Chez l’auteur (p. 128-141).

IX

Les affaires de cœur de Mlle Élise Boisclair étaient critiques. L’entrée dans la politique active de Jules avait élevé un mur entre lui et sa famille à elle. Le chef de cette dernière faisait de terribles colères. De concert avec Ledoux, il préparait la bataille contre le jeune avocat. À ses oreilles, certains propos malveillants tenus sur le compte de ce dernier résonnaient comme un glas.

La pauvre fille voyait tout cela, l’amertume dans le cœur. Elle aurait bien voulu rencontrer Jules pour lui dire son amour et pour le mettre en garde contre le guet-apens. Mais il ne se montrait plus. Depuis un mois, les affaires l’avaient tenu à peu près complètement en dehors du foyer maternel. Alors, en désespoir de cause, elle saisit la première branche qui s’offrait à elle. Elle va lui écrire. Pourquoi n’y avoir pas pensé plus tôt ? Elle prit donc une feuille de papier, s’assit à son secrétaire et, après avoir réfléchi au tour qu’il s’agissait d’employer, elle griffonna les lignes suivantes, confiante que ces dernières sauveraient sa cause :
Cher Jules,

Depuis que tu tiens bureau à Saint-Loup-les-Bains, nous ne te voyons plus. Quel grand dommage !… Ne ris pas. Voudrais-tu nous faire croire que l’exercice de ta profession absorberait tous tes instants ? Quelque habile avocat que tu sois, si tu n’apportes que cet argument, tu perdras ta cause devant nous. Toi, Jules, qui ne manquais jamais de nous faire visite, au moins une fois la semaine ! Nous nous perdons en conjectures ! Nous ne savons plus à qui ou à quoi attribuer ce silence désespérant. Je te demande de chercher à imaginer mon angoisse, notre angoisse à tous, car enfin tu nous avais habitués à bien mieux. Depuis ta sortie des écoles, je ne me rappelle pas avoir été privée du plaisir de ta visite plus d’une semaine à la fois.

Tu sais que la femme est douée du don de pressentiment et qu’elle possède un sixième sens : celui de la divination. Ne te moques pas de cette double assertion. Tu aurais certainement tort de n’y pas croire ou de n’y trouver que matière à boutade. Il ne reste pas moins vrai que tu nous oublies ou que tu nous abandonnes. Serait-ce la dernière des deux affirmations ? Mon petit doigt me dit que tu t’arranges pour ne plus nous revoir.

Mes parents s’expliquent mal ton silence à leur égard, ma mère surtout. Ils t’estiment trop tous deux pour ne pas en souffrir. Sache qu’ils ne sont pas étrangers à la décision que j’ai prise de t’envoyer ces pages. Toutefois, j’en assume seule, bien seule, toute la responsabilité, les mettant sous enveloppe sans leur en faire lecture. Tu vois ! Je savais que je faisais mal en t’écrivant. Mais est-on maître d’un sentiment plus fort que le souci d’être raisonnable ?

Tu te souviens encore de nos enfances et adolescences passées ensemble ? De nos jeux communs, de nos larmes versées et qui se mêlaient certains jours, puis, deux fois l’année, de nos séparations pour la vie de l’internat ? Alors c’était donc vrai que c’était le beau temps, malgré les contrariétés que la poursuite de nos études nous faisait subir ! Nous avons grandi tous les deux presque sous le même toit. Je m’étais habituée à notre douce camaraderie de près de cinq lustres. Quand nous étions séparés, mon imagination te faisait présent. Je t’avoue bien sincèrement que je souffre de ton absence prolongée. Depuis que tu t’es retiré, il y a un immense vide autour de nous. Maman et moi nous en désolons davantage. Dans son anxiété pour le chagrin de sa fille, elle dit :

— Jules s’est mis en route vers les sommets. La passion de sa vie a toujours été de les atteindre. Son cœur, si profondément épris d’idéal, ne s’embrasera jamais d’amour pour la femme.

