Librairie Henry du Parc (p. 155-164).


xiii


Au jour naissant, Victoire, brusquement éveillée, se redressa. Elle tendait l’oreille, pensant avoir entendu sonner la cloche qui l’éveillait, là-bas, à la Centrale. Et la cloche sonnait. Un tintement doux, sonore et mourant dans l’air qui l’emportait. Elle reconnut l’Angelus.

C’était le réveil des champs. Dans toutes les fermes la vie allait renaître avec son labeur accoutumé !

Le soleil ne paraissait pas encore. Un vent frais, humide et comme mouillé de la rosée qui gouttait aux feuilles et perlait au fin bout des herbes penchées, remuait la feuillée des taillis avec un frissonnement doux. Le caquetage des oiseaux commençait, et aussi l’ébrouement de leurs ailes au bord des nids.

Victoire, roidie par le froid, étira ses membres et se dressa sur ses genoux, comme pour prier ; mais un malaise la tenait. Elle s’affaissa sur ses talons et demeura tassée dans son trou. Elle avait faim. C’était sa pensée unique maintenant. Ses flancs creux la faisaient souffrir.

Il lui fallait chercher sa nourriture, mais hors du bois, comme le loup affamé ! L’instinct qui fait ruser les bêtes pour attraper leur proie poussa la Victoire à réfléchir sur sa situation pour en tirer parti. Avant tout il lui fallait manger. Il lui restait bien quelque argent qu’elle avait gagné à coudre des toiles pendant cinq ans, mais c’était peu pour sa grosse faim. Elle eût tout dévoré en peu de jours. Et ensuite ? Donc il fallait qu’elle cherchât à se louer.

Alors elle imagina une histoire pour dire d’où elle venait. Des maîtres qui l’auraient emmenée là-bas, à Montpellier, et puis qui seraient morts. Elle retournait au pays. C’était tout simple. Si l’on voulait savoir de quelle paroisse elle était, elle nommerait le Grand-Change, où elle avait grandi, chez les Jameau. Voilà.

Elle se leva tout à fait, défripa ses jupes et sortit du bois.

Déjà les paysans passaient, les outils sur l’épaule, s’en allant sarcler les blés en retard ou biner les pommes de terre. On parlait de la Saint-Médard qui venait de tomber le droit jour de la lune, amenant les pluies, et l’on s’inquiétait pour les foins à couper.

Victoire prit le pas d’un groupe de ces travailleurs, l’enjambée large et lente, avec la cadence rhythmée du corps alourdi, et elle parla comme eux, s’inquiétant. Même elle paraissait joliment s’y connaître, à tout ce qu’elle disait.

Alors, montrant son paquet, elle dit qu’elle allait se louer, et elle demanda si l’on savait une place dans l’endroit. Personne ne savait, parce que les servantes ne changeaient qu’à la mi-août et se louaient pour un an. Mais elle pourrait faire des journées, en attendant.

— Oui bien, répondait la Victoire.

Elle s’arrêta comme eux à l’auberge, où elle les fit rire tant elle s’emplit de nourriture. Puis, comme ils repartaient, elle demeura seule sur la route avec son paquet.

Dans la journée, elle poussa jusqu’à Lille, une grande commune, avec des maisons bourgeoises où elle n’osa pas entrer s’offrir, parce que dans ces maisons-là on demandait à prendre des renseignements, tandis que les paysans ne regardaient qu’à la vaillantise, sans plus chercher.

Elle rebroussa chemin, un peu honteuse d’être examinée par les gens qui l’avaient déjà vue passer, traînant son paquet, et qui la revoyaient à la nuit, rôdant autour des fermes avec son air farouche. Elle en aperçut qui demeuraient sur leur porte, comme pour la surveiller. Elle s’imagina d’un coup qu’elle était reconnue et qu’on allait lui jeter des pierres ou lâcher des chiens après elle. Alors, elle prit sa course, et revint tout à la nuit à l’auberge de la Chapelle où elle avait mangé le matin. Comme elle avait bien payé, on lui fit bon visage, et on la fit coucher après qu’elle eut soupé avec les gens de la maison, et même aidé la femme à ranger sa vaisselle, pour se faire bien venir.

