Vengeance fatale/VIII — Deux mauvais sujets
VIII
DEUX MAUVAIS SUJETS.
Au milieu de toutes ces aventures le lecteur, nous l’espérons du moins, n’aura pas oublié M. Puivert, l’homme d’affaires de M. Darcy, ni la rencontre qu’il avait projetée avec Marceau pour le lendemain de son arrivée à Montréal.
Aussi le matin de son rendez-vous, c’est-à-dire, le lendemain de la soirée qui avait si tristement illuminé la représentation du jardin Guilbault, pouvions-nous voir, vers neuf heures et demie, Puivert donnant un dernier coup de brosse à son habit et se regardant, d’un air suffisant, dans une mauvaise glace placée dans une petite chambre de l’Hôtel Rasco, sur la rue St-Paul, où il logeait habituellement lorsqu’il venait à Montréal. Il était au moment de sortir pour rencontrer le courtier de la rue Notre-Dame.
— Voilà une spéculation vraiment extraordinaire, une véritable mine d’or, répétait-il à chaque instant. Cet homme est fou ou je n’y comprends rien.
De son côté, Edmond n’avait pas perdu son temps depuis qu’il avait si merveilleusement excité l’avarice du fermier de Ste-Anne.
À peine arrivé à Montréal, il s’était abouché avec un de ces hommes qui ne vivent que de rapines et du salaire de leurs forfaits.
Cet homme, dont il requiert les services pour le moment, se nomme Victor Dupuis.
Pendant que Puivert se rend de l’Hôtel Rasco au bureau d’Edmond, nous l’y devancerons de quelques instants. Le courtier et son digne acolyte l’y attendaient déjà. Nous profiterons du retard apporté par le fermier pour tracer une esquisse de ces deux personnages.
Dès sa plus tendre enfance, Edmond avait fait preuve de grands talents ; malheureusement il les avait toujours employés au mal et au vice.
Jamais une bonne pensée n’avait germé dans ce cerveau entièrement dénué de sentiments généreux.
Orphelin de bonne heure, sorti du collège immédiatement après la mort de ses parents, il était entré dans une bijouterie à Montréal, qu’il abandonnait bientôt pour New-York, où il devait continuer le même commerce et commencer son apprentissage dans la voie du crime.
Un jour que laissé seul au magasin, ce qui, du reste, arrivait assez souvent, il se mit à contempler d’un œil avide les bijoux de toute sorte qui s’offraient à sa vue.
Tout à coup cette idée lui vint :
— « Si je m’emparais de toutes ces valeurs ! »
Mais, à cette idée avait succédé la réflexion suivante, quelquefois sauvegarde du crime : « Si j’étais pincé ; et d’ailleurs où cacher tous ces bijoux ? On aurait qu’à venir à mon domicile, et on les trouverait fort aisément, car je n’ai aucune autre place pour les déposer. Allons, ce serait une folie que de commettre un pareil vol. »
Il allait donc fermer la boutique comme à l’ordinaire, car il commençait à se faire tard, mais il ne pouvait détacher ses yeux des richesses qu’il avait devant lui.
Tout à coup son front s’illumina.
Il venait de découvrir un moyen.
— Bête que j’étais ! dit-il, n’avoir pas songé à cela plus tôt !
Et ce disant, il mit dans ses poches une assez grande quantité de montres, de chaines et d’autres objets, ferma le magasin sans bruit, et s’en alla dans une direction tout à fait opposée à colle de son logis.
Après un quart d’heure de marche, il arriva devant une petite maison de chétive apparence, saisit le marteau de la vieille porte qui était toute détériorée, et frappa trois coups avant qu’on ne l’ouvrit.
Enfin elle s’entrebâilla pour donner passage à une vieille femme d’apparence hideuse, qui demanda d’une voix grogneuse :
— Qui est-ce ?
— Victor est-il ici ? demanda Edmond.
— Qui est-ce qui veut Victor ?
— Moi, Narcisse Lafond.
— Ah ! c’est toi. Je ne te reconnaissais pas, dit la vieille en caressant le menton de Narcisse. Il paraît que je me fais vieille. Mais aussi, quand on est pauvre et qu’il faut rester honnête, il faut vieillir avant l’âge ajouta-t-elle, en fermant la porte sur le voleur qui venait d’entrer.
— J’ai pensé comme vous, mère Dupuis, dit Narcisse, et je viens proposer une fortune à Victor.
