Vengeance fatale/IV — Les Nouveaux Alliés (suite)

La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 135-141).

IV

LES NOUVEAUX ALLIÉS (SUITE)


Louis venait d’ouvrir la porte. Aussitôt Victor se rua dans la chambre où les deux amis se trouvaient encore.

— C’est bien ici chez monsieur Hervart ? demanda-t-il, avec une mine toute effarée.

— Oui, monsieur, répondit Louis.

— Vous êtes vous-même M. Hervart, je crois ?

— Oui, fit Louis pour la seconde fois.

— Alors, prenez un siège et écoutez-moi avec beaucoup d’attention. Puis-je parler devant monsieur, demanda-t-il en désignant Ernest ? Il faut m’excuser car les choses que je vais vous raconter sont tellement graves…

— Vous pouvez parler sans crainte. Cet homme est mon meilleur ami.

Ernest avait jugé Victor en l’apercevant. Ton nom, demanda-t-il brutalement à l’aubergiste du faubourg Québec ?

— Victor Dupuis.

— Que viens-tu faire ici à cette heure ?

— Je l’ai déjà dit à M. Hervart, je lui apporte des nouvelles d’une très grande importance.

— Qui le concernent ?

— Oui, et d’autres à la fois.

— Raconte vite, alors.

— C’est ce que je veux faire, mais ne m’interrompez pas. Je viens vous informer d’un assassinat qui a été résolu à l’instant même, que trois hommes débattaient entre eux quand je suis parti pour me rendre ici vous en rendre compte. Cependant, je ne connais pas le moment où ils mettront leur crime à exécution. Je puis dire pourtant qu’il n’est pas arrivé.

À ce début sinistre, Ernest pâlit, Louis trembla légèrement. Tous deux supposaient malgré eux que la personne visée par cet assassinat devait être le fiancé d’Hortense.

— Dites comment vous avez appris ces nouvelles, fit Ernest. Encore, ces faits sont-ils bien vrais ?

— J’ai dit la vérité.

— Le nom de cette personne que l’on voulait assassiner ?

— C’est M. Louis Hervart.

Louis écoutait la conversation d’Ernest et de Victor sans en perdre un mot. En entendant prononcer son nom par Victor, il ne broncha pas, mais une sueur froide inonda son front.

— Et comment savez-vous que l’on veut tuer M. Hervart ?

— Cela serait un peu long à raconter, vu que c’est grâce à une première aventure que je me trouve initié à celle-ci. Il faut d’abord que je sache si je puis compter sur votre entière discrétion.

— Oui, répondit Ernest avec hauteur.

— Très bien. Procédons donc par ordre. Ce matin, ou plutôt hier matin, un de mes amis, Edmond Marceau…

— Que dis-tu ? interrompit Ernest, Edmond Marceau, un de tes amis ! Moi aussi, je connais un nommé Marceau, et c’est un de mes amis, mais je doute fort que ce soit le même que celui dont tu viens de parler.

— C’est que vous ne connaissez qu’un côté d’Edmond Marceau, celui du gentleman, tandis qu’au fond ce n’est qu’une canaille.

— Tu mens, fit Ernest, devenu furieux à l’idée qu’il avait vécu dans l’intimité d’un voleur, tu mens, coquin !

— Bien alors, si vous ne me croyez pas et m’interrompez à chaque instant, je n’ai plus rien à faire ici.

— Ernest, je ne puis comprendre tes interruptions continuelles, fit Louis dans un moment d’impatience facile à concevoir, le seul moyen d’apprendre les nouvelles que cet homme prétend nous apporter d’une source certaine, c’est d’écouter son récit attentivement. Tu le jugeras ensuite.

Ernest regarda son ami, quelque peu surpris du ton cassant que ce dernier venait de prendre vis-à-vis de lui, mais il ne se plaignit pas. En homme de cœur tout lui semblait permis à celui qui venait de souffrir des angoisses aussi mortelles.

— Reprenez donc votre récit et ne faites pas attention à mes dernières paroles, dit-il à Victor.

— Je disais qu’Edmond Marceau est un voleur. Eh bien ! je répète mon accusation. Je pourrais facilement prouver une foule de crimes dont il s’est rendu coupable, car dans tous ces méfaits nous avons toujours été complices. Par exemple, lorsque Marceau habitait New-York — vous ignorez ce détail sans doute, il s’appelait Narcisse Lafond et non pas Edmond Marceau…

— Tu dis que Marceau a porté autrefois le nom de Lafond ?

— Oui.

— Serait-ce celui qui a été accusé d’avoir volé une certaine quantité de bijoux ?

— Oui, et qu’il a bien et dûment volés.

— Il a été acquitté cependant.

— Oui, parce qu’il n’existait aucune preuve qu’il fût l’auteur du vol.

— Quelle preuve pouvez-vous fournir à l’appui de votre déclaration ?

