Librairie Henry du Parc (p. 165-174).


xiv


Heureusement que vers la Saint-Jean les pluies cessèrent et que l’on put couper les foins. Comme il fallait se hâter, car maintenant l’herbe se couchait, étant trop mûre partout, on embauchait du monde pour la fenaison.

Et la Victoire ne savait à qui répondre : on se disputait cette paire de bras qui en valait quatre comme ceux que les femmes du pays apportaient au travail, molles et lentes avec la grâce dans leurs gestes.

Elle arrivait toujours la première, faisant de grandes enjambées, claquant ses sabots sur la terre sèche, lourdement. Sa fourche à l’épaule, sa paillole sur le nez, les jupes courtes, on la voyait passer, courageuse, et on lui criait du bord des prés en fauche :

— Hé ! la fille, c’est demain pour chez nous, pas vrai ?

— Oui bien, répondait la Victoire.

Et elle s’en allait ainsi d’un pré à un autre tous les jours, gagnant ses quinze sous.

Le matin, on faisait l’étalée. On s’attaquait aux berges. L’herbe, encore verdie, s’affalait molle et mouillée de la nuit. Il fallait l’enlever à pleine fourchée et la jeter de çà, de là, en la secouant. Ensuite, on l’écartait encore, du bout de la fourche, pour faire passer l’air et le soleil. Et quand c’était fini, on revenait retournant le foin, déjà sec par-dessus, et qui commençait à sentir sa bonne odeur de foin coupé.

À chaque rangée, les autres faneuses s’arrêtaient, appuyées sur leurs fourches piquées en terre, les bras lassés, suantes et essoufflées.

La Victoire ne s’arrêtait point, elle. Elle avait la gloriole de n’être pas lasse ; et on la voyait aller et venir, toujours tournant et retournant l’herbe, si bien qu’elle activait la séchée et qu’on pouvait rentrer les foins le jour même.

Alors les charrettes venaient se ranger le long du pré. C’étaient les gamins qui les amenaient à vide. Ils piquaient les bœufs mauvaisement ou les tapaient de leur aiguillon si fort qu’ils pouvaient sur le nez. Et cela faisait un bruit sourd, tandis que les bêtes secouaient douloureusement leurs naseaux roses, d’où filait en s’éparpillant l’écume abondante et blanche comme neige. Cependant ils battaient de leur queue incessamment leurs flancs où se collait la nuée noire des taons aigus et des mouches bourdonnantes.

Le soleil s’en allait tombant derrière les collines, quand on commençait à charger. Les femmes avaient jeté leurs chapeaux de paille rousse, et l’on voyait leurs cheveux qui pendaient sous le fichu défait.

Elles râtelaient maintenant, ramassant le foin et le traînant au même tas. C’était la Victoire qui enlevait l’herbe à bout de bras, faisant plier la fourche sous le poids énorme qu’elle soulevait à la fois, pour le jeter dans la charrette à l’homme qui l’entassait par couches régulières. Puis elle se baissait et se relevait sans prendre le souffle, balançant sa charge et la jetant toujours plus haut à mesure que le char s’emplissait. Ses reins se cambraient, ses bras craquaient, sa poitrine se gonflait sous l’effort, et aussi son cou musculeux tout mousseux sous la nuque de sa toison fauve et crêpelée. À chaque coup, elle criait : Hop ! et sa bouche rouge aux dents éclatantes s’ouvrait toute sensuelle dans le plaisir excitant qu’elle prenait à faire jouer et craquer ses muscles dans l’odeur grisante des foins embaumés.

Lorsque les charrettes étaient remplies et bien peignées tout autour par les dents du râteau, on piquait les bœufs et l’on revenait à la ferme. Toutes les faneuses suivaient, l’outil sur l’épaule, et l’on chantait, à pleine gueulée, la chanson monotone et traînante aux notes aiguës qui s’en allaient loin dans la nuit, tandis que, par les chemins étroits où les charrettes cahotaient, frôlant les arbres, toutes les branches se frangeaient d’herbes échevelées.

Quand on eut serré les foins, partout, ce qui ne tarda guère parce que l’on avait dû se presser. Victoire aurait encore chômé en attendant les blés, si sa force et sa vaillantise ne l’eussent fait embaucher par le maire d’une petite commune des environs, et qui était un paysan.

Il la loua pour finir l’année, disait-il ; après quoi l’on verrait.

On faisait ici de la petite culture comme chez les Jameau, et la Victoire se retrouva tout à fait heureuse à cette vie qui était la sienne. On ne lui demanda rien sur ses antécédents. Elle se conduisait bien, elle trimait comme un cheval, on lui payait de petits gages ; aussi elle fut bien traitée, mangeant avec les maîtres et jouant avec les filles et les garçons comme si elle eût été ni plus ni moins que de la famille.

Pour un peu, la Victoire eût oublié tous ses malheurs. Elle se rempluma, comme on lui disait ; elle mit de la chair sur sa maigreur énorme, et sa figure blanche prit la couleur saine et dorée des pêches qui mûrissaient lors en plein été brûlant. Même elle revint à l’église comme aux bons jours, elle fit ses dévotions, et encore qu’elle fût vieille avec ses vingt-cinq ans, elle trouva des galants pour la faire danser aux soirées du dimanche, quand le violoneux passait par là et qu’il s’arrêtait à racler un air, pour l’histoire de boire un coup.

Elle paraissait toute pareille aux autres maintenant, sans qu’on pût soupçonner ce qu’elle cachait. Il lui venait même de la considération pour son honnêteté et son courage, et souvent les bonnes femmes disaient à leurs filles que plût à Dieu qu’elles ressemblassent à la Victoire !

Tout ce bonheur lui arrivant, après tant d’années noires. Victoire devint toute gaie et même un peu folle, comme il était dans ses goûts, du reste, et si alléchée à vivre qu’elle prenait du plaisir permis tant qu’elle en pouvait, sans nuire à son prochain, ni à son travail, bien entendu.

Maintenant, elle allait aux frairies, aux danses, aux noces, partout où les maîtres la voulaient laisser courir, lui confiant même leurs jeunesses de filles que la Victoire savait fort bien garder du péché et toucher ferme vers la maison lorsqu’elles s’avisaient de faire les étourdies.

Pour elle, les garçons ne s’y frottaient point sans recevoir une rebuffade sous forme de bourrade, non tendre, mais appliquée de main rude et brutale parfois, comme si elle se défendait moins d’une caresse que d’un mauvais coup.

Cependant elle aimait rire avec eux, et elle se lâchait à des plaisanteries roides qui la faisaient se pâmer dans des secousses de tout son corps en gaieté. Mais leur toucher la faisait blêmir ; ses petits yeux s’épeuraient, et elle levait le poing. On ne l’avait vue s’attendrir qu’avec les enfants. Non pas les filles encore, mais les petits gars en culottes percées, sales et morveux, les cheveux brouillés et l’air grave, qu’elle rencontrait au bord d’un fossé, gardant la brebis et son agneau tout frisé qui fait des cabrioles. Si elle pensait que personne ne la pouvait voir, la Victoire s’asseyait au talus et tirait l’enfant devers elle, le regardant tout près… Puis elle lui demandait de chez qui il était ; et si le petit paysan farouche ne répondait pas, l’œil en dessous, suçant son pouce : « Mon Dieu, murmurait Victoire, toute prête à pleurer, si c’était lui ! »