— Quant à lui, fit la mégère, il serait bien bête de rester honnête, à moins qu’il n’ait envie de crever comme son père, quêteux et tout nu. Aussi quand il est mort, il y a six mois, s’il n’avait pas eu un service par charité, ma foi, il s’en serait passé.
Pendant qu’elle parlait, elle n’avait cessé de jeter sur son interlocuteur un regard curieux et investigateur, mais tout le temps, Narcisse était demeuré impassible.
Voyant le peu d’effet de ses paroles, et, voulant savoir quelque chose du jeune voleur, à tout prix, elle ajouta :
— Oui, comme je te disais tantôt, voilà où conduit l’honnêteté : c’est pourquoi je ne la recommande pas trop à Victor ; pour moi, maintenant que je suis vieille, cela ne vaut pas la peine de changer.
Disons que la bonne femme n’avait pas besoin de changer beaucoup pour devenir malhonnête.
Après avoir écouté ce bavardage de la mère de Victor, sans lui répondre, Narcisse monta à la chambre de ce dernier.
Nous n’avons pas besoin d’expliquer à nos lecteurs ce qui avait décidé Narcisse à commettre le vol en question. Il pensait pouvoir faire receler les bijoux par Victor et il avait raison.
Un mot maintenant sur Victor.
Il ne possédait pas l’extérieur avenant de Narcisse ; en effet si la figure de ce dernier ne se faisait pas remarquer par la noblesse et la franchise, elle brillait par les traits d’une rare intelligence. Victor n’avait qu’une figure abrutie et repoussante. Un front bas sur lequel tombaient de longs cheveux en désordre augmentait l’aversion qu’on ressentait pour toute sa personne. C’était le vrai type du vagabond.
Tant qu’avait vécu son père, celui-ci avait songé avant tout à donner une bonne éducation à son fils et il l’avait placé dans une bonne école où, malheureusement, Victor ne fit rien pour s’instruire. Le père de Victor valait mieux que son épouse ; aussi cherchait-il à le soustraire autant que possible à l’influence de sa mère qui, malgré ses déclarations d’honnêteté, n’avait jamais guère vécu que dans le vice et la débauche.
Naturellement paresseux, ne voulant rien apprendre et déjà débauché, Victor fréquenta de bonne heure les tavernes et les maisons de jeu, où il fit la connaissance de Narcisse dont il devint l’ami, quoique d’un caractère un peu différent. Aussi le bijoutier, sans briser avec les habitudes d’une vie déréglée, mais voulant néanmoins paraître convenablement en société et jouir d’une bonne réputation, avait-il commencé à diminuer ses visites chez la mère Dupuis et à écarter Victor, ce que celui-ci lui reprochait souvent.
Maintenant assistons à l’entretien des deux filous.
Narcisse avait violemment ouvert la porte de la chambre où était Victor.
Celui-ci était nonchalamment étendu sur son lit, et sommeillait légèrement en attendant le souper.
Il s’éveilla en faisant un soubresaut, mais il se remit en voyant Narcisse.
— Tiens, dit-il, bonjour Narcisse, quel vent t’a donc poussé ici ce soir ? Il y a longtemps qu’on ne t’a pas vu.
— C’est que je n’avais pas de temps à perdre, répondit Narcisse ; depuis quelques temps, je mûrissais un projet que je viens de mettre à exécution.
— Et quel est ce projet ?
— Chut, ne parlons pas si haut ; je ne veux pas être entendu ; car si notre entretien était découvert, il pourrait y avoir de la prison pour nous.
Victor connaissait assez Narcisse pour savoir que ces précautions n’étaient pas une plaisanterie de sa part.
— Conte-moi donc cela, dit-il plus bas.
— Je suis venu justement pour cela, car j’ai besoin d’un complice ; je venais donc te demander si tu pourrais le trouver.
— Oui je puis t’en trouver un, et un fameux par dessus le marché.
— Il faut de la discrétion, du courage et surtout de l’audace.
— Mon homme aura toutes ces qualités ; ensuite.
Narcisse se recueillit un peu.
— Il faut que je dise un mot de ce qui m’amène ici. Depuis quelque temps je nourrissais le projet de m’enrichir au dépens de mon bourgeois en lui volant une partie de ses bijoux ; mais la difficulté était d’accomplir le vol de manière à déjouer les soupçons de la police, ou du moins à éviter l’emprisonnement après, et tu comprends que je préférais retarder le coup que de le manquer.
Victor fit un signe d’assentiment.
