Chez l’auteur (p. 77-88).

V

Nous sommes au lendemain du jour où Jules a dit son amour à Mlle Clément. Il vient de monter à sa chambre, après avoir souhaité bonne nuit à sa mère. D’un doigt nonchalant, il a fermé le commutateur. Des clartés de lune nimbent de couleurs légères les tentures mauves des murs. Par le vasistas ouvert à demi s’infiltrent des bouffées d’air tiède. Au dehors, des jappements sourds monologuent. Des autos en vitesse glissent sur la route, faisant frissonner le logis plein de calme. Il est onze heures. Assis sur le fauteuil près de sa table de lecture, il grille une dernière cigarette. Un pâle nuage de fumée pleine d’arôme flotte autour de lui. Une rêverie sentimentale le pénètre. Les choses du cœur l’emportent sur celles de l’esprit. À cette minute de griserie inaccoutumée, le réel s’efface devant la chimère et le rêve. Il s’adresse la parole, comme s’il parlait à un interlocuteur invisible :

— À mon âge, on a beau se fermer les yeux en présence des lieux où chante le rêve romanesque, il vient un temps que cette harmonie qu’on se refuse d’entendre finit par produire sur soi la fascination qui transfigure.

On m’a présenté bien des jeunes filles depuis une dizaine d’années, songe-t-il, presque à mi-voix. Plusieurs occasions même m’ont été offertes d’en courtiser deux ou trois. Les jeunesses s’entrecroisent et s’attirent. L’éternelle attraction des sexes. Mais jusqu’à présent, jamais l’amour de l’étude n’a laissé la moindre place pour celui de la femme. Je n’aurais jamais pensé que mon cœur, inaccessible d’accès, croyais-je, prît sa place à la table du festin mystique de l’amour. Le plaisir intellectuel primait. Mon état actuel m’effraie !… Mais l’inquiétude où me plonge cette délectation disparaît devant mon ivresse ! Je m’abandonne mollement à la dérive.

Hier encore, naïf que j’étais, je ne concevais pas ma vie dissociée de mes études. Celles-ci constituaient seules mon trésor. Les problèmes sociaux m’absorbaient tout entier. Dans mon âme il n’y avait pas un seul petit coin pour autre chose. Chaque minute de mon existence se dépensait au service exclusif de ma culture. Devenir l’un des plus compétents serviteurs de mon pays, tel était mon unique idéal. Je voulais être apte à y jouer un rôle de premier choix, de réformateur au besoin. C’est peut-être le même rêve que font bien d’autres jeunes gens ! J’étais la « maison hantée » qu’habitaient seuls les « esprits » des connaissances humaines. J’avais pour idéal exclusif de m’orienter intellectuellement vers les rivages les plus baignés de clartés lumineuses.

Moi, monologuait-il à haute voix maintenant, j’ai fait, comme plusieurs de mes copains, mes humanités et mon droit. Ce qui devrait me donner une certaine supériorité sur eux, c’est la triple connaissance que je possède de la sociologie, de la politique et de l’histoire. Ces sciences font voir de bien plus haut et beaucoup plus loin. Je me souviens que j’avais des élans de jeune fauve. Je bondissais vers le soleil du savoir, de tous les savoirs. Il n’y avait que les lieux inondés de sa chaude lumière d’or que je me plaisais à fréquenter. J’aimais évoluer dans l’atmosphère mystique de ses rayons ardents.

Voilà pourquoi je n’apercevais pas les parterres fleuris au bord de ma route. Ne humant que l’air de la science, leurs parfums ne pouvaient m’enivrer. Je l’avoue en toute candeur. Oui, malgré leur attrait et leur beauté, je passais, sans détourner la tête, les chemins qui longeaient ou croisaient le mien. Avoir pris cette attitude ne m’imposait guère de retenue, de sacrifice. C’est un peu avouer, n’est-ce pas, que mon imagination fleurissait parfois un petit Éden ?

Quelquefois, devant le spectacle de jeunes gens m’étalant leurs succès de salons, je me surprenais à les plaindre, à les trouver ridicules de goûter le bonheur là où je n’en voyais pas, de ne pas jouir des mêmes choses que moi. Malgré les multiples quolibets que ma froideur mondaine me valait de leur part, je continuais d’être un ermite dans le monde du début de vingtième siècle !

Maintenant j’explique mon état d’alors. Mon être intellectuel avait mené une vie débordante, de débauche, ce qui avait, si l’on peut dire, chloroformé mon être moral. J’avais vécu en forçat derrière les quatre murs de l’édifice qui s’appelle la pensée. Elle m’accaparait. À part la pratique de mes devoirs religieux, je vivais exclusivement pour elle. C’était ma marotte. Si mon cœur battait plus fort, cela lui arrivait souvent, c’était quand ma passion éclatait pour l’érudition ou la science, que j’aurais fait une maladie de ne pas pouvoir acquérir dans une certaine mesure. Les aptitudes, les efforts, les succès chez les autres m’en ont toujours imposé. Je me suis sans cesse incliné avec respect et vénération devant l’aristocratie de l’intelligence et du caractère.

