Chez l’auteur (p. 142-155).

X

En cette lourde après-midi de la fin d’une semaine dont mille tracasseries l’avaient à demi déprimé, Jules se débattait, par surcroît, devant la solution d’un fâcheux problème qui venait de se poser à lui assez brutalement. Il était tenté de se dire : « De mes amis, délivrez-moi, Seigneur ! » En effet, ses amis, que des restes de scrupules touchant la discipline politique tourmentaient encore, avaient presque exigé de lui qu’il gagnât à sa cause le plus turbulent de tous : Paul Boisclair, l’impitoyable père de la rivale de Mlle Clément. Ils espéraient qu’un tel gain empêcherait l’effritement du parti auquel ils tenaient tant par plus d’une fibre. Ils venaient donc de lui imposer cette amusante tentative.

— S’il vous était possible, monsieur LeBrun, avaient-ils dit, d’un air timide, d’amener Boisclair dans nos rangs, ou simplement de lui faire prendre vis-à-vis de vous une attitude de neutralité absolue, votre campagne se terminerait certainement par une victoire. Sans son concours, ses sympathies ou son abstention, des doutes sur une heureuse issue de votre lutte draperont de gris, comme vous diriez, jusqu’au jour final, votre ciel politique.

Sous l’averse de telles paroles, une invisible contrariété l’avait fortement secoué. Mais il savait qu’un bon général, aux jours des batailles, doit stimuler le courage de ses soldats, soutenir leur ardeur, foncer avec eux sur l’ennemi. Il avait donc fait contre fortune bon cœur, malgré l’amertume de la pilule qu’il venait de prendre.

— C’est une intéressante suggestion que vous me faites, mes amis, avait-il dit. Je m’y rendrai aussitôt que possible. Toutefois, je veux vous faire savoir que je dévierai, que vous dévierez, vous aussi, de la ligne de conduite que je m’étais tracée au début : ne quémander aucun concours qui se paie de faveurs, aucune aide qui exige une onéreuse rétribution.

Un autre combat se livrait en lui. Il se souvenait de la lettre reçue de Mlle Boisclair, une semaine auparavant, et de la réponse qu’il lui avait adressée la veille, réponse de rupture où il lui avait encore dit son intention de ne plus la revoir. Enfin, il connaissait le caractère orgueilleux et cassant du père, l’emprise de Ledoux sur lui, les avantages que les élections pistonnées par eux seuls leur procuraient depuis longtemps. Il ne pouvait donc terminer l’entretien avec ses amis sans leur montrer l’envers de la médaille. Il avait débuté :

— Je vous remercie de nouveau du ferme appui que vous m’avez donné jusqu’à présent, mes bons amis. Grâce à votre travail et au mien, nous changerons certaines traditions politiques défectueuses. J’espère qu’avant longtemps nos mœurs modernes s’harmoniseront avec la démocratie telle qu’elle doit se vivre ; j’espère que nous rendrons possible à tout candidat sérieux de se faire élire par le peuple sans qu’il soit obligé de passer par les compromettantes Fourches Caudines de quelques chefs. Voilà une pénible obligation, une humiliante initiation qui ferme la porte de la vie publique à l’élite de notre population.

— J’avais pensé, avait-il ajouté tout d’une haleine, le visage devenu sombre, qu’à l’instar de votre candidat actuel, le candidat de nos centaines d’alliés, vous n’auriez pas voulu risquer perdre la moindre parcelle de libération électorale que nos initiatives nouvelles nous avaient values, et vous auriez tenu ferme à délivrer le comté de ces vénales créatures que vous connaissez trop bien, de ces dirigeants irréguliers qui font de nos honnêtes électeurs des moutons de Panurge.

