Librairie Henry du Parc (p. 175-190).


xv


La commune de Chancelade fait sa frairie le 15 août. Autrefois, on fêtait l’Empereur en même temps que la Sainte-Marie, et les pétards et les fusées, les banderoles et les lampions se mêlaient, pour la joie publique, aux chansons des cloches, aux hymnes des processions, aux bannières bleues et aux draps blancs qui flottaient au long des murs, tout embaumés de fenouil et de roses.

Aujourd’hui, on ne fête plus que la Vierge, et la frairie a perdu de son importance. Cependant on y vient encore, par coutume, même d’assez loin parfois.

C’est que le village est charmant, posé comme il l’est dans son creux de vallée et rangé tout autour de la vieille abbaye où des moines jadis possédèrent les droits des seigneurs. Des platanes superbes ombragent la place devant l’église de leurs larges feuilles dentelées, et se mirent dans la fontaine où furent ensevelis les cinq Anglais légendaires occis par du Guesclin. Une chapelle en ruine, un bijou archéologique, est aussi plantée là, un peu de travers, sous des noyers immenses, Avec cela des montées couvertes d’herbes fines comme du gazon, des chemins qui s’en vont grimpant et dévalant vers la côte et vers la prairie où passe le ruisseau qui fait tourner les meules du moulin caché dans le contre-bas du grand mur abbatial.

Au bout des ormes, sur la place, en haut, se découpant sur le ciel, la croix de fer, tout écharpée de guirlandes de lys.

Car on est très-royaliste dans le bourg de Chancelade, — on entend les seigneurs et bourgeois, — et c’est avec frénésie que l’on use de la fête de Madame la Vierge pour arborer toutes les bannières blanches et faire flamboyer les lys. La frairie en est tout éclairée et embaumée. Les petites boutiques qui s’échelonnent sous les arbres ont l’air d’être parées exprès par toutes ces guirlandes qui courent d’un arbre à l’autre en festonnant. Et quand le tourniquet valse et vire, faisant danser les verres bleus, les bouteilles rouges, les carafons barbouillés de grosses fleurs et taillés à facettes, dressés en pyramide, on dirait des corbeilles de fleurs éclatantes mouvant dans l’air et le soleil leurs calices multicolores.

Entre la messe et les vêpres, la foule se masse ou se meut dans toute la longueur de la petite place, ainsi bordée de jeux et d’étalages de sucreries où les mouches, grisées de chaleur et de parfum, s’abattent par nuées bourdonnantes.

Les jolies filles, en robes claires, vont et viennent, le pas nonchalant, avec de grands rires, ou s’arrêtent en des poses molles pour écouter les aveux du garçon qui les suit. Quelquefois elles laissent prendre leurs mains et s’en vont, ainsi menées, par la fête rustique qui encadre leurs naïves amours.

La Victoire toute flambante dans sa robe neuve, ses cheveux rouges au vent sous le fin bonnet de tulle dont les brides dénouées flottaient, riante et gaie comme ce jour d’été, s’en allait, trôlant d’une boutique à l’autre, poussant un tourniquet de son poing qui faisait tout branler, en s’esclaffant en des rires fous quand elle amenait un numéro qui la faisait gagner.

Comme elle se tournait, la face tout élargie de sa grande joie de pauvre fille heureuse, vers son maître arrêté derrière elle et qui venait de lui payer ce divertissement, elle entendit ce cri :

— Tiens, la Rouge !

Et elle demeura pétrifiée dans son rire, les yeux clignotants, bourrée en plein cœur d’une angoisse énorme. Qui donc l’avait reconnue ? Et elle vit deux hommes qui parlaient à son maître en gesticulant et en la regardant, elle !

Elle entendait des mots qui lui venaient malgré le tapage de la fête. On parlait du village de Grand-Change, des Jameau et puis des assises, où l’on avait vu juger et condamner la Rouge.

Brusquement, la Victoire prit la fuite. C’était fini, maintenant que l’on savait tout. On allait la chasser. Elle retombait comme d’un paradis dans la misère et la honte de ses jours passés.

La tête baissée, comme si tout le monde allait aussi la reconnaître, elle fila à travers la foule, essoufflée, s’imaginant qu’on la poursuivait, et elle courut tant qu’elle ne fut pas seule sur la route, loin du bourg où maintenant les cloches sonnaient. Un carillon joyeux appelait à l’église les fillettes toutes blanches et coiffées d’aubépine, qui devaient escorter la Vierge en sa procession triomphante.

Cela tirait le cœur à Victoire, qui aimait à voir passer dans sa gloire, droite et pure, rayonnante et encensée, la Vierge Marie portant un enfant dans ses bras. Dans son pauvre cerveau sans pensée, cette vision mettait un charme, un apaisement et comme une indéfinissable consolation.

