Vengeance fatale/VII — Les mésaventures de Louis

La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 68-76).

VII

LES MÉSAVENTURES DE LOUIS.


Le cirque a été, de tout temps, et surtout à l’époque de ce récit, très populaire à Montréal. Ce spectacle, à cette époque, était en effet l’un des seuls divertissements du peuple qu’attiraient très rarement ceux du théâtre ou des concerts. Aussi ces représentations ont-elles toujours été moins goûtées des dames et des jeunes filles d’une société plus élevée et que la curiosité seule pousse quelquefois à s’y hasarder, mais seulement lorsqu’elles sont bien accompagnées.

Or, cette année pendant le mois de juillet, une troupe de pantomimes qui, selon les avis délivrés au public, devait dépasser tout ce qu’on avait déjà vu en ce genre, vint stationner pendant quelques jours à Montréal et y donna plusieurs représentations à l’ancien jardin Guilbault, situé au haut de la rue Saint-Laurent, près du Mile-End.

Mathilde et Hortense prièrent leur père de leur faire voir ce spectacle d’un genre nouveau pour elles et celui-ci, après avoir hésité quelque peu, avait fini par les y conduire.

Le lecteur ne sera probablement pas surpris de voir, le soir du cirque, Louis et Ernest à côté des demoiselles Darcy et de leur père.

En effet, Ernest qui avait l’intention de rejoindre son ami à Montréal, y était arrivé quelques jours seulement après lui. Il le quittait très rarement. Son intimité avec Louis lui avait valu,de la part des jeunes filles, l’invitation d’accompagner ce dernier dans ses nombreuses visites à Hortense et c’est avec plaisir qu’il avait accepté, grâce à l’agrément qu’il trouvait dans la société de Mathilde.

Aussi, dès que Louis avait fait part de l’arrivée du cirque à Hortense dans le but de lui faire désirer la vue de ce spectacle, Ernest saisit avec empressement l’occasion d’y accompagner les deux sœurs avec l’étudiant et M. Darcy.

La soirée était passablement avancée et après tout l’on pouvait dire que le public n’avait pas été trompé par les annonces. En effet, richesse des costumes,quantité innombrable d’animaux de toutes sortes, hardiesse vertigineuse des pantomimes, tout participait à l’amusement de la foule lorsque l’on entendit, d’abord un craquement formidable, qui fut bientôt suivi d’un bruit sourd.

On ne tarda pas à découvrir la cause de ce bruit, c’était la toile de la tente qui venait de se déchirer au sommet d’un mât placé au milieu de l’arène et que la tente surtout tenait en équilibre. Elle se séparait lentement du mât et en retardait ainsi la chute, mais il était facile de prévoir qu’une fois la toile tombée complètement, un horrible malheur pouvait s’ensuivre.

Quelques-uns des spectateurs commençaient à craindre pour leur vie. Cependant le danger paraissait encore éloigné, et ceux-ci auraient pu échapper à tout accident, s’ils fussent partis immédiatement et aussi si la foule eût été moins tapageuse ; mais un bon nombre ne croyait pas à un péril aussi immédiat, et, pour n’en rien perdre, était décidé à demeurer jusqu’à la fin du spectacle.

Néanmoins, M. Darcy et ses deux filles suivis d’Ernest et de Louis avaient cru plus prudent de quitter le cirque, dès le moment où les premiers troubles avaient commencé parmi la foule et ils s’en retournaient tranquillement, lorsque Louis se sentit violemment saisi par un gros gaillard, qui fit tous ses efforts pour l’enlever.

— Lâchez-moi, cria Louis, lâchez-moi, sinon, je vous frappe au visage !

Mais il ne pouvait mettre ses menaces à exécution, tant celui qui l’avait attaqué lui pressait les mains fortement. Il se trouva enfin libre sans trop comprendre la raison de cette étrange aventure, pendant que son agresseur s’en allait en maugréant : « je suis sûr, cette fois, qu’il n’avait de jonc à aucun de ses doigts ».

Aussitôt rendu à la liberté, Louis se mit à la recherche de ses compagnons, dont il avait été si violemment séparé, mais il ne put les retrouver et après d’inutiles perquisitions, au lieu de se diriger vers la place de sortie, la seule chose que lui conseillait le bon sens, il prit le parti de voir défiler ceux des spectateurs attardés qui n’avaient pas encore réussi à abandonner la place du cirque, espérant ainsi retrouver Hortense.

