Chez l’auteur (p. 62-76).

IV

Comme on l’a bien imaginé, la paroisse de Saint-Paul-du-Gouffre avait été émerveillée des prouesses scolaires d’un de ses enfants. Son admiration pour lui éclatait partout en propos louangeurs. C’était l’homme du jour.

— Jamais, parmi nous, y disait-on, n’a existé un tel talent !

Sous le toit de chaque foyer, les conversations roulaient sur ses hauts faits, sur sa distinction. Les uns disaient avec émotion :

— Quel beau talent ! Quel joli garçon ! Quel grand air ! Quelle personnalité ! Quel travailleur !

Les autres lui décernaient à profusion des couronnes :

— Ce jeune homme est admirable sous tous rapports : conduite exemplaire, tenue irréprochable, aménité parfaite. Déjà si savant à son âge !

Ceux-ci s’exclamaient :

— C’est un rare bonheur pour des parents de posséder un adolescent si accompli, un tel prodige !

Ceux-là prédisaient :

— Il ira loin. Il escaladera les sommets, où il brillera comme une étoile, si l’on est capable de le discerner et de lui faire confiance à l’heure opportune.

Aucune voix discordante dans la mélodie des louanges. De toutes ses années d’existence montait un concert de notes excellentes. Les différentes institutions scolaires qu’il avait fréquentées conservaient le souvenir d’une personne douée au suprême degré, de quelqu’un de hors pair, de transcendant. Tous ceux qui le rencontraient restaient sous le charme. Quand on le voyait passer, on murmurait spontanément :

— Voici le « grand monsieur ».

Et cette commune appellation exprimait un sentiment vrai. À pas fermes, mi-rapides, le corps droit, vêtu d’une façon impeccable toujours, il marchait vers un but supérieur, bien résolu à l’atteindre. On sentait que s’il ne pouvait pas franchir l’obstacle en ligne droite, il le contournerait. Il ne resterait pas en chemin. Mais jamais au détriment de l’honneur.

Sa formation était complète. Après avoir été brillamment reçu avocat, il s’inscrivit à l’école des sciences sociales et politiques. Et deux ans après, il en sortait premier avec le plus haut grade que cette institution décerne.

Puis il recommença l’étude de l’histoire. Il se mit avec ardeur à réapprendre l’histoire du Canada et l’histoire universelle. Pour approfondir la première, il fouilla Garneau, Ferland, Chapais, l’abbé Groulx. Ensuite il consacra six mois de travail ardu à l’autre, dans l’ensemble et le détail de ses quatre grandes époques.

— Quels trésors d’expériences, de leçons, de directives, se disait-il, ému, rempli d’admiration !

Il employait à cette étude et à d’autres l’éclairant mieux en la complétant une moyenne de seize heures par jour. Il scrutait surtout les pages contenant le mouvement politique et l’organisation gouvernementale et sociale des grands pays à travers les âges. Une fièvre le consumait. Son étude favorite, celle qui le passionnait davantage, était l’étude comparée de leurs constitutions politiques. Il avait élevé un monticule de documents, d’analyses soignées, de réflexions subtiles. C’était la constitution canadienne qui lui en avait peut-être le plus fourni. Il s’était arrêté longuement sur l’origine de chacune de nos institutions, sur leurs progrès et leurs rendements, leurs imperfections ou leurs possibilités futures.

Dans ses conversations, il était rare, et cela depuis l’âge d’une quinzaine d’années, qu’il parlât autre chose que sociologie et politique. Les livres d’idées, d’opinions constituaient à peu près seuls ses livres de chevet.

— Rien ne me charme autant, déclarait-il souvent, que l’audition d’une conférence documentée, d’un discours solide.

À ses jeunes condisciples qui le taquinaient, il répondait :

— Mes amis, à notre âge, il faut étudier les problèmes de primordiale importance qui se sont posés et résolus dans le temps et l’espace, afin de mieux comprendre ceux confrontant la génération qui nous précède pour leur apporter une bonne solution, ainsi qu’à ceux avec lesquels nous serons aux prises quand notre tour viendra de parler et d’agir.

