayante. Le père fut la chercher de force au couvent et la conduisit chez lui. Là il voulut la faire renoncer à son dessein ; mais elle persista à dire qu’elle voulait se consacrer pour toujours au Seigneur. Le père devenait tous les jours plus furieux. Depuis quatre jours la bergère n’avait pris aucune nourriture, ni elle ne se couchait pas. Pendant la nuit toujours elle veillait le moment favorable pour prendre la fuite, mais il n’y eut pas moyen. Le père, le fusil au bras, ne quittait la porte ni le jour ni la nuit[3].

Un jour, surtout, la bergère faisait prier le bon Dieu par ses frères et ses sœurs, et elle disait : « Quoi qu’on fasse pour me retenir, on n’en viendra pas à bout : j’irai dans un couvent, je ne sortirai plus, je ne m’occuperai que de la prière et de la méditation. Oui, je veux me faire religieuse, ou bien je veux mourir plutôt que de demeurer dans cet océan de crimes dont la terre est inondée. » Après ces quelques paroles, les enfants ne manquèrent pas de tout répéter au père ; ce qui le mit dans une si grande colère qu’il résolut de donner la mort à la bergère. Dans un moment de désespoir[4] il charge son fusil, sort de la maison, prend la bergère qu’il mit vis-à-vis de lui, et décharge son fusil ; mais Dieu permit que la balle passât sous le bras de la bergère, et elle fut sauvée. Enfin elle demeura encore quelques jours avec ses parents. Mais la Providence permit qu’un monsieur de Paris, qui aimait beaucoup Mélanie, se trouvât à Corps dans ce moment ; et à peine apprit-il par les habitants de Corps ce qui se passait qu’il se hâta de descendre trouver le père, sur lequel il avait beaucoup d’influence. Il fit tous ses efforts pour délivrer la bergère de cette prison, mais tout fut inutile. Enfin le bon Monsieur inventa un nouveau moyen. Le père Mathieu lui devait 600 francs[5], il fut le trouver et dit que, s’il voulait lui donner la liberté de Mélanie, il lui laisserait cette somme. Le père qui ne pouvait rembourser cette somme y consentit.

C’était le 1er vendredi du mois, vers les 3 heures après midi que se fit cette vente[6]. Mélanie fut très heureuse de voir qu’elle avait une petite ressemblance avec Notre-Seigneur. Dès ce moment elle fut un peu plus libre, et le lendemain elle partit pour Grenoble et alla faire une visite à Monseigneur qui l’envoya à Correnc, où elle prit l’habit de religieuse de la Providence au bout d’un an. Là elle demeura deux ans, pendant lesquels le divin enfant venait souvent la visiter ; mais un jour la Sainte Vierge lui apparut tenant son petit enfant par la main ; elle paraissait fort triste. « Ma fille, dit-elle à sœur Marie de la Croix, Dieu le Père veut affliger le peuple sans délai. Vous savez, ma fille, les malheurs prédits sur la montagne de la Salette ! Eh bien ! il est d’autres malheurs encore qui vont arriver à la fin de ce mois. Il est trois malheurs encore qui vont arriver à la fin de ce mois. Il est trois fléaux réservés à l’Isère, à la Bretagne et à la Russie : la peste, la guerre, la famine. »

— « Ah ! ma Mère, ma Mère, dit alors la jeune religieuse en se prosternant aux pieds de Marie, que dites-vous là ! La guerre, la peste, la famine ! Ah ! non, rien de tout cela. Ah ! je vous en prie, dites au Père éternel de pardonner au monde entier ; de nous il verra la conversion. Mais que rien de ces malheurs n’arrive. Dites, ma bonne Mère, dites au bon Dieu, s’il est tant en colère, de frapper sur moi tant qu’il voudra : je lui appartiens. Il peut faire de moi tout ce qu’il voudra : qu’il me coupe en morceaux, qu’il me brûle peu à peu, et puis Il est tout-puissant ; Il peut faire que je sois en plusieurs personnes et que je souffre pour toutes les personnes qui l’offensent tant ! Enfin de quelque manière que ce soit, épargnez, épargnez les pécheurs mes frères, et que Dieu se venge sur moi. » Dans ce moment il y eut un grand silence. Marie tournée vers l’autel semblait réfléchir, puis elle se retourna et dit : « Votre sacrifice a été agréable à Dieu, ma fille, et les trois fléaux n’arriveront pas, mais un seulement. Lequel voulez-vous ? car il faut que Dieu se venge ; les crimes s’élèvent jusqu’à son trône. » — Ah ! ma bonne Mère, dit la jeune religieuse, je ne veux pas de fléaux ; et si Dieu veut se venger, comme je vous l’ai déjà dit, qu’Il se venge sur moi, quoique je ne sois rien. Et s’il ne peut pas à cause que je suis trop peu de chose, qu’Il fasse quelque chose de grand de moi et puis qu’Il fasse tout tomber sur moi. Mais je vous avertis, ma Mère, je ne veux pas de malheurs. Si Dieu le veut, je consens volontiers à aller en enfer[7], ou bien à souffrir sur la terre tout ce que les damnés souffrent dans l’enfer, je le veux pour qu’il n’arrive rien. » Dans ce moment la Vierge sourit et dit à son petit enfant : « C’est la première fois que j’entends parler ainsi, Dieu sera satisfait. » L’enfant ne répond rien, mais il court se jeter dans les bras de la religieuse ; puis il s’en fut et disparut avec sa mère.