De fait, on la traita bien, et elle put y prendre gîte, pour, de là, courir le pays, cherchant une place. Seulement on lui gardait ses hardes dans un coin, afin de se payer si elle venait à faire des dettes à l’auberge. Elle avait cessé de donner de l’argent, n’en ayant plus.

Et Victoire s’affolait, n’osant se plaindre. Car on lui avait proposé souvent telle ou telle maison dans les communes environnantes, qui demandaient partout des servantes. Mais c’étaient des maisons bourgeoises, où des dames, comme madame Maleyrac, ne pouvant garder personnes, faisaient encore les renchéries et demandaient des filles honnêtes, avec leurs certificats. Victoire refusait obstinément, ne se disant bonne que pour la terre et se taisant sur ce qu’elle avait appris à faire au château des Andrives.

Mais les pluies duraient. On ne faisait rien aux champs. À peine si, pendant les éclaircies, on abattait un coin de pré, laissant l’herbe en tas, n’osant y toucher de peur qu’elle pourrît.

Dans ces jours, on fit demander Victoire pour laver la lessive au couvent des sœurs de Chancelade. C’était à une heure de là. Elle demeura toute blanche, sans répondre. Seulement ses paupières se fermaient à tout coup pour cacher la peur qu’elle avait aux yeux.

Les sœurs ! cela lui rappelait l’hospice, et la supérieure, qui savait qu’elle avait tué son enfant, puisqu’elle était venue la voir en prison et lui dire qu’on ne lui rendrait jamais son petit, l’autre, le premier, celui qu’elle aimait, et dont la pensée, toujours, malgré tout, lui retournait le cœur. Son petit, qui devait avoir sept ans, et que l’on enverrait comme elle, bientôt, dans quelque ferme, pour y garder les bêtes au commencement. Ce qui fait qu’elle regardait maintenant, sans pouvoir s’en empêcher, les tout petits qu’elle rencontrait, touchant leurs brebis ou leurs oies, et qui avaient un air triste.

Les sœurs ! oh ! non, jamais. Peut-être quelqu’une la reconnaîtrait. Pour n’y point aller, elle fit la malade, ces jours-là.

Comme aussi elle manqua bien de le devenir un soir qu’en revenant de chercher du travail, au loin, là-bas, derrière Champcevinel, et qu’en dévalant le coteau par l’étroit sentier raviné, entre les touffes de pins et les vignes maigres, elle aperçut monter deux gendarmes. Ses jambes s’arrêtèrent. Elle s’assit au talus, si blême et chavirée qu’on l’eût crue prête à rendre l’âme.

Quand elle put s’enfuir, elle semblait poursuivie, tant elle regardait autour d’elle et derrière, effarée, le corps en avant, avec des peurs de tous ceux qui la regardaient comme si elle traversait un lieu réservé aux honnêtes gens, qui avaient le droit de la chasser et de lui faire du mal à elle, la bâtarde et l’infanticide.

Mais pourquoi aussi avait-elle faim ? Sans cet appétit de vivre qui la travaillait avec une force plus grande, à mesure qu’elle passait ses vingt-cinq ans, elle serait peut-être demeurée un soir dans quelque fossé profond, se laissant mourir. Mais elle éprouvait comme une faim qui venait de tout son être vigoureux et musclé, au sang vif sous la peau blanche de la fille aux dents saines, aux yeux roux, aux cheveux ardents. Il y avait des heures où elle oubliait tout quand elle s’affalait sur la table d’auberge, l’estomac plein, coude à coude avec des travailleurs suant la fatigue, sentant la terre chaude, et qui la bourraient d’un coup familier dans ses larges flancs. Sa face se rosait, sa bouche rouge s’ouvrait, sensuelle, avide ; elle aspirait ce fumet de chair et de travail, toute la gourmandise de son être se délectait dans une grande joie bestiale de la vie.