Chez l’auteur (p. 89-101).

VI

C’était un matin rose, tout baigné de soleil ardent. Jules venait d’entrer dans son bureau après avoir goûté le charme qui émanait de toutes choses, et humé à pleins poumons l’air parfumé. Mais à peine fut-il assis que le timbre de la porte retentit. Intrigué d’être dérangé si tôt dans sa besogne, il cria quand même l’habituel mot de passe : « Entrez ». Mal lui en prit. Un flot d’une dizaine d’hommes, inconnus de lui, coula dans son appartement. Une minute après, il ne restait aucune chaise de libre. Chacune d’elles portait un individu au visage basané, aux mains fortes et calleuses.

— Monsieur LeBrun, commença timidement celui qui semblait être le chef de file, je m’appelle Luc Tremblay, de Saint-Étienne. Celui qui est en face de moi se nomme Pierre Blier, de Saint-Clément. Les autres sont nos co-paroissiens et nos meilleurs amis respectifs. Tous par ma bouche vous saluent et vous expriment le désir d’avoir un petit entretien avec vous.

Jules avait répondu gentiment à ces présentations, mais avec l’air de quelqu’un qui veut qu’on se dépêche et qui s’avère pressé. Luc Tremblay avait encore eu le temps d’ajouter, sur un ton qui ne trahissait aucune gaucherie :

— Moi, je suis commerçant de bois et M. Blier est marchand. Nos compagnons sont tous de braves cultivateurs qui n’entendent plus se faire traiter en parias dans l’administration de la chose publique de notre région.

— Bien, messieurs, veuillez m’apprendre le plus tôt possible le motif de votre démarche, car cet avant-midi une délégation de commissaires d’écoles vient me rencontrer pour une affaire urgente, une affaire très embarrassante, paraît-il. Procédons immédiatement, car cette délégation doit arriver d’une minute à l’autre. Il se peut qu’elle me tienne occupé une partie de la journée.

— Monsieur LeBrun, débuta bravement Luc Tremblay, après deux ou trois toussotements, un groupe très considérable d’électeurs d’un grand nombre de paroisses des comtés Olier et Lalemant nous délèguent auprès de vous pour vous prier de vous porter candidat à l’élection complémentaire qui aura lieu dans quelques mois. Cette année nous ne voulons pas avoir notre mot à dire qu’au jour du vote. C’est pourquoi nous nous mettons en besogne dès les premières heures.

Tous les regards se fixaient sur le jeune avocat, qui promenait sur son cartable un coupe-papier d’argent. Sur les visages des visiteurs, se lisait un double sentiment de crainte et d’espoir. Le silence s’était fait. Dix, vingt, trente secondes s’écoulèrent… Jules parla sur un ton calme. On aurait dit qu’il s’attendait à cette démarche de leur part, ou qu’il s’apprêtait poliment à refuser de faire droit à leur requête.

— Je vous remercie, messieurs, de votre amabilité, de votre démarche…

On crut qu’il allait décliner l’honneur.

— Tout le monde parle de vous comme étant vraiment un homme supérieur, ajouta Luc Tremblay.

— Merci de ces paroles flatteuses, coupa-t-il. Je suis touché de votre confiance en ma modeste personne. J’apprécie votre initiative, bien qu’elle soit un peu isolée. Dix électeurs, fussent-ils des plus influents, ne constituent pas la majorité des électeurs du comté, et c’est la majorité des électeurs d’un comté qui fait d’un candidat un député. Jusqu’à présent je ne sache pas qu’un député ne le devienne d’une autre façon.

Luc Tremblay ne le laissa pas continuer, craignant une réponse défavorable à leur sollicitation. Aussi s’empressa-t-il de brûler ses vaisseaux :

— Monsieur, fit-il, j’ai oublié de vous dire que je suis maire de ma paroisse. Or, l’autre jour je me suis rendu au Conseil de comté. Avant et après la séance, des groupes parlaient politique. De chacun d’eux montait le cri unanime : « C’est LeBrun qu’il nous faut. Nous le voulons pour député, car ce jeune homme est un homme déjà extraordinaire, qui pourra nous représenter dignement, qui deviendra célèbre un jour, et qui saura, auparavant, par sa seule force et son prestige, nous débarrasser de la dizaine de « créchards » qui vivent aux dépens des candidats, des partis et des gouvernements. « À bas les chefs ! » criait-on de toutes parts. Voilà le résumé des paroles que mes amis et moi entendons tous les jours.

