Vengeance fatale/V — Scène de famille

La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 142-152).

V

Scène de famille


Le dimanche suivant, vers les onze heures et demie du matin, une voiture attelée de deux chevaux remarquables par leur élégance, stationnait depuis quelque temps déjà devant l’église Notre-Dame.

Les portes s'ouvraient pour la sortie des fidèles, lorsqu’un jeune homme s’approcha rapidement du cocher et lui glissa quelques mots à voix basse.

— Oui, monsieur, répondit celui-ci, elles sont toutes deux à la messe.

— M. Darcy y est-il aussi ?

— Oui, monsieur.

— J’aurais aimé à le voir seul, mais je suppose que c’est difficile.

— Je ne crois pas. S’il s’agit d’une affaire importante, je n’ai qu’un mot à dire à M. Darcy, et vous pourrez lui parler en marchant avec lui pendant que je conduirai les demoiselles à la maison.

— Non, je ne veux pas le retenir, je n’ai qu’un mot à lui dire, je ne le retarderai donc pas.

— Tenez, le voici justement qui s’avance, c’est à vous de l’aborder.

En effet, Darcy se dirigeait vers sa voiture accompagné de Mathilde et d’Hortense.

Le jeune homme salua les deux jeunes filles et prit à part M. Darcy.

— Je vous demande pardon si je vous retiens quelques secondes, mais je dois entretenir votre père d’une affaire pressante.

Mais Darcy ordonna immédiatement au cocher de partir sans l’attendre, disant qu’il retournerait à pied. La voiture disparut emportant Mathilde et Hortense seules.

— Que me voulez-vous donc, M. Marceau, fit Darcy d’un air maussade, en se tournant vers son interlocuteur. Comptez-vous me poursuivre jusqu’à l’église de votre compagnie ?

— Encore davantage, lorsque je serai votre gendre. Je voulais savoir si vous aviez entretenu mademoiselle Hortense de la proposition que vous deviez lui faire de ma part ?

— Pas encore.

— Pas encore ? Mais quand donc prétendez-vous lui en parler ?

— Quand cela me plaira.

— Quand cela vous plaira ?

— Oui, vous avez bien compris.

— Eh bien, je ne comprends pas. Si vous avez oublié nos conventions, je m’en souviens, moi. C’est sur la promesse que j’obtiendrais la main de votre fille que j’ai bien voulu me résoudre à me débarrasser de mon ami. Or cette condition, je la considère sine qua non. Sans son exécution je me sépare dès aujourd’hui d’avec vous, et loin de tuer Louis, je lui fais savoir tout ce que vous tramez en ce moment contre lui.

— Mais vous me pressez trop aussi, mon ami, répondit Darcy, rappelé à lui par cette menace.

— Je n’en désire pas moins que vous entreteniez Hortense de ce sujet à midi.

— C’est assez facile, mais si elle refuse.

— Elle ne refusera pas, si vous forcez un peu la note ; elle n’osera pas désobéir à son père.

— C’est bien, je vais de ce pas lui signifier ma volonté.

Edmond s’éloigna sur cette bonne parole.

Quoique l’église de Notre-Dame soit assez éloignée de son logis, Darcy en franchit cependant l’espace très rapidement. En entrant, il aperçut Malthilde, qui demanda à son père s’il attendait quelque étranger.

— Non, répondit-il, je ne crois pas qu’il vienne personne ; dès que le dîner sera prêt, fais le mettre sur la table.

— Le dîner est prêt et la table est servie, nous n’attendons plus que vous.

— Mettons nous donc à table alors.

Toute la durée du repas, Darcy parla fort peu. Il portait ses yeux souvent du côté d’Hortense. Il lui répugnait encore de causer le malheur irréparable de cette jeune fille si aimable, si douce, si tendre, qui lui avait toujours témoigné la plus filiale affection. Son caractère, cruel, reculait, néanmoins, devant la pensée de sacrifier à jamais une femme adorable à un misérable comme Marceau. De plus il s’était chargé de son éducation alors qu’elle était toute petite, et depuis il l’avait toujours aimée beaucoup, sinon aussi tendrement que Mathilde. Aussi reculait-il le plus possible le moment d’informer Hortense de la terrible demande d’Edmond.