— Ce soir, reprit Narcisse, j’allais refermer mon magasin comme d’habitude, lorsque, en regardant les bijoux que je plaçais dans les écrins, le désir de les posséder s’empare de moi. Oui, mais le moyen d’accaparer sûrement toutes ces marchandises. J’allais donc partir, quand l’idée me vint que si je trouvais un recéleur sur lequel je pourrais compter sans crainte d’être dévoilé, le coup serait bientôt fait et en même temps j’ai pensé à toi. Je prends donc sur le champ autant de montres, chaînes et bijoux, que mes poches peuvent en contenir et, au lieu d’aller souper, je m’en viens tout droit ici. Tu vas recéler le tout. Est-ce convenu ?
— Touche-la. As-tu le stock sur toi ?
— Oui.
— Eh bien, montre moi ça.
Narcisse ne se refusa pas au désir de Victor, dont les yeux s’étaient ouverts avec avidité à la vue des bijoux. Il y en avait pour quatre à cinq mille piastres.
— Assez, dit bientôt Narcisse, il s’agit maintenant de causer affaires.
— Je suis à toi, répondit Victor.
— Tu vas donc recéler le tout jusqu’à ce que nous prenions la fuite, car il est clair que nous devons abandonner cette ville au plus tôt. Ce serait pourtant mieux de vendre tout le stock avant de partir.
— Et moi, je te conseille de ne pas fuir du tout mais de reparaître demain au magasin, comme si de rien n’était, et de feindre l’ignorance la plus entière du vol commis.
— Ton conseil est peut-être le meilleur, j’y penserai encore.
Narcisse se défiait de Victor ; quelles précautions à prendre entre voleurs !
— Il n’y a pourtant pas de temps à perdre, hasarda Victor. Plus tard, plus tard, en voilà de jolis mots, mais ce qui est bien certain, c’est que nous ne pouvons attendre.
Narcisse ne pouvait méconnaître la justesse du raisonnement de son complice. Cependant, il hésitait encore, pendant que Victor étudiait les moindres impressions de sa figure ! « Après tout, dit-il, je crois que je vais suivre ton conseil et je retournerai au magasin demain. »
Victor ne put réprimer un mouvement de joie, il espérait accaparer le tout et s’en débarrasser plus vite avec l’aide de sa mère, à qui il ferait une large part des profits.
Mais ce mouvement n’échappa pas à Narcisse qui répéta en souriant : « Je crois que je vais suivre ton conseil. »
— Tu vas donc laisser les bijoux ici, car nous devons nous en débarrasser au plus tôt.
— Mais il faut trouver immédiatement un acheteur qui soit prêt à tendre l’argent ce soir même.
— Quant à cela, tu peux te fier sur moi, j’en fais mon affaire.
— J’en fais la mienne aussi ; tu ne me trouveras pas trop exigeant ?
— Assurément non. Je n’ai jamais eu l’intention de t’exclure du contrat de vente, fit hypocritement Victor. Quant à des acheteurs, je connais bien le père Crasseux, vieille canaille s’il en fût jamais, mais je ne sais pas où il demeure maintenant. Peut-être ma mère le sait-elle ; je voulais te proposer de mettre la bonne femme, dans le complot, c’est une vieille rusée, qui se gardera bien de nous faire tort en quoi que ce soit et qui peut nous être d’une grande utilité.
— Je n’ai pas d’objection à cela… mais je crois avoir entendu marcher, va donc ouvrir la porte.
Mais Victor n’était pas rendu à la porte qu’elle s’ouvrit d’elle-même pour donner passage à sa mère. Au lieu de servir le souper, poussée par la curiosité, la vieille mégère était montée peu de temps après Narcisse et avait entendu toute la conversation de ce dernier avec son fils. En apprenant que tous les deux l’acceptaient dans leur complot, la joie qu’elle en éprouva la trahit, et comme elle n’avait plus besoin de cacher son espionnage, elle poussa la porte et entra dans la chambre de Victor.
— Ne craignez rien de moi, dit-elle, ce n’est pas moi qui vous dénoncerai. J’ai entendu toute votre conversation et, loin de vous nuire, je vais vous aider à sortir d’une situation embarrassante pour vous deux.
— Situation embarrassante en effet, fit Narcisse. Tâchez de nous ouvrir la porte de ce dédale sans issue et je reconnaîtrai comme toujours, votre génie chaque fois qu’il y a à faire un mauvais coup.
— Eh bien, dit la vieille, je crois que nous pouvons arranger toutes nos affaires sans trop de danger. Toi, Narcisse, prétexte demain une maladie, qui t’empêche d’aller au magasin. Dans la matinée, Victor et moi nous vendrons les objets en recel et…
— Nous partons au plus vite, acheva Victor.