— Je sais, messieurs, reprit Jules, feignant de ne retenir que la dernière phrase, qu’un homme devrait venir indépendamment des chefs, si cela se pouvait. Mais, en pratique, étant donné nos mœurs, c’est difficile. Tout de même ce ne devrait pas être impossible. Voyez-vous un homme arrivé député sans passer par les mains des chefs ? C’est alors qu’il ne devrait rien à personne en particulier, qu’il serait indépendant des puissants et de la caisse électorale. Ce serait l’âge d’or de la politique ! C’est ainsi que je l’entends. La politique serait une belle et grande chose, si une bonne fois elle se dépouillait de son sale vêtement de dépendance et d’égoïsme. Elle fournirait aux honnêtes gens l’occasion de servir leur pays. Telle qu’elle se pratique de nos jours, on ne peut y entrer sans avoir l’appui des bailleurs de fonds, de ceux qui l’avilissent, sans avoir recours aux intrigues les plus basses. Toutefois je connais quelques hommes de politique qui sont restés intègres. Vraiment le poste de député m’apparaît encore le poste convenant le mieux à celui qui est apte à jouer un rôle prépondérant parmi les siens. Occuperai-je ce poste un jour ?

C’est en silence que ses auditeurs anxieux avaient écouté ces paroles. Jamais dans de semblables occasions leurs oreilles n’avaient ouï de telles réflexions. Luc Tremblay risqua un mot :

— Après vous avoir entendu, on désire davantage que vous acceptiez, M. LeBrun. Vous êtes sûrement le plus digne de nous représenter. Quel député nous aurions ! Quel honneur pour notre comté !

— Oui, Monsieur, accentuèrent chaudement les autres. Vous êtes le plus digne !

Tout en étant resté calme, Jules s’était levé. Il mesura d’un regard bienveillant son auditoire :

— Messieurs, vous venez de dire que vous me croyez le plus digne. Merci de votre témoignage. Tout le monde ne partagera pas votre avis. Serais-je le plus digne, moi, que cela n’aiderait guère votre cause. En politique, ce n’est généralement pas des plus dignes qu’on veut. On leur préfère les plus méritants ou ceux qui se croient l’être. Ceux-ci sèment le plus d’obstacles sur la route de ceux-là. Pourtant, vous le savez, les récompenses de toutes sortes ont suffisamment rémunéré ces prétendus méritants. Ces gens qui se dévouent avec tant d’acharnement vous diront avec sincérité que la politique est ingrate, car ils y travaillent corps et âme et n’en reçoivent jamais rien. Pauvres hypocrites !

Après avoir laissé à ses auditeurs le temps d’exprimer, eux aussi, leurs ressentiments à ce sujet, il continua :

— Avez-vous pensé, chers amis, que les plus méritants, qui sont nombreux, voudront se servir avant moi ? Pourraient-ils concevoir qu’un jeune homme sans passé politique soit assez hardi de venir s’imposer ? N’oubliez pas que la discipline est encore forte. Peut-on se faire élire sans le bon vouloir des chefs authentiques ? Ce sont ces manitous qui font les députés et qui les fabriquent pour eux seuls, évidemment. Je vous félicite de votre courage. Si le succès couronne vos efforts, vous aurez bien mérité de vos concitoyens.

— Voyez-moi venir ! Or, ils savent que j’aurais soin de débarrasser le comté de ces hommes parasites. Ensuite, je me suis déjà exprimé à haute voix sur mes principes politiques. L’État doit aider et soutenir les initiatives individuelles, paroissiales, régionales, non pas les empêcher en apportant trop de secours.

Jules avait eu l’occasion de parler de ces choses au milieu de quelques réunions intimes.

— Voulez-vous nous dire ce que vous entendez par ces initiatives de toutes sortes, questionnèrent ses auditeurs ?

— Volontiers, reprit-il aussitôt : — Je suis en faveur que, de plus en plus, les individus, les familles, les paroisses, les comtés se suffisent à eux-mêmes. On attend trop des gouvernements : une situation, une somme d’argent, un octroi pour ceci, un montant pour cela. On est rendu au point d’aller leur demander un puits sur sa terre, un filet d’eau dans le pâturage, des rayons de soleil, une température plus clémente, une grosse moisson, et que sais-je encore…

— Enfin, puisque vous me faites parler, j’ajoute ceci. Si je devenais commandant dans l’armée, je prônerais la formation d’un bureau d’examinateurs qui feraient subir aux aspirants des examens adéquats aux positions qu’ils sollicitent du service civil, que ce soit du domaine municipal, régional, ou du domaine scolaire et politique. De cette façon, il ne se verrait pas autant de courtisans favorisés et de nullités au service de la chose publique.

Ces paroles plaisaient aux délégués. Ils connaissaient des cas patents de fonctionnaires sans compétence. Ils parlaient tous en même temps :

— Vous ne pouvez pas nous refuser. Rompez avec la tradition des candidats façonnés à l’image et à la ressemblance de cinq ou six créatures véreuses. Il est temps que chaque électeur, par son vote, quel que soit le rang qu’il occupe, mérite de l’élu une égale gratitude.