On rencontre souvent des personnes qui, nonobstant un égoïsme et une méchanceté éprouvés, ne sont pas moins susceptibles de comprendre la tendresse des sentiments de l’amour ou de la paternité, ou encore d’une affection réelle. Tel était Darcy.

Enfin Hortense, lasse du mutisme inusité de son père, le lui reprocha et lui en demanda la cause. Cette voix fit tressaillir Darcy.

— Enfant, fit-il, ne suis-je pas aujourd’hui comme d’habitude ?

— Hortense a raison, mon père, vous avez l’air quelque peu souffrant.

Peut-être Darcy allait-il se trouver incapable de signifier sa volonté à Hortense, ainsi qu’il l’avait promis à Edmond Marceau, lorsqu’il reçut une visite assez inopportune pour ranimer sa colère et lui apporter le courage dont il semblait manquer.

— Il y a quelqu’un qui demande à parler à Monsieur sur le champ, fit une servante de table, après avoir été à la porte.

— Le nom de ce visiteur ? demanda Darcy.

— Il m’a dit de taire son nom.

La figure de Darcy revêtit l’étonnement, celles de Mathilde et d’Hortense, la curiosité.

Le chef de la famille se rendit au salon, où il trouva Louis.

— Bonjour, Monsieur Hervart, fit-il, en affectant une politesse froide ; voilà près de huit jours que je ne vous ai vu ici.

Louis ne répondit rien en voyant que Darcy ne lui offrait pas de siège.

Cette apparence froide de l’étudiant échauffa la colère du père de Mathilde.

— Monsieur Hervart, dit-il, je connais le but de votre visite et je sais ce que vous venez faire ici.

— Tant mieux, alors, repartit Louis, nous ne perdrons pas de temps en paroles inutiles et je vous retiendrai moins longtemps.

— Vous connaissez, Monsieur, les relations qui ont eu lieu auparavant entre votre famille et moi ?

— En effet, je les connais.

— Que venez-vous donc faire ici ?

— Vous ne vous en doutez pas ?

— Pas le moins du monde.

— Je croyais trouver chez vous plus de perspicacité. Vous n’ignorez pas que j’aime votre fille et qu’elle m’aime. Vous savez aussi bien, pour l’avoir entendu répéter mille fois, que je n’attends plus que le jour de mon admission à la pratique du droit pour vous faire la demande de sa main. J’aurais pu vous traîner devant les tribunaux et faire couler votre sang ; mais je reconnais l’odieux d’un mariage entre Hortense et celui qui aurait déshonoré le nom de son père. Je veux donc, grâce aux sentiments que j’ai toujours entretenus vis-à-vis d’Hortense, oublier les crimes infâmes dont vous vous êtes rendu coupable envers mon père et ma mère, il y a plus de vingt ans, mais à la condition de l’épouser aussitôt que faire se pourra. Je partirai sans délai pour ne plus jamais revenir dans ce pays, car mon retour ici nous serait fatal à tous deux.

Darcy avait écouté Louis très attentivement ; quand celui-ci se fut tu, le banquier éclata de rire.

— Que trouvez-vous donc de si plaisant dans ma proposition, M. le Comte ?

— Je vous défends de me donner un titre que j’ai cessé de porter.

— Vraiment ! je conçois en effet que le titre de Comte de Lagusse doive vous offusquer, et inspirer en même temps une terrible crainte à celui qui a souillé son blason par des crimes monstrueux, tellement monstrueux qu’il a dû prendre le nom de Darcy pour éviter l’échafaud !

Ces insultes avaient réveillé plus vive que jamais la colère de Raoul de Lagusse, autrement dit Darcy.