Elle ralentit son pas, regardant derrière elle avec un regret poignant de tous ces bonheurs subitement perdus. Où irait-elle à présent que le bruit de son infamie allait se répandre par toutes les communes environnantes ? Elle pensait à cela sans révolte, mais avec les peurs farouches d’une bête traquée, sans cesse débusquée de son gîte.

Elle ne pleurait pas, elle suait d’angoisses, bourrelée de cette pensée qu’elle était sans abri et qu’elle allait avoir faim. Car elle sentait bien que son maître la jetterait tout de suite hors de son foyer honnête où deux jeunes filles grandissaient. Même elle pensa qu’elle devait rentrer la première à la maison, faire son paquet et s’en aller sans rien dire. Elle n’aurait pas la honte de rougir devant ces braves gens qu’elle avait trompés.

Alors elle se remit à marcher de son pas large et pressé, coupant à travers champs pour rejoindre le chemin qui montait vers la ferme par les bois, sous les chênes où les genêts étalaient leurs fleurs d’or sur la gazonnée des herbes folles et des bruyères roses.

Mais si vite qu’elle se hâtât maintenant, elle arrivait trop tard. Le maître l’avait devancée.

Furieux, désolé d’avoir abrité sous son toit une fille que la prison venait de lâcher, il s’était pressé de rentrer avertir sa femme. Et tous les deux se lamentaient dans la salle basse où la fermière infirme, calme et douce, passait ses journées près de la fenêtre où Victoire l’asseyait tous les matins. La femme tremblait, avec son tricot dans ses doigts blancs, et regardait le maître dont la fureur croissait.

Victoire, en approchant, venait de l’entendre, et elle s’était adossée au mur, tout près, les mains jointes, le front baissé, ne bougeant plus.

Et la fermière disait que c’était un malheur pour eux, parce que la fille était une bonne ouvrière et qu’on n’avait rien à lui reprocher depuis qu’elle était dans la maison.

Il répondait que ce n’était pas une raison, puisqu’elle avait failli avant, et que tout le pays, d’ailleurs, lui jetterait la pierre si lui, le maire, gardait à son service une fille qui sortait de prison.

Et il en voulait presque à la Victoire de sa grande vaillantise et de son honnêteté chez eux, qui l’obligeaient à la regretter quand même. Il disait, en jurant, que cette hypocrite-là les avait trahis. Cette vaurienne, qui s’était conduite, vis-à-vis de lui, en brave et courageuse fille, l’exaspérait. Il disait qu’on devrait marquer ces misérables en plein visage, afin qu’elles ne pussent tromper personne.

La fermière, de sa voix de malade, l’apaisait par instants, avec des mots de pitié. Elle parlait de repentir, de miséricorde. Et la Victoire, collée au mur, entendant ces mots, se mit à pleurer. Elle pensait que bien sûr on devrait avoir pitié d’elle, car elle était bien malheureuse et si abandonnée que son cœur en crevait, à la fin.

Puis elle entendit une porte rudement tapée et un pas furieux qui s’en allait. Le maire retournait à la fête, afin d’y chercher la Victoire et de l’envoyer faire son paquet. Il cognait son bâton par terre et contre les arbres, en se fâchant tout haut.

Dans la maison, rien ne bougeait. La fermière avait posé son tricot sur ses genoux minces, et, les doigts croisés, elle regardait par la fenêtre, en l’air, dans le bleu flambant du ciel, comme si elle y cherchait le Dieu de sa foi très-humble pour l’implorer.

Dans le village, on disait que la femme du maire, aujourd’hui infirme pour quelque rude coup qui lui aurait rompu les os, un jour où son mari l’avait surprise à mal faire, était autrefois une fine et gracieuse paysanne, douce et faible, que le mal d’amour avait touchée. Elle avait fauté, disait-on, sans que l’on sût, au vrai, si la faute avait dépassé l’effarement de son âme. Mais son corps en avait pâti, puisque depuis douze ans elle vivait sur sa chaise, au coin du foyer l’hiver, et l’été près de la fenêtre basse, par où elle suivait les travaux dans les champs, et, dans les cieux, le vol des hirondelles.

Elle priait et elle faisait l’aumône, toujours douce et faible comme autrefois ; mais ses cheveux blonds avaient pâli, son visage était devenu couleur d’ivoire, avec un profil ciselé délicatement et des yeux clairs, presque blancs et comme sans regards, dans la fixité éternelle de ses pensées où de ses souvenirs. Une coiffe blanche lui pendait sur les joues. Elle avait au cou le fichu clair et la croix d’or des paysannes d’autrefois. Dans l’encadrement sombre de la fenêtre bordée de vignes, elle mettait une douceur de pastel effacé par le temps.

