Vengeance fatale/VI — M. Puivert
VI
M. PUIVERT
Peu de temps après les événements auxquels nous avons fait assister nos lecteurs, un riche fermier de Sainte-Anne de Bellevue, mieux connue sous le nom de Sainte-Anne du bout de l’Isle, étant située à l’extrémité nord-ouest de l’Isle de Montréal, prenait un train express pour Montréal. Il venait à peine de s’asseoir dans un wagon de première classe et de déplier son journal, lorsqu’il se sentit légèrement frappé sur l’épaule.
— Bonjour M. Puivert, fit une voix tout à fait étrangère au fermier, qui, naturellement surpris, se prit à examiner ce nouveau personnage avec des yeux ébahis, tout en gardant le silence. Son interlocuteur était un homme paraissant assez robuste, bien fait de sa personne, mais dont la figure peu sympathique, du reste, produisait une impression fâcheuse, due principalement au manque de franchise de ses yeux et a un sourire presque continuel, méchant et railleur tout à la fois.
Voyant la persistance du fermier de Sainte-Anne à le regarder sans répondre à son salut amical, l’étranger lui adressa de nouveau la parole.
— Est-ce que vous ne me reconnaîtriez pas ? lui demanda-t-il. Vous êtes bien M. Puivert, le fermier de M. Darcy, à Sainte-Anne ?
— Vous ne vous trompez pas, je suis bien M. Puivert.
— Alors, vous ne pouvez avoir oublié votre courtier d’affaires chez qui vous déposez votre argent généralement quand vous venez à Montréal, Edmond Marceau ; vous êtes venu, encore tout dernièrement, à mon bureau sur la rue Notre-Dame !
— Ah ! en effet, je vous demande pardon, si je ne vous ai pas reconnu, mais l’obscurité dans ce wagon…
Disons tout de suite que le digne fermier de M. Darcy n’avait jamais vu ni connu Edmond Marceau, et qu’encore bien moins avait-il jamais déposé aucun argent chez lui, mais, pensant trouver une affaire dont peut-être il pourrait tirer quelque gain, (l’amour du gain et l’avarice étaient les principaux vices du fermier) il avait cru devoir répondre affirmativement au courtier.
Puivert passait avec raison pour un homme d’une grande intelligence, mais cette fois, il faisait fausse route et ne devait s’apercevoir que plus tard du piège que lui tendait son prétendu courtier Edmond Marceau, et dans lequel il allait donner le pied tout bonnement. Marceau lui parla d’abord de sa ferme puis, tout à coup changeant de sujet :
— Mon cher monsieur Puivert, dit-il, je vais vous prouver tout de suite que je suis un parfait honnête homme, ce dont vous seriez porté à douter peut-être.
— Mais je vous demande pardon, je n’ai jamais douté un seul instant de votre probité.
— De mieux en mieux pour moi alors, car si j’avais voulu et si je voulais encore, je vous ferais perdre une somme de $700.00.
— Vous voulez rire, je crois, fit Puivert qui commençait à craindre pour son argent.
— Je ne ris pas le moins du monde et la preuve c’est que lors de votre dernière visite chez moi, vous avez oublié d’exiger un reçu des $700 dont je vous parlais il y a un instant.
— Vraiment ? fit Puivert.
— Il n’y a rien de plus vrai. Tenez, le voici.
— Donnez, donnez, fit le fermier qui commençait à perdre la tête complètement. Puis il jeta rapidement les yeux sur le reçu qui était d’une écriture fine, que Puivert n’avait jamais vu, et qui se lisait comme suit : « Reçu de monsieur Théodore Puivert la somme de sept cents dollars, que je m’engage à lui rendre à demande avec intérêt à cinq pour cent. »
Décidément, Puivert ne pouvait revenir de sa surprise. Affaire d’or, murmurait-il, affaire d’or !
Le courtier examina à loisir la figure avide du fermier.
— Il ne vous manquerait pas quelque autre reçu ? demanda-t-il à Puivert.
— Je crois que j’ai perdu les deux derniers, répondit effrontément celui-ci.
Edmond tira un petit livret de sa poche.
— Je vais voir, dit-il. Bon, m’y voici, je crois ; quinze cents piastres déposées le 29 janvier, et, quatre cent cinquante, le 15 février. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— Oui, dit Puivert.
Edmond signa deux reçus pour ces sommes, et les donna au fermier.
— Décidément, cet homme est fou, pensait Puivert. C’est une affaire d’or pour moi, murmura-t-il d’une voix assez forte pour être entendu de Marceau.
— Affaire d’or, oui, répondait celui-ci tout bas, mais on verra bientôt à qui elle profitera le plus. Tu me crois fou, vieux Puivert, mais prends garde à toi.
Puis tout haut :
— Serait-ce une indiscrétion de vous demander ce que vous venez faire à Montréal ?
— Nullement, monsieur. Vous savez sans doute que j’ai des relations d’affaires avec M. Darcy, et il m’a fait demander.
— Viendrez-vous faire encore quelque dépôt chez moi, monsieur Puivert ?
— Non, car je suis court d’argent ; même j’aurais besoin d’une petite somme.
— Fort bien, monsieur. Vous n’avez qu’à passer demain à mon bureau. Je vous avancerai même de l’argent si vous en avez besoin.
— À quelle heure ? demanda Puivert.
— À l’heure qui vous conviendra le mieux.
— Très bien ; j’irai vers dix heures.
En ce moment le conducteur entra dans le wagon où se trouvaient nos deux interlocuteurs, et cria d’une voix forte :
« Montréal. »