Bien que ses auditeurs pusillanimes eussent compris, ils avaient gardé le silence. Pour réagir comme il aurait fallu, il leur manquait la grâce d’état civique. Ce mutisme de leur part, plus coupable que des paroles par quoi on s’accuse, lui avait tracé nettement son devoir. Sur le champ, il s’était décidé à tenter, malgré sa répugnance pour un tel geste, la démarche humiliante que ses disciples croyaient nécessaire. Comme il ne voulait, encore une fois, ne les attrister, ni s’aliéner leur esprit, il leur avait même marqué assez de satisfaction à combler leur vœu déraisonnable. Il leur avait répété :

— Vous avez probablement raison de souhaiter une alliance avec quelqu’un de l’organisation officielle qui travaillera contre nous. Votre idée me semble très bonne même. Dès demain, je m’acquitterai, si possible, de cette tâche. Soyez certains que je verrai l’un des « grands manitous ». Mais, par exemple, mes amis, vous n’irez pas jusqu’à exiger de moi que je m’agenouille devant lui, que je le supplie de prendre ma cause en mains, que je le conjure de me faire élire. Vous sentez bien que ce serait de ma part du véritable avilissement, méprisables procédés auxquels je me refuserai toujours.

Vis-à-vis d’un mandat de député à solliciter d’électeurs intelligents, voilà, en plein vingtième siècle, sous le soleil du prétendu progrès dans tous les domaines, voilà où en était encore le talent consacré : aller implorer de quelque stupide dieu du parti la permission de briguer le suffrage populaire !

Sans doute, l’esprit d’indépendance de Jules, sa dignité reconnue, le beau précédent qu’il désirait créer pour toujours, tout cela lui aurait fourni de bonnes raisons de se refuser à voir Boisclair. S’il consentait à aller chez lui, c’est que, d’une part, il voulait enlever à ses amis tout motif de blâme contre sa conduite au cas d’un échec, et que, d’autre part, malgré sa lettre à Mlle Boisclair, il croyait qu’il valait encore mieux la revoir, s’expliquer, finir avec elle moins prosaïquement…

En ce soir brumeux et humide, lorsque Jules se fut assis au salon mauve tout illuminé des Boisclair, la première personne qui se présenta à lui fut Élise. Aussitôt qu’on lui avait dit le nom si doux du visiteur, elle était accourue sans s’informer si on la demandait, tant le plaisir de le revoir la bouleversait.

— Je désespérais te rencontrer de nouveau, grand compagnon d’enfance, jeta-t-elle avec émoi… Qu’est-ce qui nous vaut la joie de ta visite, mon cher Jules ? Que te devrons-nous pour cette minute de bonheur que tu nous apportes ? Excuse-moi de ces questions. Parle à ton tour, que j’entende le son de ta voix !

— Vraiment, Élise, je ne croyais pas qu’il m’aurait été possible de vous arriver si tôt, ni même de vous arriver un jour. Ma lettre, du reste, t’en avait averti. J’étais bien décidé à ne pas te revenir avant plusieurs mois, comme tu peux l’imaginer.

— Parlons de ta lettre, veux-tu ? fit-elle. Étais-tu bien éveillé quand tu l’as écrite ? Quelle lettre, mon cher ! Mes larmes en ont maculé toutes les lignes ! Enfin je me rends compte de ma culpabilité, hélas !… Mais il me semble…

— Élise, reprit Jules, ma lettre t’a dit mon dernier mot. Je te le répète encore, c’est un malentendu qui a créé entre nous cette déplorable situation. Lorsque tu m’as ouvert les yeux sur ton état, mon cœur s’était donné à une autre.

— Je connais l’irréparable, répondit Élise, au milieu de ses sanglots !…

Le jeune homme ne prononça pas d’autres paroles. Ce fut elle qui rompit le silence qui les enveloppait quelques minutes. Refoulant son orgueil blessé, elle joua le rôle d’une désespérée s’agrippant à la moindre pousse qui croît sur la berge de la rivière où elle se noie.

— Ma vie est brisée, Jules ! Pourquoi ne t’avoir pas crié mon amour plus tôt ? Cet amour qui s’identifiait tellement avec tes traits, ta physionomie, et avec ton âme que je rêvais voir se dissoudre en la mienne ! Renoncer à cet amour me jette dans l’angoisse, oui dans l’angoisse, dans le désespoir le plus cuisant !