Comme elle demeurait les yeux levés, encore frémissante des colères de l’homme dont elle avait gardé l’effroi, elle entendit un gros sanglot, et elle aperçut la Victoire qui s’était glissée tout près d’elle et qui pleurait à genoux contre sa chaise, la figure cachée dans son bras.

— Las ! ma pauvre fille, lui dit-elle, c’est donc vrai ? Las ! mon Dieu, Jésus !…

Elle ne trouvait rien autre à dire, et elle soupirait, aidant ainsi la Victoire à se soulager le cœur.

Puis, au bout d’un temps, elle repensa au maître qui allait rentrer et qui chasserait durement la fille, peut-être avec des coups. Alors ça lui donna le courage de la faire partir.

— Il le faut bien, dit-elle, las ! Seigneur, prenez pitié de nous ! Il faut vous en aller, pauvre, mon homme l’a dit, et vous savez…

— Oui bien, répondait Victoire, j’ai entendu. Je m’en vas, maîtresse. C’était pour vous dire adieu.

Et elle pleurait plus fort, car cette pitié de femme, la première dont elle eut senti la douceur, la faisait se fondre. Tout son cœur s’en allait, lui coulait de la poitrine avec comme un bonheur de cet épanchement. Sa rude écorce, encore endurcie par le contact terrible de la vie, s’amollissait soudain, attendrie et sensibilisée ; et la sensation qu’elle éprouvait là, pour la seule fois de ses jours, lui amenait un bouleversement dans lequel son cerveau s’exaltait. En cette minute unique, elle eut la compréhension rapide mais claire de tout un côté de la vie qui lui était fermé. Quelque chose jaillissait de son cœur qui l’éblouit. Et dans cette sorte d’éblouissement moral qui lui donnait comme une lucidité somnambulique, elle vit plus loin que sa pensée habituelle : elle aperçut sa vie, ses fautes, sa grossièreté, ses besoins indomptés, elle sentit vaguement qu’elle aurait dû ne pas faire le mal. Et elle éprouva du coup comme la secousse d’un remords.

Puis cet éclair, passé devant son cerveau dans une crise d’exaltation, s’évanouit, et elle demeura effarée dans son hébétude brutale, avec cette éternelle pensée qu’elle allait bientôt avoir faim. Elle ne pleurait plus, les poings dans les yeux.

— Il faut vous en aller avant la nuit, lui dit doucement la fermière. Et voilà le soleil qui tourne derrière les chaumes, là-haut.

En effet, le coteau en face s’éteignait peu à peu, et le reflet rouge du couchant entrait maintenant par la fenêtre enfeuillée. Il allumait un à un, comme les cierges d’une chapelle, tous les points blancs de la salle assombrie. Il rosait en passant, d’une lueur nacrée, la joue pâle de la fermière, il tombait sur la chevelure fauve de Victoire, la coiffant comme d’un lambeau de pourpre flamboyante.

Elle se leva pour aller chercher ses hardes.

Quand elle revint, son paquet sous le bras, la maîtresse lui donna ses clefs pour qu’elle allât quérir la grande bourse tricotée où l’on serrait l’argent du ménage.

— Et faites vite, lui disait-elle toute tremblante de la peur que son homme rentrât.

Car elle voulait bien payer la Victoire, puisqu’on la renvoyait. Et lorsqu’elle tint la bourse, elle lui compta dix écus. Mais Victoire se défendait : c’était bien trop ; on ne lui devait pas ça.

La fermière la tira par sa jupe et lui glissa l’argent dans sa poche, malgré elle. Même elle l’obligea à emporter la moitié d’un pain. Elle cherchait encore ce qu’elle lui pouvait donner. Elle eut une idée, et elle lui fit cadeau de son chapelet. Il semblait qu’elle lui donnait ainsi la bénédiction de Dieu.

— Vite, disait-elle, en écoutant par la fenêtre, allez vous-en : ils vont rentrer. Et que la Sainte Vierge vous protège ! pauvre !…

Puis elle recroisa ses mains, triste, apitoyée, la tête fléchie, toute blanche dans ses coiffes comme une madone sous ses voiles, et son regard, levé vers le ciel déjà sombre, se fixa large et clair.

Tandis que la Victoire passait le seuil et gagnait la route et s’en allait devant elle, sans savoir où, sans pensée, reprise d’hébétude, les yeux farouches, le pas pressé d’un vagabond qu’on poursuit.

Mais elle avait posé sur sa tête son paquet de hardes, et elle coupait son pain, et elle s’en emplissait la bouche, toujours vorace, ne songeant dans sa fuite qu’à apaiser l’énorme faim qui lui mordait les flancs.