— Niais, ne vois-tu pas que nous passerions, avec raison pour les coupables ?
— Mère Dupuis, j’accepte votre plan, dit Narcisse, seulement avant de partir, pour prévenir le cas où vous vous sauveriez avec tous les fonds, vous allez me signer un billet que vous avez recelé des bijoux que vous saviez volés, et dont vous avez partagé les profits avec le voleur.
— Comment Narcisse ? de la défiance avec nous !
— On n’est jamais sûr de rien, répondit l’imperturbable enfant.
La vieille admirait la sage prévoyance du bijoutier.
— Après tout, reprit-elle, j’ai un meilleur plan que celui-ci et qui nécessitera beaucoup moins de cérémonies.
— Quel est ce plan ? demanda Narcisse.
— Le voici, nous allons partir immédiatement après le souper, nous vendrons tout ce soir, nous partageons en bons camarades, puis nous retournons chacun chez nous.
— Fort bien, je préfère cette solution à la première ; mais j’espère que Victor ne refusera pas de m’accompagner au magasin pour en arracher les contrevents et briser les vitres de quelques fenêtres, afin de faire croire aux passants que ce vol a été commis de nuit et avec effraction.
— Je t’accompagnerai, dit Victor.
— Maintenant, venez souper, dit la mère Dupuis.
— Comme l’heure du souper est passée depuis longtemps, fit Narcisse, nous pouvons bien nous en priver complètement. D’ailleurs avec une semblable besogne sur les bras, on peut oublier de manger pour une fois.
— Ce n’est pas bien logique, dit la mère Dupuis, mais ça m’est égal. Je vais donc vous conduire chez le père Crasseux, avec qui, je crois que nous nous entendrons facilement. Les bijoux vendus, nous prendrons chacun notre part, Victor t’accompagne selon ton désir et tout est dit. Nous ne pouvons trouver mieux à faire.
— Nous acceptons, s’écrièrent en même temps les deux jeunes gens.
En moins de temps qu’il ne faut pour le raconter, la vieille s’était jeté un châle sur les épaules et se rendait, avec Narcisse et Victor, chez le père Crasseux. Le marché fut bientôt conclu. La valeur des objets volés pouvait se monter à environ cinq mille dollars, les complices les abandonnèrent pour deux mille.
En sortant de chez le père Crasseux, la mère Dupuis se dirigea vers son logis, pendant que Narcisse et Victor se rendirent au magasin du patron du premier. Ils arrachèrent d’abord un pan de contrevent, mais ils avaient été entendus par la police, et bientôt trois ou quatre sergents de ville arrivèrent rapidement. Quelquefois l’on serait tenté de croire qu’il y a une providence pour les méchants ; toujours est-il que grâce, soit à la providence, soit au hasard, des travailleurs avaient été occupés toute la journée à nettoyer les canaux de la rue. Un grand fossé offrait un asile à nos deux malfaiteurs, qui s’y blottirent en silence.
Les sergents ne pensèrent pas d’y regarder et après une demi-heure de recherche, n’entendant aucun bruit, ils s’en allèrent.
Alors, Narcisse et Victor sortirent de leur trou, ôtèrent tranquillement l’autre pan du contrevent et brisèrent plusieurs vitres avec des pierres.
À ce bruit, la patrouille revint de nouveau, mais les mécréants avaient pris leurs jambes à leur cou et ne purent être découverts.
Le lendemain, Narcisse avait été arrêté, mais il fut promptement relâché, aucune preuve ne s’élevant pour établir sa culpabilité dans le crime dont il était accusé. Ceux qui pouvaient parler contre lui n’avaient que trop d’intérêt à se taire.
Aussitôt après sa mise en liberté, il partit pour Montréal avec Victor et sa mère. Le vol de New-York ayant mis son nom trop en évidence, il l’échangea contre celui d’Edmond Marceau qu’il portait quand nous l’avons présenté à nos lecteurs. Possédant un certain capital — il avait gardé pour lui les deux tiers de l’argent provenant du vol ci-dessus — il ouvrit un bureau de broker (courtier d’affaires).
Mais la mère Dupuis et Victor ne changèrent pas leurs anciennes habitudes, quoiqu’ils eussent pu vivre avec confort en entreprenant un commerce quelconque. Ils ouvrirent dans le faubourg Québec une taverne, où se réunissait la populace la plus crapuleuse du quartier, et ils l’occupaient encore le lendemain de l’accident qui avait eu lieu au jardin Guilbault, et qui avait failli être si funeste à quelques-uns des héros de cette histoire.