Il attendait toujours immobile à son poste, lorsque tout à coup la tente s’écroula sur les derniers assistants à cette représentation, et il fut renversé avec cette masse compacte. Heureusement la partie de l’arène où tomba le mât, qui se trouvait au milieu de la tente, avait été désertée par une grande partie du public, qui avait reconnu que le péril était principalement de ce côté, et le nombre des victimes innombrables que pouvait causer la chute de ce mât fut diminué de beaucoup.

Revenons maintenant à Darcy et à ses deux filles.

On comprendra facilement qu’Hortense voulût attendre quelque temps son fiancé, étant sous l’impression toute naturelle qu’il avait dû être entraîné loin d’elle par quelque rencontre ou obstacle inattendus, mais qu’il ne tarderait pas à la rejoindre. Ernest était aussi de cet avis, mais Darcy s’y opposa.

— Quel danger peut donc menacer M. Hervart ? fit-il d’une voix dure. Le péril n’est pas pour lui, mais bien pour nous, si nous attendions trop longtemps.

— M. Darcy a raison, fit Ernest à son tour, Louis saura bien se tirer d’affaires.

On se rendit donc chez M. Darcy sans plus s’occuper de l’étudiant en droit ; il n’y avait qu’Hortense, laquelle, s’exagérant le danger auquel son bien-aimé pouvait être en proie en ce moment, conservait une figure où la crainte se mêlait à l’inquiétude.

Ernest accepta l’invitation qui lui fut faite d’entrer.

On parla surtout de l’incident de la soirée dont nos héros ignoraient cependant, à cette heure, les principaux détails. Hortense y mêlait souvent le nom de son fiancé.

Seul, Darcy était impassible.

Le silence paraissait vouloir gagner tous les membres réunis dans cette société, quand on entendit la pendule sonner onze heures.

— Onze heures ! s’écria Hortense, et Louis qui n’arrive pas !

— Ce retard n’est pas rassurant, observa Mathilde.

— Louis sera retourné chez lui, dit Ernest.

— Je ne crois pas qu’il soit retourné à son logis, sans venir prendre ici quelques informations de ce qui s’est passé depuis que nous nous sommes perdus de vue.

— Hortense a probablement raison, reprit Mathilde. En effet M. Hervart doit être très inquiet lui-même.

— Nous pourrions peut-être chercher à nous assurer s’il ne lui serait pas arrivé quelqu’accident, fit Ernest.

— Ce serait toujours plus prudent, ajouta Hortense.

— Eh bien, je vais me rendre immédiatement à son domicile.

Et ce disant, Ernest prit sa canne et son chapeau et courut plutôt qu’il ne marcha dans la direction de la rue St-Hubert.

Louis avait sur lui son passe partout. Ernest n’en avait pas et la maison étant fermée, il ne pouvait donc entrer sans frapper.

C’est ce qu’il fit. Si Louis avait été dans la maison, il n’aurait pu manquer d’entendre le bruyant carillon que faisait la cloche remuée par la main d’Ernest, lors même qu’il eût été entièrement tombé dans les bras de Morphée. Cependant, personne ne répondit.

— Allons, se dit Ernest, c’est qu’il n’est pas encore arrivé. Que devrais-je faire, l’attendre ? C’est bien ce que j’aurais de mieux à faire, mais veiller à la belle étoile, peut-être pendant une demi-heure, ce n’est pas ce qu’il y a de plus amusant ; qui sait ? il pourrait bien être chez M. Darcy ; je crois cependant qu’il vaut mieux aller au cirque.

Et avec la rapidité qui le caractérisait toujours dans l’exécution d’une idée, il s’achemina vers la rue St-Laurent.

Il fut très longtemps avant d’arriver au jardin Guilbault, tant la foule obstruait la route. Il y avait aussi un vacarme épouvantable.

Partout les buvettes innombrables que l’on trouve sur le chemin conduisant au Mile-End étaient remplies de personnes ivres, pendant que d’autres y entraient continuellement pour prendre des consommations.

Ernest arriva enfin à la place du cirque, entra dans la tente et chercha Louis partout, mais sans succès. À un endroit reculé, il aperçut une dizaine d’individus entassés les uns sur les autres, pêle-mêle, et qui paraissaient avoir perdu l’usage de leur raison plutôt que de leurs membres. Il se convainquit aisément que Louis n’y était pas.

Il reprit donc encore une fois le chemin de la rue St-Alexandre, et s’étant nommé, il fut aussitôt introduit auprès de Mathilde et d’Hortense.

— Eh bien ! quelles nouvelles nous apportez-vous ? fit cette dernière en l’apercevant.