L’Égypte, la Basse-Chaldée, l’Assyrie, la Médie, la Perse, la Grèce, et Rome passent tour à tour sous la loupe de ce chercheur passionné et méthodique. Des centaines de pages s’emplissent des excellentes choses qu’il y trouve. Par leur législation souvent géniale, Lycurgue, Solon, Marius, Sylla, les Gracques lui en imposent, malgré, évidemment, les réserves qu’il sait faire sur leur compte.

Puis il étudie les constitutions des temps modernes et toutes celles de notre époque. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie se partagent ses préférences. Il s’y arrête longuement. Il n’oublie pas de jeter un profond regard sur les autres pays étrangers, surtout les États-Unis, la Russie, le Japon et quelques États de l’Amérique latine. Il recueille partout une moisson abondante. Ses notes de lecture noircissent des milliers de pages, toutes bien classées. Enfin il se remet avec ardeur à l’étude de la constitution canadienne, tel un Lafontaine ou un Cartier, aux jours les plus agités de notre vie politique, aux heures graves de notre histoire.

Avec une âme remplie de choses si précieuses, il ne pouvait ne pas se sentir un culte pour le passé, ne pas caresser des rêves de réformateur. Aussi songe-t-il à fabriquer, avec ce qu’il a découvert, des systèmes, des régimes et des constitutions. À l’heure actuelle, il croit que le gouvernement de n’importe quel pays, à peu d’exceptions près, est défectueux.

Dans mon imagination, se dit-il tout bas, il en flotte un qui ferait le bonheur des peuples. Malheureusement, je ne suis pas encore en mesure de le proposer, et ne le serai jamais de l’imposer, peut-être !

Quoi qu’il en soit de ses espoirs et de ses craintes, il prépare ses matériaux. Il ébauche des plans, note les changements à réaliser, ce qu’il y a à ajouter, ce qu’il y a à retrancher. Il opère un vrai chantier de législateur. Il n’est jamais complètement satisfait de son œuvre. Souvent, hélas ! juste au moment où il croit avoir trouvé, l’édifice élevé avec peine, croule, tel un château de cartes. Si, au milieu de ses travaux, il perd certaines illusions, jamais le moindre nuage d’abattement ne glisse sur le ciel de son rêve de psychologue.

Sa mère, qui craignait pour lui l’épuisement, remarqua un jour :

— Je crois, Jules, que tu uses tes forces en pure perte. Le gouvernement du monde est sous le pouvoir des puissances d’argent. La voix forte des faibles comme toi est faible chez les forts comme elles.

Il avait répondu :

— Admettons, mère, que mon travail reste toujours à l’état de travail platonique, j’aurai eu la satisfaction de le faire, puis l’occasion d’acquérir une culture indispensable à l’homme qui veut servir. La société se meurt, faute d’hommes, d’hommes désintéressés et compétents.

Dans son esprit que le surmenage intellectuel chauffait à blanc, une voix se faisait souvent entendre qui le rendait perplexe :

« Ton pays a besoin d’hommes, au moins d’un homme. Qui te dit que tu n’es pas cet homme ? Et si tu étais cet homme, à quel moment précis devrais-tu surgir au milieu de ton peuple ? Pourquoi doutes-tu ? Tu jouis de tous les talents et possèdes au complet la science de l’Économie sociale et politique. Tu as, en plus, l’immense désir de pousser ton pays aux hauteurs où évoluent tant d’autres ».

Il doute parce qu’il est jeune et sage. Il est humain d’errer. Les grands législateurs se sont peut-être tous plus ou moins trompés. À voir comment ont tourné les divers gouvernements qu’ils avaient établis, il faut ne pas savoir conclure, si l’on croit qu’ils avaient élevé des monuments impérissables, qui fussent des chefs-d’œuvre d’ordre, de proportions et de justice…

Jules a donc étudié les meilleures constitutions. Aucune d’elles ne le satisfait. Celle-ci apparaît incomplète, inadaptable, non adéquate ; celle-là se montre trop absolue. Sa coercition tue les personnalités et les initiatives. L’une ne tient pas assez compte de la nature humaine, des appétits des meneurs, de la corruption de la foule ; l’autre vise, dans un utilitarisme et un matérialisme poussés à l’extrême, à ne préparer que des adorateurs de veaux d’or. Cette dernière sorte de constitution, et la plus répandue, réussit à merveille.