— Sortez, rugit-il, en montrant à Louis la porte de la maison.

Mais Louis ne bougea pas de son siège.

— Sortez ! répéta Raoul avec une fureur qui arrivait à l’état d’exaspération.

— Je sortirai quand vous aurez répondu à ma demande.

— Ah ! vous attendez ma réponse ! Eh bien ! la voici. Jamais, aussi longtemps que je vivrai, vous n’épouserez Hortense dont, au reste, j’ai promis la main à un autre.

— Avez-vous consulté Mademoiselle Hortense à ce sujet ?

— Cela ne vous regarde pas. D’ailleurs ma fille fera ce que je lui commanderai. Et maintenant que vous connaissez ma réponse, encore une fois, sortez !

— Certes, voilà une chose que je n’aurais jamais crue, mais elle n’aurait pas dû me surprendre puisqu’elle vient de vous ! Les crimes les plus vils ou le plus contre nature ne vous feront pas reculer. C’est peu que vous ayez, dans un moment de jalousie, tué mon père qui combattait loyalement à vos côtés, d’avoir, plus tard, assassiné ma mère parcequ’elle sait sait courageusement de satisfaire des désirs provoqués par une luxure effrénée, d’avoir comploté la mort de l’enfant de cette femme — car je n’ignore pas la scène où ma mort a été tramée, s’écria-t-il imprudemment — avec des gens ramassés parmi la plus vile canaille, aujourd’hui vous ne rougissez pas d’abandonner votre propre fille à un de ces assassins, à un voleur, à cet Edmond Marceau qui vous a volé vous-même ! Vous êtes bien malheureux !

Je voudrais pouvoir stigmatiser votre front comme vous le méritez, mais je ne le puis pas, car les noms de misérable, de voleur et d’assassin sont encore trop faibles pour désigner un monstre tel que vous !

Une rage féroce s’empara de Raoul. Il bondit sur Louis, et avant que celui-ci fût revenu à lui-même, il avait été poussé jusqu’à la porte par Raoul. Les deux ennemis allaient en venir aux mains, lorsque Louis sortit pour éviter un scandale dans la maison qu’habitait Hortense en ce moment, seulement, en partant, il avait pu dire, avec du feu dans les yeux : M. le Comte, nous nous reverrons.

En rentrant dans la salle à manger Darcy n’était plus lui-même ; il avait la figure toute bouleversée ; bref son entrevue avec Louis l’avait laissé dans un état de prostration telle que les deux jeunes filles s’en montrèrent inquiètes.

— Quel est donc cet homme que vous avez dû mettre aussi violemment à la porte ? demanda Mathilde.

— Un insolent qui ne reviendra plus. Il dut s’essuyer, tant l’effort auquel il s’était livré pour chasser Louis de sa maison l’avait laissé couvert de sueur.

Cependant il se remit assez vite et put enfin s’adresser à Hortense.

— Ma chère Hortense, dit-il d’une voix qui tremblait encore, je devais te faire une confidence grave, j’y pensais justement au moment où tu me reprochais mon mutisme, car l’heure était arrivée de t’en dire un mot. Malheureusement, cet homme est arrivé au même instant et les quelques paroles blessantes que j’ai eues avec lui m’ont forcé de la retarder de quelques minutes. Maintenant que je suis redevenu parfaitement calme, je crois le moment arrivé de te faire savoir qu’un jeune homme, qui aspire à ta main depuis quelque temps et qui espère pouvoir te procurer le bonheur dont tu es si digne, m’a chargé de lui servir d’intermédiaire auprès de toi.

Hortense ne se possédait pas de joie. Elle songeait à Louis. Quel autre en effet aurait pu tenir un semblable langage à son père ?

— Celui qui recherche cette faveur, continua Darcy, , que tu connais bien du reste, est aussi très favorablement connu dans le monde de la finance, je crois que tu accepteras cette offre, car…

Hortense ne lui permit pas d’achever :

— J’accepterai sans doute avec empressement, mon père, si cela vous est agréable.