Elle se trompe, n’est-ce pas ? Cependant si cette dernière opinion de ma mère exprime une vérité, je ne souffrirai pas au moins de te savoir à une autre !

À ces remarques de ma mère, remarques qu’il me faisait mal d’entendre, j’ai répondu avec calme, pour me leurrer évidemment :

— Jules, quel que soit le talent qu’il possède, est homme et tout ce qui peut donner ici-bas le bonheur le plus grand le touchera, l’atteindra dans le plus profond de son être.

Ai-je pensé juste ? Les hommes de talent paient, eux aussi, tribut, bien doux tribut, à cette puissante inclination naturelle : l’amour.

Mais je me trompe lorsqu’il s’agit de toi. J’ai bonne envie, malgré mon peu de courage de le faire, de t’apprendre une grande nouvelle. La voici : le bruit court ici que la société féminine de Saint-Loup-les-Bains possède un charme unique. On dit que le jeune avocat se complaît grandement au milieu d’elle. Certaines langues vont même jusqu’à prétendre qu’une famille a tes prédilections. La rumeur colporte encore davantage. Elle ajoute en chuchotant qu’au sein de cette belle famille se détache en relief d’or une jolie dame de cœur !…

Je m’arrête, car je te sais capable d’abandonner la lecture de ma pauvre lettre. Ce serait grand dommage pour celle dont les larmes inondent les yeux en l’écrivant. Tu ne pourrais pas, en effet, lire l’invitation très pressante que je te fais de venir nous voir à ton premier quart d’heure de loisir. Me le promets-tu ? Il me semble que tu dis oui ! Grand merci ! Eh ! bien, je compte sur ta parole, n’y manque pas, mon cher Jules. Tu ne peux révoquer l’engagement que tu viens de prendre sans manquer à la justice, sans me causer du chagrin.

Papa m’apprend que plusieurs te presseront d’entrer dans la politique. Il me dit que c’est là un de tes plus grands rêves, le plus grand. Mais j’ai tant vu de vilenies se donner en spectacle au bureau de mon père et ailleurs que je suis incapable de te féliciter de te porter candidat. Il m’a toujours paru que les gens honnêtes s’égarent en entrant dans ce labyrinthe. Penses-tu que je suis sérieuse, lorsque je veux ? Je crains tellement de l’être trop pour une jeune fille !

Pardonne-moi de t’écrire ces pages, qui ne traduisent pourtant que mon désir de ne pas te perdre. Celle qui va se noyer s’agrippe à la première planche de salut !… Nous t’attendons ces jours-ci, demain soir, peut-être ? Sois assuré que tous te recevront à cœur et à bras ouverts.

Ta toute aimante,
Élise Boisclair.

Jules LeBrun lut, puis relut une deuxième fois cette longue épître. Jamais il n’aurait imaginé une telle démarche et une semblable révélation de la part d’Élise. S’il avait été homme à provoquer, puis à supputer les attentions de certaines femmes, il n’aurait certainement pas compté Élise parmi elles, car elle ne lui avait jamais, au grand jamais, donné une seule marque de tendresse, de simple amitié même. Et lui, comme il n’éprouvait aucun sentiment affectueux pour elle, la lettre qu’il venait de lire le laissait tout à fait indifférent.

Mais elle lui créait une difficulté : il lui fallait une réponse. Ce n’est pas facile de répliquer à une déclaration d’amour, fut-elle mitigée, comme cette dernière, par une déclaration de froideur. Il hésita longtemps devant l’alternative d’écrire une lettre ou de faire une visite. Vraiment, il prisait la famille Boisclair. Son influence politique était considérable, ce qui valait quelque chose en l’occurrence. Il ne voulait aucunement se brouiller avec elle. D’un autre côté, il lui en coûtait de la rencontrer à cause de la déception qu’il susciterait chez Élise en lui disant la vérité qu’elle réclamerait, puis à cause des explications à donner à M. Boisclair sur ses desseins politiques… Enfin il se décida à écrire. Cependant un bon quart d’heure s’écoula avant qu’il pût trouver la forme convenant à sa pensée, tant il était inhabile dans le genre épistolaire. Soixante minutes après, sa plume avait produit ce qui suit :