— Mais aucune, Mademoiselle ; je venais pour en demander, je n’en apporte point. Louis n’est donc pas venu ici ?

— Nous ne l’avons pas vu plus que vous.

— Cela devient tout-à-fait étrange ; je ne sais plus que penser.

— Mon Dieu ! fit Hortense, pâle comme la mort.

— Où êtes-vous allé ? demanda Mathilde.

— D’abord je me suis rendu chez Louis, il n’y avait personne. Alors je suis monté jusqu’au cirque le chercher chant dans les tentes, les auberges, mais en vain. Je revenais ici, convaincu de l’y trouver.

— Merci, monsieur, dit Hortense, du trouble que vous vous êtes donné, soyez persuadé que personne ne vous en sera plus reconnaissant que moi... Hélas ! que peut-il donc lui être arrivé ? Je ne me sens pas du tout rassurée.

Et Hortense s’évanouit dans les bras de Mathilde.

M. Darcy entra dans la chambre sans retard, pendant qu’Ernest, croyant sa mission terminée, se retirait en promettant à Mathilde de revenir, sitôt qu’il aurait appris quelques nouvelles de son ami.

Au même instant on entendit la cloche de la maison sonner avec fracas. Cette fois c’était Louis qui arrivait et ce fut Ernest qui lui ouvrit la porte.

Les deux jeunes gens demeurèrent un instant dans une chambre voisine ; Louis était très inquiet de l’état dans lequel il avait trouvé Hortense.

Quant à celle-ci, l’évanouissement dont elle avait été saisie était d’une nature très légère et, aussitôt que l’on crut pouvoir lui apprendre sans danger, la présence de son amant dans la maison, elle sembla prendre du mieux. Louis et Ernest allaient se retirer, mais Mathilde les fit passer dans la chambre où reposait Hortense.

Louis, qui ignorait tous les événements de la soirée, en demanda naturellement les détails depuis qu’il avait été séparé de ses compagnons. En deux mots Ernest le mit au courant de la situation, lui raconta les craintes inspirées par son absence et l'odyssée qu’il avait entreprise dans les rues de Montréal pour le retrouver, odyssée que le lecteur connaît déjà.

— Et qu’avez-vous fait après que je vous ai eu quittés ? demanda Louis à Hortense.

— Dites-nous d’abord comment il se fait que vous nous ayez quittés si promptement.

— On a tout simplement essayé de m’enlever vivant, dit Louis en souriant ; rien moins que cela.

— Maintenant à mon tour, dit Hortense. Quand j’ai vu que vous n’étiez plus avec moi, j’ai voulu attendre un instant, mais mon père a dit alors qu’il n’était pas prudent de demeurer dans ce lieu plus longtemps, et nous l’avons suivi.

— Et vous avez bien fait.

— Il n’y avait rien autre chose à faire, dit Ernest ; d’ailleurs un homme se tire toujours d’un mauvais pas, n’est-ce pas, Louis ?

— Pardieu, fit ce dernier.

— Eh bien, moi, répliqua Hortense, je ne suis pas tout à fait de cet avis-là, et j’ai raison. La preuve, c’est que vous-même, M. Lesieur, vous paraissiez très inquiet.

— C’est que… commença Ernest.

— Je vous en prie, M. Lesieur, dit Hortense, j’ai beaucoup admiré votre dévouement ; mais, vous, Louis, dites-nous donc ce qui vous est arrivé ?

— Lorsque je fus hors de l’étreinte de mon agresseur — on a voulu m’enlever, dit Louis pour la seconde fois, — je m’acharnai à votre poursuite assez longtemps, essayant de lutter contre la foule, mais c’était chose impossible que de pénétrer à travers cette barrière infranchissable. Aussi je fus bientôt écrasé et je tombai avec d’autres. Je suis resté longtemps à terre ; soit que j’aie dormi, soit que j’aie été évanoui pendant quelques instants, ce qui est plus probable ; quand je revins à moi j’étais couché sur de l’herbe et recouvert d’un immense morceau de toile, que j’eus toutes les misères du monde à soulever.

— Voilà ce qui explique pourquoi je ne t’ai pas vu reprit Ernest.

Cependant l’aurore blanchissait déjà le faîte des maisons.

— Il est presque temps que nous nous retirions, fit Ernest.

— Je crois que tu as raison, répondit Louis.

— Aurons-nous le plaisir de vous revoir avant votre départ, demanda Mathilde à Ernest ?

— N’en doutez pas, Mademoiselle, j’userai et j’abuserai même de votre invitation.

— Tant que vous voudrez.

Les deux amis se retirèrent.