Ah ! par exemple, que je vibrais éperdument encore devant une splendide scène de la nature, un beau paysage baigné de lumière, une œuvre d’art magnifique. Le chant, la musique et l’éloquence me tenaient sous le charme. Les mondanités ne me disaient rien, le monde non plus. Juste assez pour le connaître afin de l’aider. Hors de là, je le trouvais à plaindre.

Chose bien curieuse, jusqu’à il y a quelques semaines, aucune silhouette féminine n’avait accroché mon regard. Je ne voyais pas la femme. La parole du Créateur : « Il ne fait pas bon que l’homme soit seul… » je l’entendais dans un autre sens : sa famille paternelle et les livres. Je n’avais jamais songé à cette autre parole prononcée dans la même occasion que la première et qui donne une signification extraordinaire à cette sage réflexion divine : « … Faisons-lui une compagne ».

J’ai médité cette sentence. Un horizon nouveau est apparu. Ma pensée, autocrate de mon âme, a ralenti le pas, sentant un besoin de secours. Elle ne veut plus régner seule. Elle demande de partager le pouvoir avec le sentiment. Celui-ci agit comme premier consul. Que dis-je ? Il gouverne seul !

Mes opinions ont évolué dans plus d’un domaine. Touchant le beau sexe, elles se sont radicalement modifiées. Aujourd’hui, je sais que l’homme, s’il reste dans le monde, a tort d’y vivre seul. Le penseur qui a dit que le mariage est « l’union de deux inconnus vers l’inconnu » a fait une boutade. C’était un désabusé que la Providence avait mal servi. Je dirai plutôt : le mariage bien assorti entre personnes qui s’aiment est le voyage vers l’idéal de deux êtres humains complétés l’un par l’autre. Séparés, celui-ci n’est qu’une ébauche d’homme, celle-là, qu’une esquisse de femme dans une vallée de larmes.

Depuis l’heure délicieuse à laquelle Françoise et moi nous nous sommes dit nos deux brûlantes amours, la femme me paraît une créature d’élection, une moitié de soi-même. Maintenant je marche vers l’avenir d’un pas leste et assuré. Un poids lourd vient de tomber de mes épaules. C’est bien ici que je constate que « l’univers est un reflet de l’âme ». Un éblouissement de lumière m’enveloppe ! Une chaleur tiède m’amollit ! Mon état me semble celui d’une personne que la souffrance aiguë meurtrissait hier et qui ne ressent plus aucune douleur aujourd’hui. Tout m’enchante. Plus lucide est mon esprit, plus souple est mon corps. Mes ardeurs veulent bondir, prendre des élans malgré moi. Ma vie présente est un véritable concert.

Vraiment je ne suis plus le même. Les gens que je coudoie non plus. On me trouve transformé. Ma mère me dit souvent :

— Tu ne sais pas, Jules, combien j’aime ce changement. Ton acharnement à l’étude m’inquiétait pour ta santé, me peinait un peu, car il me privait tant de ta présence ! Puis il y a l’union que tu vas faire !… J’avais peur que notre famille ne s’éteignît avec toi !… »

Je n’y avais pas pensé ! Aujourd’hui je comprends la crainte que ma mère éprouvait ! Mais Cupidon m’a dessillé les yeux, m’a ouvert le cœur ! J’aime !

Des clartés roses emplissent tous les lieux où je me trouve. Chaque jour les fenêtres de mon bureau, ses murs, ressemblent à un écran de cinéma sur lequel la nature en fête perpétuelle joue les plus féeriques scènes. Avant mon amour, j’étais sourd aux voix pures, voix de nos gentils chantres ailés, aveugle devant la multiplicité des si riches couleurs qui s’étalent.

Maintenant le rossignol roule ses notes gaies, et leur musique m’est douce. Sur les branches des tilleuls et des ormes, les mésanges et les fauvettes trillent, et cela m’enchante. Le vent module sa mélopée sur le clavier des frondaisons, et cette harmonie me berce dans un rêve. Partout phénomènes de beauté, partout allégresse. C’est à Françoise que je dois ce bonheur ! C’est à cause de mon amour pour elle que je subis tant de charme ! C’est à cause de sa pensée, de son image, du souvenir de ses phrases, de ses gestes, de sa mimique que la vie m’est un rêve !

Je ne voyais pas aussi beau autour de moi, parce que je ne regardais pas. Et je ne regardais pas, parce que je ne vivais pas intérieurement par le cœur. J’ai donc trouvé tout ce qui satisfait pleinement l’âme. J’ai rencontré un cœur qui s’est fusionné avec le mien d’une façon complète au cours de cette soirée tiède, alors que nous échangions notre baiser de fiançailles officieuses !