Élise,

La lecture de ta lettre a fait tour à tour naître en moi la surprise, le chagrin et la pensée de t’adresser quelques reproches. La surprise, parce que j’étais loin de m’attendre de te voir arriver sous la forme d’une missive. Le chagrin, parce que tu m’exposes une pénible situation que j’ignorais. La pensée de t’adresser des reproches, car tu as eu tort de te comporter de façon tout à fait indifférente à mon endroit au cours de notre longue camaraderie. Bien que je manque totalement d’adresse pour écrire une lettre à une jeune fille, je vais essayer de te donner les explications nécessaires, espérant qu’elles ne me feront pas perdre la considération que tu m’as toujours témoignée.

L’idée, Élise, que tu pouvais éprouver pour moi un sentiment tendre, encore bien moins un sentiment d’amour, n’a jamais effleuré mon esprit. Comment aurais-je pu imaginer de ta part plus que de l’estime pour ma personne, alors qu’ayant été si souvent ensemble, aucun geste, aucune parole, aucune attitude ne m’ait fait soupçonner le secret que tu me révèles à demi-mots aujourd’hui, mais trop tard !

Il est vrai que, jusqu’ici, j’ai vécu dans le monde comme si la femme n’existait pas, mais il me semble que si tu m’avais aimé comme tu le laisses entendre, tu aurais trouvé le moyen de me réveiller de ma léthargie sentimentale. Je crois encore que le feu de ton cœur aurait communiqué au mien une étincelle qui l’aurait peut-être enflammé pour sa compagne et voisine. Quoique je t’aie toujours rencontrée comme un jeune homme fréquente un autre jeune homme qu’il trouve aimable et gentil, chaque fois je t’ai vue impassible, distante et surtout incurablement mondaine, qualité pour laquelle tu connaissais mon absolue antipathie. Avec moi tu agissais comme une sœur avec son frère, mais une sœur qui n’a pour son frère guère d’affection. J’étais loin de penser, Élise, que sous ces dehors, que tu paraissais exhiber avec ostentation comme pour avertir les papillons, se cachait une personne telle que ta lettre me la révèle, une personne aimante, un cœur qui souffre ! Voilà un mot de ma surprise.

Maintenant permets à ma naïveté de te parler de mon chagrin. C’est mon défaut de psychologie et ton manque d’expansion qui sont la cause de ce qui arrive. Il y a six mois, il y a un an, il y a même un peu davantage, au temps où je méconnaissais vraiment la femme, où je la voyais avec de mauvaises lunettes, si tu avais su me prouver par ton attitude que je me trompais sur son compte ! Je la croyais légère. Et chaque fois que nous nous trouvions ensemble, tu affermissais chez moi cette croyance stupide. Je la croyais frivole, coquette, mondaine. On aurait dit que tu étais là tout exprès pour renforcer en mon âme cette malheureuse conviction. Je regrette de te dire que c’est par toi surtout que je la prenais pour une poupée vivante, qui ne vit que de petits plats, qui raffole de bibelots, de musique et de fleurs.

Tu sais, ou du moins tu as été à même de savoir, combien j’aime la littérature, l’histoire, les sciences, la politique, etc. S’il m’arrivait de parler de ces amours, et Dieu sait que cela m’arrivait souvent, trop souvent même, tu paraissais rire de ces choses, que dis-je, tu en riais réellement, tu aiguillais rapidement la conversation sur une autre voie, celle des mondanités, par exemple, alors que tu n’ignorais pas mon aversion pour elles !

Si tu avais essayé de te montrer femme dans toute l’acception du terme, la femme telle que je la connais depuis quelque temps, qui sait si tu n’aurais pas été obligée de me dévoiler un sentiment que je ne pourrais plus essayer de partager, car il est trop tard. En effet, Élise, mon cœur ne m’appartient plus !