Jules se préparait à lui offrir un peu de consolation, lorsque M. Boisclair s’encadra brusquement dans l’arche du salon, l’air semi-contrarié, semi-réjoui :

— Jules, enfin ! proféra-t-il, en guise de bonjour. Il continua comme quelqu’un qui espère convertir et veut donner une bonne leçon. Il parla avec volubilité :

— Voyez-vous ça, un homme qui a vécu avec nous une grande partie de ses vacances annuelles, un garçon dont les extraordinaires succès nous réjouissaient toujours, dont les visites prolongées nous charmaient, enfin un monsieur qui ne nous aime plus, puisqu’il ne franchit plus le seuil de notre porte. A-t-il peur que nous le blâmions de l’imprudente décision qu’il vient de prendre ?

Il continua, croyant le toucher :

— Quand on se sait coupable, quand on s’égare sur une route qu’on ne devait pas suivre, n’est-ce pas, Jules qu’on n’aime guère s’approcher des hommes expérimentés qui pourraient aviser sagement ?

Le jeune avocat n’en laissa pas dire davantage. Il parla d’un ton calme :

M. Boisclair, merci des compliments que vous m’avez adressés au début. Veuillez croire que je les accepte pour ce qu’ils valent. Quant à vos malicieuses allusions au sujet de mon entrée dans la politique, je vous dirai que je les trouve nullement heureuses. En agissant ainsi, je ne fais qu’exercer un droit que m’accordent les lois de mon pays. Ces lois imposent-elles l’obligation à celui qui se porte candidat de se faire approuver au préalable par certains chefs ?

M. Boisclair reprit en bondissant :

— Tu constateras bientôt, jeune homme, que c’est plus qu’une obligation de se faire admettre par nous, que c’est une condition indispensable pour triompher.

— Bien que j’aie voulu rompre avec cette mauvaise coutume, répondit Jules, toujours maître de lui, j’admets qu’à cause de notre longue intimité et de votre influence politique, il aurait été préférable que je vous eusse appris personnellement la nouvelle de ma candidature.

Puis après avoir reconnu sa faute, il ajouta :

— La raison de mon silence a été que je m’attendais à une farouche désapprobation de votre part et que je voulais, en ce faisant, servir la cause des candidats, les sortir de leur état d’esclavage. Il m’a semblé qu’il était temps qu’un homme osât briser cette quasi séculaire sujétion indigne d’électeurs libres.

C’était surtout, en parlant ainsi, le motif de libération qu’il tenait à souligner devant un de ceux dont dépendaient toujours les élections. Boisclair entendait avec dépit bourdonner à ses oreilles ce mot métallique de libération.

Ne pouvant plus maîtriser sa colère, il s’écria :

— Jules, je savais que tu possèdes un beau talent, de multiples connaissances, mais je ne te croyais pas capable de les utiliser à créer autant de désordre dans notre vie régionale. Ensuite tu me sembles un peu jeune pour nous faire des leçons. Depuis quand brigue-t-on le suffrage populaire sans notre permission, sans être choisi et présenté par nous. Rappelle-toi que nous avons décroché sans pitié d’autres étoiles qui ont voulu, elles aussi, s’allumer à notre ciel politique.

Pendant quelques minutes encore, il continua sur ce ton à tancer d’importance son jeune interlocuteur. Ce dernier n’éprouvait guère autre chose que le chagrin de constater jusqu’où peut aller le courtisan que le pouvoir a gâté royalement.

Mlle Élise, dont le cœur gonflé prenait la part de Jules, fit remarquer à son père, désirant le calmer un peu :

— Quoi que vous disiez et fassiez, père, le mal que vous déplorez est irréparable. Pour arranger les choses, supposons que LeBrun vous ait consulté et prenons pour acquis que c’est vous qui l’appuyez le plus fort.

— Jamais de la vie je ne me rangerai à cette opinion, mon enfant, coupa Boisclair, sur un ton plus bas, mais encore chargé de foudre. Si j’étais assez naïf ou imprudent pour accepter la complicité que tu proposes, je mériterais la réprobation de mon parti, qui m’expulserait de son sein sans délai.

— Monsieur Boisclair, ce n’est vraiment pas la peine d’inventer un prétexte à la justification que désire pour vous Élise, dit Jules avec calme et en martelant bien ses phrases. Je veux plutôt que le contraire se manifeste. C’est par respect d’un principe que j’ai postulé le mandat de député : la liberté individuelle.