— Ma mère et moi qui étions ses complices ; mais nous avions trop d’intérêt à ce qu’il ne fût pas dénoncé. Plus tard nous nous sommes rencontrés de nouveau et hier matin, je volais encore de concert avec lui, une somme de trois cents dollars à un nommé Puivert, le fermier de Darcy.

— Ce vol, je suppose, n’a rien de commun avec l’assassinat projeté contre M. Hervart ?

— Au contraire, et c’est justement ce que je désirais vous expliquer, lorsque vous m’avez interrompu à brûle pourpoint.

— Vous pouvez continuer, je ne vous interromprai plus.

Victor raconta toute la scène qui s’était passée dans le bureau du courtier et que nous connaissons déjà.

— Sacrebleu ! fit Ernest dès que Victor eût terminé son récit, vous avez fait passer ce Puivert par une rude épreuve, je ne puis m’empêcher d’en rire à me tenir les côtes.

— Vous ne connaissez encore que la moitié de l’histoire, reprit Victor, voilà qui va devenir plus sérieux. Ces trois cents dollars appartenaient, non pas à Puivert, mais à Darcy, et il est allé larmoyer auprès de ce dernier. C’est ici où je me perds. Que s’est-il passé entre eux ? c’est ce que j’ignore complètement. Mais ce que je sais, c’est que loin de prendre des mesures pour se faire rendre les trois cents dollars qu’Edmond lui avait volés, le fermier est revenu le trouver cette nuit avec un autre homme que je ne connais pas, mais que je soupçonne fort être M. Darcy ; tous les trois ont formé un complot qui n’est rien moins que l’assassinat de M. Hervart. Ils étaient déjà en voie de conversation quand je suis arrivé chez Edmond ; je puis donc vous rapporter seulement ce que j’ai entendu.

Victor mit Ernest et Louis au fait, sans en omettre un détail, de toute la scène dont il avait été le témoin invisible dans sa seconde visite chez le courtier de la rue Notre-Dame.

On conçoit l’indignation qui saisit Louis en apprenant que Darcy voulait sacrifier Hortense.

— Le misérable ! s’écria-t-il exaspéré. Ah ! Je le reconnais bien. Vous ne vous êtes pas trompé, cet homme est bien Darcy, le père de ma chère Hortense ! Oh ! le lâche ! sacrifier ainsi son enfant ! abandonner sa fille à un bandit ! Mais, Dieu merci, je saurai bien empêcher tout cela, ou je veux mourir. Puis après un silence de quelques secondes : Darcy a-t-il fait quelque difficulté lorsqu’il s’est agi de livrer sa fille ?

—Non, il la lui a accordée sans faire la moindre objection.

— Le barbare !

— Que voulez-vous ? Entre assassins et voleurs, c’est ainsi qu’on procède.

— Il ne s’agit plus pour moi que de l’attaquer par tous les moyens et de le tuer pour le prévenir dans l’ignoble sacrifice auquel il veut vouer Hortense. Il y va de mon honneur aussi bien que de mon bonheur. Il est inutile de délibérer sur ce point, je suis décidé à ne reculer devant aucun obstacle.

— Il serait bon de nous entendre, interrompit Victor. Tous les deux, nous sommes menacés d’un danger terrible, puisqu’il y va de notre vie. Par la violence du langage que vous venez de tenir, j’ai pu voir que vous aimez mademoiselle Hortense Darcy. Edmond veut se débarrasser de moi, et certes il a raison. Mais comme nous sommes munis des secrets de nos ennemis, nous pouvons venir à bout d’eux beaucoup plus facilement.

Notre intérêt est le même après tout et c’est le vôtre, sans contredit, de m’accepter pour second dans la lutte que vous aurez à soutenir bientôt. Vos ennemis sont nombreux, vous êtes seul ; de plus le fait qu’Edmond ignore que j’étais présent quand il a résolu son projet avec Darcy et Puivert, me font croire que je puis vous être d’une grande utilité, en même temps, que de votre côté vous me rendrez service. Je saurai vous informer de tous les pas et démarches de Marceau, de ses actions. Je venais donc vous proposer d’unir ma cause à la vôtre ; j’ajouterai à tout cela que vous ne pouvez méconnaître l’importance du secours que je vous ai apporté en vous avertissant du danger qui vous menace.

Tout en reconnaissant l’importance du service que lui avait rendu l’ancien ami de Marceau, Louis hésitait à faire cause commune avec un homme aussi dégradé, mais Ernest fit taire ses scrupules.

— J’accepte votre offre, dit celui-ci, ainsi que mon ami Hervart, car je compte vous seconder moi aussi de tout ce que peuvent l'énergie et le courage d’un ami.

— Merci, Ernest, fit Louis, puis se tournant du côté de Victor : Quand vous reverrons-nous ? De plus, où pourrons-nous vous trouver dans un cas pressé ?

— À la Feuille d’Érable, coin des rues St-Paul et Friponne.

Sur ce, Victor se retira.