Je le redis, un voile opaque me cachait la nature. À présent, elle étale devant moi ses beautés. Le ciel, mer de saphir et d’émeraude, ondule mollement au-dessus de la cime des arbres verdoyant les coteaux et qui jouent comme de menues fougères au vent. À l’horizon bleu pâle du couchant, autour d’un soleil attiédi, folâtre une colline de nuages effilochés. Il y en a de toutes les couleurs, de tous les tons, de toutes les teintes, de toutes les nuances, depuis le rouge feu jusqu’au blanc mat. Le champ de trèfle grenat et mauve qui s’étend à ma droite, où butinent et se grisent des milliers d’abeilles, exhale des parfums de jeunesse et de joie saine. Là-bas la colline qui fait son joli gros dos au levant, colline que je n’avais jamais regardée, s’enlève dans l’espace en découpant sur l’azur un quart de cercle. Partout la nature étale les plus beaux tableaux. On se croirait dans les galeries du Louvre !

Qu’est-ce qui fait ainsi frissonner mon âme si suavement ? Qu’est-ce qui fait chanter le bonheur en elle ? C’est l’amour. Je suis follement amoureux, amoureux depuis un mois ! Cet amour m’a frappé au cœur, comme brille l’éclair, instantanément. J’ai vu l’aimée, cela a suffi. Je ne pouvais plus ne pas la revoir. Hier, nous avons échangé nos premiers serments. Dans trois mois, les cloches de l’église chanteront notre mariage. L’allégresse de l’hymen frissonnera en nos âmes !…

Oui, Françoise Clément, la personne de mes rêves, la « princesse charmante » sera ma femme ! On dirait vraiment que c’est en elle, par elle et pour elle que je naquis à l’amour. Quelle magie, quel magnétisme, quelle attirance elle possède ! C’est curieux. Je ne puis comprendre ma transformation. À peine nous sommes-nous rencontrés, que nous voilà devenus amoureux inséparables. Tout de suite, j’ai senti sa présence nécessaire à mes côtés pour mon ascension vers les sommets.

J’avais connu Françoise, il y a une dizaine d’années. Je me rappelle encore le jour. C’était un après-midi. J’avais dix-sept ans. J’étais arrivé du collège la veille, ma dernière année. Ma mère m’avait amené avec elle à la séance de la distribution des prix au couvent. Je revois ce grand nombre de fillettes dans la clarté de leur sourire, de blanc vêtues, belles comme les fleurs qui décoraient la scène. Le silence se fit.

Je me souviendrai toujours de cette petite fille d’environ quatorze ans, qui se détacha du groupe où elle se tenait et qui vint lire l’adresse de bienvenue. Elle fut applaudie. On l’appelait la reine. Elle revint ensuite plusieurs fois chercher des récompenses. À ce moment, à mon âme, elle produisait de la beauté. Rien de plus. Un garçonnet aussi bien tourné y aurait fait naître même impression.

Je me rappelle avoir demandé à ma mère, en lisant dans le journal le palmarès de son année de finissante, si c’était bien celle qui avait lu l’adresse quatre ans passés. Ma mère en profita pour louer la valeur de cette jeune fille. C’est comme si elle m’eut parlé d’un jeune homme qui aurait été dans son cas.

Puis mes cours d’université et de l’école des sciences sociales m’ont tenu à l’étranger depuis quatre ans. Elle m’a dit, l’autre jour, qu’elle m’avait toujours suivi. Elle m’a confié que si elle avait été un homme, elle aurait tenté les mêmes choses que moi. Elle m’a encore déclaré que si elle eut été forcée de lier sa vie à un homme qui n’eût pas voulu jouer un rôle militant, que c’est elle qui l’aurait remplacé. La femme-homme est cent fois supérieure à l’homme-femme. C’est un tempérament. C’est un caractère bien trempé. Elle abhorre le vulgaire, le plat, le terre à terre. Si nous revenions au douzième siècle, elle irait aux croisades. Dans le nôtre, où trop d’actes et de faits émanant des cimes sont médiocres, elle jouera le meilleur des rôles.

La femme qui voudra fournir un apport d’utilité nouvelle, puisse mon pays l’accueillir avec reconnaissance !

Après avoir laissé chanter à ses oreilles toute la gamme de ses sentiments, il eut comme un sursaut de réveil. Il s’aperçut qu’il était allé un peu loin. Des remords l’agitaient. Il se surprit en flagrant délit de trop de complaisance romanesque. Peu à peu son imagination, troublée par le choc, se calmait. Alors il se mit à raisonner sa conduite étrange.

Non, non, se répétait-il, je ne dois pas traduire de cette façon l’état d’âme factice dans lequel je crois vivre. Je souffrirai rudement si je n’abaisse pas à temps cette fièvre délirante. Il me faut à tout prix réagir. En me complaisant ainsi dans cette situation presque morbide, je frustrerais ma raison de ses droits à me guider sur les chemins de la vie. Je m’aperçois que j’avais regardé mon rêve avec l’autre bout de la lunette. À l’homme sage, la bonne réalité comprenant l’endroit et l’envers de la médaille apporte assez de bonheur. L’arrêt prolongé à la rêverie troublante, à la chimère le sort de la marche régulière qui produit des œuvres. Je reste amoureux, mais amoureux plus raisonnable.

Cette nuit-là, il dormit d’un sommeil vraiment réparateur.