— Cela me sera très agréable en effet. D’ailleurs, je n’attendais rien moins de ton bon cœur. Ce prétendant s’appelle Edmond Marceau.

— Vous vous trompez, mon père, je suppose. Vous avez dit Edmond Marceau.

— Je ne me trompe nullement, ma fille, c’est bien de lui que je veux parler en effet.

— Mais j’aime M. Louis Hervart, mon père, vous le savez vous-même !

— Et M. Hervart, dit à son tour Mathilde…

Mais elle fut promptement interrompue par son père.

— Quant à toi, lui dit-il, tu n’as rien à voir à cela. Pour ce qui est d’Hortense, peut-être se fait-elle illusion à l’égard de M. Hervart. Je ne crois pas à la réalité de l’amour qu’il feint pour toi autant qu’à la passion certaine de M. Marceau qui, lui, ne rêve que de toi.

— Vous vous trompez, mon père, reprit Mathilde pour la seconde fois, personne n’aimera jamais Hortense d’un amour plus vrai que M. Hervart.

Darcy s’était bien attendu à rencontrer de la résistance de la part d’Hortense, voire même de Mathilde, mais il croyait en même temps que l’aide apportée à sa sœur par cette dernière serait plutôt le résultat du dépit ou du regret de son ancien amant, et l’on sait qu’il n’aimait pas à contrarier Mathilde. Au contraire, celle-ci prenait bien en effet la part d’Hortense, mais sans paraître ressentir aucun chagrin pour Edmond. Évidemment, il n’avait pas remarqué l’assiduité d’Ernest auprès de sa fille, laquelle du reste ne datait pas depuis longtemps. Cette nouvelle position que prenait Mathilde en encourageant sa sœur à la résistance par pure sympathie pour elle, le jetait hors de ses prévisions et l’inquiétait, car il connaissait le caractère inflexible de sa fille. Celle-ci continuait à remontrer son père sur sa prétention de forcer Hortense à accepter un mari dont elle ne voulait pas.

— Te tairas-tu enfin ? Qu’est-ce que cela te fait à toi ?

L’impatience commençait à le gagner et il perdait toute prudence.

— Mais mon père, repartit Mathilde d’un ton courageux, lorsqu’il s’agit du bonheur de ma sœur, il me semble que c’est à moi de lui venir en aide. Je trouve même étrange que puisqu’elle ne sent aucune sympathie pour votre monsieur Marceau…

Mathilde avait prononcé avec dédain le nom du courtier.

— Certes, ajouta Hortense, ma sympathie ne lui sera jamais acquise.

— Criez plus fort, fit Darcy en perdant toute retenue, Hortense épousera Marceau.

— Eh bien ! non, je ne l’épouserai point.

— Comment ! refuser d’obéir à la volonté de ton père !

— Hortense a raison, fit Mathilde.

— Mais je ne l’aime point, mon père !

— N’importe, c’est une révolte contre mon autorité.

— Si vous prétendez m’imposer une telle alliance, je ne vous obéirai pas.

— Eh bien ! tant pis, c’est toi qui l’auras voulu. Jamais ma fille ne se fût révoltée contre son père, et toi, si tu agis ainsi, c’est que tu n’es pas de mon sang. Entends-tu ? je ne suis pas ton père ; tu n’es qu’une pauvre fille que j’ai recueillie et élevée comme ma propre enfant, et voilà aujourd’hui la récompense que j’ai de toi. Et en voici la preuve, s’écria-t-il, en sortant de sa poche le petit livre de velours qu’il avait dérobé la nuit de l’incendie de la rue Craig, lis toi-même.

Sur une feuille que le temps avait jaunie, Hortense put lire facilement :

« Née à Montréal, le 5 juin 1841, Marie Louise Hortense Delaunay, baptisée le 7 du même mois. »

Elle laissa tomber le livre et s’affaissa en laissant entendre un cri de désespoir.