Élise, il ne manquera pas de jeunes gens pour me remplacer dans le tien, si c’est bien sûr que tu m’y tenais. Oublie-moi. Et la meilleure manière de t’aider à le faire, ce sera de ne plus me trouver sur ta route. Je veux ton bonheur. J’estime trop ta famille pour ne pas désirer ardemment que toi, tu ne sois pas malheureuse. Il est possible que nous puissions nous expliquer verbalement un de ces jours, quoique, à mon sens, ce ne soit pas désirable. Je suis si pris par les tracasseries de cour, que le temps me manque pour m’occuper des affaires de cœur.

Bien, Élise, il me faut te laisser. Je te conseille de lire ces lignes dans le calme. Ne m’accuse pas, ne t’accuse pas. Accepte le fait accompli en philosophe. Les colères, les explosions de rancune ne serviront de rien. J’aime une autre femme ! Et cette autre femme, qu’on ne lui en veuille pas, car elle ne m’a enlevé à personne : c’était mon premier amour.

À toi amicalement,
Jules LeBrun.

Telle fut la lettre que la jeune fille lut tout bas, seule dans sa chambre, les yeux voilés de larmes, et qu’elle lut à haute voix, plus tard, à ses parents en courroux.

— Mais ce Jules est avec la femme encore plus sot que je ne le croyais, remarqua Mme Boisclair, sur un ton d’indignation.

Pendant une minute, Élise ne sut pas dissimuler son chagrin. Jusqu’ici elle avait si souvent joué le rôle d’une personne froide, indifférente et indépendante que M. et Mme Boisclair furent surpris d’un tel état d’âme chez leur fille, qu’ils croyaient invulnérable. Mais, à leur insu, Cupidon avait lancé une flèche depuis longtemps déjà, laquelle avait opéré son ivresse.

Il y avait une couple d’années qu’ils avaient rêvé une union entre Jules et leur Élise, en autant toutefois qu’ils pouvaient l’espérer d’un homme qui vivait en marge de la société des femmes.

Quelques mois auparavant, M. Boisclair avait dit à sa femme, à l’occasion de l’inscription de Jules au Barreau :

— Ma chère Blanche, la carrière de cet avocat s’annonce bien et sera brillante. Le voilà qui s’engage vers les sommets. Mais c’est étrange, entre lui et son idéal, aucune silhouette de jeune fille ne se dresse encore vraisemblablement. Je suis pourtant convaincu qu’il continuera la tradition des arrière-petits-fils d’Adam ! Une fois que son esprit sera repu, le cœur réclamera sa part, capital et intérêts réunis. Le montant sera considérable alors ! Ce sera une privilégiée que l’élue de ce cœur !

Ce que M. Boisclair avait prédit était arrivé ; ce qu’il avait désiré pour sa fille s’était accompli… pour une autre. Ce fut lui qui souffrit le plus de l’écroulement du château doré en entendant la lecture de la lettre reçue par Élise, le matin même. C’est peut-être à ce moment qu’il prit la ferme résolution, ses propres intérêts aidant, d’être l’un de ses plus militants adversaires dans la lutte politique qui s’annonçait.

Si ses compagnons de club avaient entendu la lecture de cette lettre si déconcertante, ils n’auraient pas été surpris de l’attitude guerrière que M. Boisclair avait prise le même soir, contre le candidat. À tout instant, tel un Caton l’Ancien à propos de Carthage, il lançait ces mots :

— Mes amis, à bas LeBrun. C’est Maltais qu’il nous faut.

— Maltais est notre homme. Que LeBrun s’en aille aux Clément, aux Tremblay, au peuple sans force et sans défense.

— En battant LeBrun, on sauve tout le monde.

— En élisant Maltais, on rétablit l’ordre politique.

C’étaient autant de mots de passe qui devaient servir au cours de la lutte, telle la goutte d’eau qui finit par miner le roc.

Ce soir-là, Boisclair avait pris le commandement de la campagne. Et depuis, il fut l’adversaire acharné de Jules LeBrun.