Ce n’est qu’en dernier lieu qu’il se tourne, comme désemparé, vers la constitution de l’Église catholique. Il n’avait jamais songé à faire ce geste indispensable à qui se prépare à devenir sociologue ou législateur. Ce ne fut pas long avant qu’il constatât que c’était la plus parfaite des constitutions, même la seule parfaite. Le premier signe de sagesse qu’il y découvrit dans ses effets fut son immutabilité à travers les âges. Il était donc certain que cette permanence et tous les résultats qu’elle avait produits lui assuraient la primauté sur tous les autres gouvernements. Une chose l’émerveillait de la part de cette institution vingt fois séculaire.

L’Église, songeait-il, n’a pas de pays qui lui est propre, si ce n’est la Cité Vaticane, qu’elle ne possède que depuis peu. Or, bien qu’elle exerce son suprême magister dans tous les États du monde qui ne lui appartiennent pas, elle fait un immense et incomparable succès de son gouvernement. Dans une époque troublée, elle manœuvre, et cela sans frictions graves, une formidable armée disciplinée et pacifique de quatre cent millions de sujets, des sujets qui diffèrent de race, de civilisation et d’idéal. Le rouage d’une telle administration me semble d’une impeccabilité absolue. En dépit des guerres, sourdes et ouvertes qu’on lui a toujours livrées, malgré les passions, les préjugés, les intérêts souvent contraires de ses propres enfants, elle grossit chaque jour ses rangs, multiplie sans cesse ses unités et finit par remporter les plus glorieuses victoires.

Elle réussit depuis dix-neuf siècles à diriger les âmes vers le ciel, et les esprits, sous sa sage discipline, s’assouplissant, savent mieux obéir aux chefs temporels. La religion et la morale, voilà la « paire d’ailes » qui soulève le monde. Je comprends qu’elle a l’assistance du Saint-Esprit et les paroles de vie pour les fidèles et, pour elle, la promesse de vivre.

Son organisation est parfaite. Quelle excellente hiérarchie ! Le souverain pontife, l’évêque à la tête du diocèse, le curé dans sa paroisse. Et cette constitution prenait naissance au milieu d’un empire qui se croyait établi pour ne jamais crouler ! Oui, le monde vivait depuis cinq mille ans ; le monde avait brillé comme le soleil dans un ciel clair ; il avait produit des génies, ceux-ci, des chef-d’œuvres éblouissants, lorsqu’elle naquit au jour glorieux de la première Pentecôte ! Tout était à créer : sujets, gouvernement, société. Elle créa tout, oui. Et ce chef-d’œuvre resplendit de santé et de puissance.

À peine née, elle est en butte aux plus terribles persécutions des empereurs. L’arbre de l’Église vient-il de se couvrir de sa végétation printanière que les chenilles de l’hérésie s’empressent d’en détruire les feuilles, que celles des schismes en coupent des tronçons. Toute autre société qu’elle serait disparue à jamais. On peut croire que sa géniale organisation en fut pour quelque chose.

Au point de vue religieux, elle administre la paroisse d’une façon remarquable. On n’y voit généralement que bonne entente, ordre et paix. Le ministère sacerdotal exerce une action puissante, et même une action salutaire dans d’autres domaines. En disputant les âmes aux ténèbres, elle inonde de sa lumière pure tous les problèmes de la vie.

Si je regarde plus haut, j’aperçois le diocèse. Même harmonie. L’évêque et ses deux à trois cents prêtres travaillent la main dans la main. Il y a communion d’idées, d’action et d’idéal : le bien des fidèles. Il y a entente absolue entre pasteur, agneaux et brebis.

Enfin, si je monte jusqu’au sommet, je vois se dressant majestueusement sur la Chaire de Pierre le Chef visible de l’Église, le Chef suprême de toute la Chrétienté, qu’il conduit vers sa fin dernière, de concert avec ses cardinaux, archevêques et évêques. Il est vrai que c’est du Christ qu’ils tiennent tous leur mission, mais l’autorité civile aussi vient de Dieu, et les laïques qui sont choisis pour l’exercer sur les peuples doivent lui en rendre compte un jour. Ce n’est certes pas cette dernière vérité qui inspire bon nombre de nos gouvernants ! Pour eux, elle émane de l’intrigue et de la force.