Puis il alla jusqu’au fond de sa pensée :

— Voici l’essentiel du raisonnement qui inspire mes actes. Je vous prie d’écouter mes paroles sans m’interrompre. J’ai observé que dans chaque circonscription des chefs se choisissent exclusivement pour eux un candidat-serviteur. De concert avec les grands maîtres de la politique, ils convoquent une assemblée de délégués auxquels le mot d’ordre donné est de ratifier leur choix sous peine de représailles. Plus tard, les votants du parti dont il porte le drapeau sont obligés d’élire cet individu qu’on leur a imposé. D’habitude ils se trouvent forcés à se prononcer entre deux hommes : celui de leur couleur et celui de la couleur adverse. Quelquefois ces deux êtres sont les derniers auxquels toute personne sage aurait pensé.

— Tu as, Jules, une étrange façon de plaider ton fourvoiement, répliqua Boisclair, dont les regards lançaient des éclairs.

Cette invective fit bondir le jeune homme. Élise s’empressa d’intervenir.

Elle dit :

— Père, Jules est victime de ses amis. Je le connais assez pour savoir qu’il ne vous en veut pas, qu’il ne vous enlèvera aucun de vos propres avantages.

— C’est à cause de vous, monsieur Boisclair et de tous vos pareils, si l’esprit public est si bas aujourd’hui, si nous sommes arrivés à la plus plate philosophie en toutes choses et surtout si nous souffrons béatement d’un état chronique de niaiserie électorale.

— Je t’en prie, Jules, calme-toi, fit Élise. Papa dépasse peut-être sa pensée. Une chose certaine, c’est qu’il te parle ainsi pour ton bien. Avant longtemps tu constateras combien grande est l’ingratitude des hommes. Ils lâchent aussitôt que l’ennemi fonce sur eux. Si quelques bonnes têtes ne se tiennent pas là pour les garder, ils prennent peur et disparaissent.

— Élise, si tu connaissais tous ceux qui m’appuient, tu ne les jugerais pas de cette manière. Mes tiroirs de bureau contiennent au delà de mille signatures d’hommes qui se recrutent parmi les plus représentatifs du comté, me priant avec instance de me présenter aux prochaines élections. Ils veulent un candidat choisi par eux, demandé par le peuple, dont ils expriment la volonté libre. À leur sage façon de procéder, dois-je préférer celle d’une trentaine de chefs qui agissent, eux, de leur propre autorité, en vue de leurs intérêts personnels ?

— Je suis donc en paix avec ma conscience, continua-t-il. La masse des électeurs désintéressés marche avec moi. Si le succès ne couronne pas la bataille, c’est avec une espèce de gloire que je subirai l’échec, car j’aurai donné une belle leçon, créé un précédent qu’on suivra une autre fois, abattu certains vautours insatiables, surtout préparé un certain esprit d’indépendance. Quant à vous, monsieur Boisclair, s’il vous est possible de me suivre, je vous en remercierai, rien de plus. Je vous devrai, comme à chacun de mes commettants éventuels, une vive reconnaissance. Ma visite sous votre toit se termine avec ce dernier mot.

Boisclair ne put se contenir. Il dit avec rage :

— Très bien, jeune homme. Bientôt tu apprendras à tes dépens que des élections ne se font pas avec mille signatures, ni avec quelques mécontents du parti. Je te sais assez fier pour ne pas venir pleurer devant nous ta défaite et assez intelligent pour ouvrir les yeux quand le jour du malheur arrivera.

La tempête de Boisclair n’éclata qu’à demi, car les larmes que versait silencieusement sa fille le touchaient.

— Élise, fit Jules, sur le pas de la porte, pardonne-moi l’aigreur que j’ai mise dans mes remarques. Je te quitte, toi, avec la pensée que ta belle âme s’est tenue élevée au-dessus de ces misères et qu’elle saura me conserver un peu de sympathie.

Cette tendre apostrophe, tel un baume qu’on verse sur une plaie, apporta quelque calme à son pauvre cœur de femme malheureuse.