Ils calomniaient un peu fort les organisations politiques de chaque comté. Elles sont nécessaires, et la plupart font les choses proprement. Ils continuèrent :

— Chez nous, il n’y a que deux ou trois hommes qui bénéficient des faveurs des pouvoirs. Ce sont eux qui imposent l’homme de leur choix. Et ce choix se fait sur la mesure de leur cupidité. Nous avons été contents de vous entendre parler comme vous l’avez fait. Ces paroles témoignent grandement en votre faveur. Vous ne pouvez pas ne pas vous rendre à notre désir. Il est des devoirs urgents auxquels les hommes de talent ne peuvent se soustraire sans manquer à la justice et à l’honneur. Vous êtes un de ces hommes.

L’enthousiasme des délégués communiquait une chaleur à la salle et, par ricochet, au jeune avocat. Il était tenté de se faire éloquent. Il s’en garda bien, ménageant ses munitions pour les jours de bataille à livrer, puisqu’on le priait d’entrer en guerre et qu’il pourrait accéder à leur supplique. Puis, bien que d’esprit indépendant, il n’envisageait pas assez possible une candidature n’émanant pas des sommets. On ne dépouille pas le vieil homme en un tour de main.

— Mes amis, reprit Jules, j’ai des idées et des principes qui ne cadrent guère avec les menées de ceux qui ont fait les élections dans le comté depuis quelques années. Ne voyez-vous pas que je suis l’homme dont ils ne voudront pas, parce qu’ils auront peur de perdre le « fromage ». Le démon craint l’eau bénite.

Jules préparait ses disciples. Ils ne seront pas étonnés quand, plus tard, s’il accepte, ces choses se produiront. Il désire éprouver leur bonne foi. Il ne veut pas qu’ils se scandalisent à son sujet aux jours où ils auront à affronter les périls.

C’est pourquoi il finit l’entrevue par ces paroles :

— Je verrai si je dois accepter. Dans une semaine, vous viendrez chercher la réponse. D’ici à ce temps, circulez, apprenez votre démarche, dites ce qu’il faut faire connaître de ce que vous avez entendu. Sondez l’opinion générale. Parlez et faites parler. Je verrai si vous avez la grâce d’état, si les divergences d’opinions que vous susciterez laisseront intacts votre ferveur et votre courage…

La porte du bureau s’est refermée sur le dernier de ces rois mages modernes. Le silence est complet. Mais le manipulage des documents au dossier n’attire plus Jules. Il s’est rassis et il songe, les yeux fermés. Il voit aller par le comté les hommes qui sont venus lui dire leur foi en lui… Il lit le journal qui raconte ses velléités politiques… Il entend la voix de ses amis qui le félicitent… Il assiste à la convention… Les applaudissements soulignent le choix qu’on vient de faire de sa personne… Il prononce son discours-programme… La lutte d’un mois montre son hideux visage… L’appel nominal et les trois mille électeurs en face de l’estrade, le résultat du vote, huit jours après… Enfin le triomphe… Il se voit jouer dignement le rôle de député… Ses initiatives de législateur, de réformateur… Il rêve qu’il est dans le gouvernement, qu’il en est le chef… Tout est possible !…

Comme sa participation éventuelle à la politique active le hantait depuis longtemps, il avait envisagé cette question sous tous ses angles. Il y avait donc plusieurs années déjà qu’il s’était décidé à embrasser la redoutable carrière. Ce qui l’intriguait un peu, c’était de trouver le moment psychologique d’y entrer, la manière de s’y prendre pour s’assurer le triomphe final.

D’une part, il n’ignorait pas que les grands maîtres de la politique de sa région n’admettraient pas une candidature non préparée, suggérée et choisie par leur officine. Sur ce point il était fixé : rupture définitive entre eux et lui, rupture pleine de conséquences graves pour ses desseins. D’autre part, il savait combien le peuple s’indignait de leur insupportable ingérence, voulait s’en débarrasser à tout jamais. Lui-même avait toujours déploré cette traditionnelle bizarrerie. Contre cette sotte anomalie, il se souvenait d’avoir protesté souvent. Tout dernièrement encore, il avait dit à Mlle Françoise :

— Un des articles de mon programme de rénovation sociale consiste à rendre l’accès de la vie publique facile à tout homme honnête et complètent, deux qualités indispensables auxquelles on leur préfère dans plus d’une circonscription électorale la bravade facile et la plate faconde. Un jour viendra où ces deux dernières suffiront à déconsidérer un homme.

C’était donc de cette façon, par la grande porte ouverte sur la façade, qu’il entrerait dans la politique militante.

Il s’était levé. Un auto a passé en bolide. Des étourneaux picorent au potager. Il est onze heures. Par la fenêtre, un pan de ciel bleu azur vibre.

— Oui, oui, c’est déjà décidé. Coûte que coûte, je me présente…

Une semaine plus tard, il annoncerait aux délégués qu’il acceptait la candidature qu’on lui offrait avec tant de confiance en son étoile.