La constitution de l’Église est donc parfaite. Il me faut l’étudier, puis y puiser tout ce qui est adaptable à une meilleure constitution civile. Je me tourne donc vers l’Église et lui demande le secret d’une bonne administration.

Que de fois aussi il travaillait à la solution immédiate des problèmes canadiens ! Il songeait souvent à la densité des populations citadines et s’en affligeait. À sa mère, à Françoise, à ses intimes, il avait, à plusieurs reprises, exprimé son opinion sur ce sujet.

— Si j’étais dictateur de mon pays, répétait-il à ses amis, je travaillerais au dégonflement des villes. Il est facile à prouver que les agglomérations fortes vicient la société. On constate une meilleure vie religieuse et morale dans les campagnes, les rangs que dans les villages. Dans ces derniers, moins de déficience que dans les villes peu considérables. Ce sont les grandes villes qui méritent les pires notes, où les mœurs sont déplorables.

J’accepterais le fait accompli des groupements actuels. Mais, à partir du jour où je serais devenu une espèce de premier dirigeant, je ne permettrais à aucune ville, à aucun gros village de dépasser le chiffre normal fixé de sa population. On apprendrait à voir le progrès plus dans la qualité que dans le nombre des habitants, plus dans l’équilibre qu’il doit y avoir entre l’offre et la demande, que dans le seul développement industriel et commercial.

Sous mes ordres, des experts travailleraient au problème de la production et de la consommation. Je connaîtrais les paroisses qui se suffisent plus à elles-mêmes, celles qui y réussissent moins. Celles-ci combleraient leur déficit économique chez celles-là. Production limitée à la consommation.

Petit à petit, j’organiserais le retour à la terre. Les nouvelles agglomérations ne dépasseraient pas dix mille âmes. Dans ce dessein, j’ouvrirais de nouvelles paroisses, je formerais de nouveaux villages. Je nommerais des économistes comme protecteurs de ces noyaux. Ils veilleraient au maintien de l’équilibre.

Je suis certain que la société s’en trouverait mieux. Dans un quart de siècle d’ici, la population rurale, de quarante-huit pour cent qu’elle est aujourd’hui, serait de soixante-quinze pour cent au moins. Il est bien entendu que des lois sévères prohiberaient l’achat à l’étranger de choses produites en notre pays, ou encore qu’il est urgent d’y produire. En un mot la distance démesurée qui sépare le riche et le pauvre d’aujourd’hui se raccourcirait de ses trois quarts.

C’était surtout devant Mlle Clément qu’il avait le plus souvent l’occasion d’ouvrir l’écrin où s’enchâssaient les perles de ses théories, de ses idées, de ses rêves grandioses de sociologue. Leur miroitement produisait un effet magique sur l’esprit et le cœur de la jeune fille. Et la façon remarquable qu’elle avait de les regarder, de les commenter et quelquefois de les contredire, opérait, de concert avec son charme puissant, sur ceux de Jules. Elle lui disait souvent, en dépit des protestations qu’il faisait :

— Tu dépasses de beaucoup l’idéal que je m’étais fait de l’homme que je désirais pour époux, car ton beau talent se double d’apostolat social. Tu veux donner aux autres le trop plein de toi-même. Et je sais que ce trop plein leur vaudra un jour une providence.

Il répondait toujours modestement :

— On ne peut cacher sous le boisseau la lumière qu’on a reçue, si faible soit-elle. Il faut que chacun de nous fasse produire à un talent qui lui est confié dix autres talents. C’est sa dette à acquitter. Le vrai civisme le lui commande. Connaître toutes les institutions de son pays pour les aimer et les servir, voilà ses devoirs essentiels de citoyen.

— Ces devoirs, si tous les remplissaient bien, n’est-ce pas, Jules que notre société se porterait mieux qu’à l’heure actuelle ?

— Oui, Françoise, répondait-il. Si au moins les personnes qui dirigent la cité n’empêchaient pas les initiatives neuves de fournir leur apport de création ou de perfectionnement ! Lorsqu’elles craignent d’être dérangées ou supplantées, elles font tout pour rester en place. Sois convaincue que le jour où j’essaierai de tenter ma fortune, de monter à l’assaut, plusieurs d’entre elles se cabreront, crieront au voleur. Mais il faut vaincre avec des risques de périls, sinon les succès ne s’auréolent d’aucune gloire.