Un autre jour, sœur Marie de la Croix fut à la tribune, le soir, après souper ; elle fut très surprise quand elle vit près de l’autel une grande croix avec un Christ dessus. Des plaies du Christ sortaient des fontaines de sang très brillant. En premier lieu, le sang tombait par terre. Personne ne venait le ramasser ; alors les anges descendirent et vinrent s’abreuver un à chaque source. Ce Christ faisait de fortes menaces de ce que l’on ne profitait pas du sacrement de l’Eucharistie, etc., etc. Puis tout cela disparut.

Un autre jour, la jeune novice demanda permission pour aller au cimetière ; elle ne pensa plus qu’un exercice de communauté allait bientôt commencer. Elle y fut ; à peine y était-elle arrivée que l’on sonne pour commencer l’exercice ; et dans ce moment il faut être réunies ; comment faire ? Alors elle s’adresse à son petit frère qui vient aussitôt et la transporte dans l’appartement et elle ne manque pas d’exactitude[8].

Il n’y avait qu’un mois que sœur Marie de la Croix avait pris l’habit des religieuses de la Providence lorsqu’elle demandait à Marie de souffrir ce que souffrent les damnés. Jésus et Marie ne lui permirent ces souffrances qu’après trois semaines, au bout desquelles la sœur commença à ressentir un dégoût complet pour la prière, l’oraison, les sacrements. Ce dégoût augmentait tous les jours, et il en vint jusqu’à la faire souffrir horriblement quand elle était obligée de faire usage des sacrements et de la prière. En même temps, de fortes pensées de désespoir vinrent l’assaillir, des pensées contre la foi, et bien d’autres encore, de telle sorte que la jeune novice croyait quelquefois être dans les abîmes de l’enfer. Elle souffrait de telle sorte qu’il est impossible de le faire comprendre aux personnes qui n’ont pas passé par là. Souvent on la trouvait perchée sur les murs ou sur une fenêtre, prête à se précipiter si on ne l’eût empêchée[9]. Plus tard ses peines augmentèrent encore, de sorte qu’elle n’avait plus de liberté. Voulait-on lui parler de Dieu, elle n’entendait rien. Voulait-on lui faire expliquer de quelle manière le démon la tourmentait, elle ne pouvait plus parler. Elle était restée quelquefois 5 ou 6 jours sans pouvoir dire un seul mot, et restée plusieurs mois qu’elle n’entendait rien ; et souvent elle ne reconnaissait plus les personnes avec qui elle était. Allait-elle à l’église, les démons lui apparaissaient visiblement et la faisaient tomber par terre. Si elle avait son livre d’office, les démons le lui enlevaient et le renvoyaient au milieu de l’église en faisant un grand bruit.

Pendant plus d’un an, ils la frappaient sans ménagement [10], en quelque lieu que ce fût, mais surtout pendant la nuit ; et quand ils ne savaient plus que faire, ils traînaient son lit de côté et d’autre. Et quand la sœur ne bougeait plus, ils prenaient un autre lit qu’ils renversaient sur la sœur. Et quand les démons la frappaient fortement, elle se contentait de leur dire : « Ah ! mes beaux messieurs, je croyais que vous étiez quelque chose de bien remarquable, mais il paraît que vous n’êtes pas de grands seigneurs, puisque vous ne faites que ce que font les forgerons. Frappez, frappez fort ! quand je serai à la fantaisie de celui qui m’a mise entre vos mains, et qu’il me trouvera assez polie, il saura me retirer, et j’aurai à vous autres une grande reconnaissance. Allons, soyez de bons ouvriers, travaillez pour moi. » Cela les mettait dans une telle rage, que s’ils avaient pu donner la mort, ils l’auraient fait. Quelquefois, pour l’effrayer, ils se mettaient sous des formes d’animaux effrayants. Ces apparitions durèrent environ deux ans et quelques mois. — Il est impossible de raconter tout ce qui lui est arrivé ; mais on sait qu’en 1854 elle fut à la Salette, et que les démons ne lui apparurent plus.




On voit combien M. Nicolas avait raison d’écrire en 1881 : « Il est impossible de comprendre la bergère si on ne connaît pas l’histoire de sa première enfance et de sa première jeunesse, qui ne pourra être donnée au public qu’après le décès de sa mère et le sien propre. Nous possédons cette histoire depuis 25 ans. Nous avons eu sur ces points l’aveu de ses parents, bien que ces faits ne fussent pas, pour eux, très honorables… » (Le Secret, p. 18.)



  1. La chapelle Saint-Sébaslien.
  2. Elle ne coucha comme pensionnaire qu’au commencement de l’année 1847.
  3. Ses fonctions alors lui permettaient d’être armé ; il était gardien de péage du pont du Drac.
  4. Non de colère, car son père l’aimait beaucoup. Il n’a pas su ce qu’il faisait, a-t-elle dit, tant il avait de peine de la voir partir.
  5. Il lui avait avancé les 600 francs de cautionnement pour ses fonctions de garde du péage.
  6. Ce Monsieur de Paris est M. Brayer, qui est venu habiter Grenoble et que sa femme a assassiné à Grenoble. Cette misérable assassina en même temps son enfant de 4 à 5 ans et se suicida.
  7. Moins la malédiction réelle, a dit Mélanie, en confirmant ou rectifiant tout ce qui précède.
  8. Elle ne s’y sentit pas transportée, elle s’y trouva instantanément.
  9. Prête à se précipiter, détail inexact, a-t-elle dit. Les sœurs auront voulu dire : Prête à être précipitée.
  10. Avec des objets, mais ne l’ont jamais touchée, a-t-elle dit.