Vengeance fatale/III — Les Nouveaux Alliés

La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 125-134).

III

LES NOUVEAUX ALLIÉS


On a vu plus haut qu’Hortense n’était demeurée que quelques instants, dans le boudoir, avec Darcy. Dès que celui-ci fut redevenu seul, l’inquiétude qu’il avait essayé jusque-là de cacher par tous les moyens perça malgré lui sur toute sa figure. Elle fut bientôt suivie d’une colère furieuse qui s’exala en imprécations furibondes contre Hortense. Abattu par la lassitude, mais dans un état trop nerveux pour se livrer au sommeil, il s’assit enfin sur un canapé et se prit à réfléchir. Il était depuis longtemps dans cette posture, lorsqu’il entendit frapper à la porte de la maison. Il alla ouvrir, mais seulement après s’être muni d’un révolver ; il en était venu à craindre les moindres dangers, tant ses pensées, depuis une heure, devenaient de plus en plus inégales.

Il entrouvrit la porte faiblement, mais le fermier — car c’était lui — avait hâte d’entrer. Il ouvrit donc la porte toute grande et sans reconnaître Darcy. « Votre maître est-il ici, lui demanda-t-il ? Allez le prévenir que je veux le voir et nommez-moi. »

— Qu’as-tu donc, mon cher Puivert ? fit Darcy, dont tout le sang froid était revenu devant la contenance exagérée de son serviteur, ne me reconnaîtrais-tu par hasard ? Viens dans mon cabinet ; tu pourras m’y raconter avec calme si tu as souffert de quelqu’accident depuis que je t’ai quitté.

Puivert reconnut Darcy immédiatement.

— C’est vous M. Darcy, dit-il, c’est cela, entrons et causons sans bruit, car j’en ai long à vous apprendre. Notre vie même est menacée.

— Bien, bien, prends ton temps et n’aie pas de craintes inutiles.

— Inutiles ! Ah ! plût au ciel que ce fussent des craintes inutiles ! Mais, malheureusement, je vous assure qu’il y a de quoi être inquiet.

— Entre donc, fit Darcy en le conduisant dans son cabinet de travail.

C’est alors que ce dernier qui n’avait pas remarqué la figure de son fermier fut frappé de la pâleur et du bouleversement qu’elle offrait. Cependant il ne parut pas s’en apercevoir et attendit que son interlocuteur se décidât à parler sans lui poser de question.

— Préparez-vous à entendre quelque chose d’épouvantable, commença Puivert et, en peu de mots, il mit Darcy au cours de tous les faits de la scène qui s’était passée entre lui et l’étudiant.

— Malheureux ! rugit Darcy, après avoir écouté sans y faire la moindre interruption tout le récit de Puivert. Est-il vrai que tu as instruit Louis de tous ces faits ?

— Il fallait tout dire ou mourir ; j’ai préféré lui dire tout ce que je savais.

— Lâche ! ajouta Darcy, se laissant aller à toute sa colère.

— J’ai encore été bien bon de venir vous avertir, car pour moi j’ai la vie sauve.

— Et moi ?

— Je ne sais rien de ses intentions à votre égard.

— Eh moi, j’en sais quelque chose. Louis essayera de me tuer ou me fera arrêter, mais je saurai bien me déjouer de ses plans ; pour cela j’ai besoin de ton aide.

— Je ne vous aiderai point.

— C’est ce que nous verrons.

— Il m’a promis que je pouvais dormir tranquille, que je ne serais pas incommodé par les poursuites de la justice. Mon intérêt est donc de me retirer complètement de cette affaire.

— Cela est bien beau, en effet ! Mais moi qui serai probablement traqué par la police, poursuivi en Cour de Justice, penses-tu que je ne dénoncerai pas la part que tu as prise à ce crime ?

— Vous n’aurez pas de preuve, car j’ai la parole de M. Hervart.

— Mais lorsqu’il sera appelé à donner son témoignage lors du procès, il faudra bien qu’il explique l’histoire que tu as brodée.

— Cela ne m’inquiète guère, car je serai déjà parti, et loin du pays. Aujourd’hui ou demain je passerai la frontière. Je m’en vais maintenant, au revoir.

Et Puivert se leva pour sortir.

— Si tu fais un pas de plus, fit Darcy, en posant son révolver sur la tête du fermier, je te tue comme un chien !

Puivert reprit son siège en tremblant.

— Je ne puis croire que tu sois assez niais pour te fier à la parole de ton plus mortel ennemi.

— Oh ! Je ne l’ai pas prise pour de l’or, et après tout, je me mets encore une fois à votre disposition ; mais avouez aussi que dans cette circonstance, je ne pouvais agir autrement. J’ai bien compris que Hervart avait entendu toute notre conversation.

— Dans tous les cas, tu n’as pas besoin de craindre quoi que ce soit de moi pour ton indiscrétion, la première chose importante à faire c’est d’organiser notre défense ; comme il n’y a pas un moment à perdre, il faut donc commencer sans retard.

— Bien ! Très bien !

On voit que les menaces de Darcy à Puivert avaient eu un effet immédiat ; ce dernier était devenu doux comme un agneau.

— Ne crois-tu pas ? demanda Darcy, que nous ne suffirons pas à deux à lutter contre Hervart, car enfin que de précautions à prendre chez des personnes accusées d’un crime aussi odieux. Un troisième associé qui serait en même temps robuste, courageux et rusé pourrait nous être utile.

— Je pourrais peut-être trouver l’homme que vous cherchez.

— Comment le nommes-tu ?

— Edmond Marceau.

— Celui-là même qui t’a volé tes trois cents dollars ?

— Celui-là même.

— En effet il me parait assez rusé, beaucoup plus que toi je pourrais dire, qu’en penses-tu ?

— Je ne vous contredirai point.

— Ce garçon, je veux bien le croire, peut nous être d’une grande utilité.

— Il n’y a aucun doute de cela, pourvu qu’il soit bien payé.

— S’il n’y a pas d’autre difficulté que celle-là, je me charge de le satisfaire. Je serais d’avis même d’aller le trouver cette nuit ; tu avais raison quand tu disais qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour nous, nous sommes dans le malheur et le malheur n’en accorde jamais.

— Allons donc le voir.

Darcy éteignit toutes les lumières, ferma soigneusement la porte de la maison et partit avec Puivert pour se rendre chez Edmond Marceau. Tout en se dirigeant vers le bureau du courtier, Darcy disait à son fermier : « Comme cela nous pouvons donc nous fier à sa discrétion. »

— Oui, de même qu’à son zèle, si son intérêt le lui commande ; c’est un homme fort adroit.

— Témoin la manière dont il t’a enlevé l’argent que tu portais.

— Vous êtes méchant.

— Eh bien, n’en parlons plus.

Les deux compères étaient arrivés chez Edmond.

Nous sommes arrivés, dit Puivert.

Pour la seconde fois, dans un intervalle très court, le fermier et le courtier allaient se trouver en présence. Ce dernier s’était couché de bonne heure et dormait profondément. Nos deux collègues durent frapper à coups redoublés avant d’être entendus. Enfin des pas résonnèrent dans la maison et bientôt la porte fut ouverte pour donner passage aux deux meurtriers. À peine Edmond eut-il reconnu Puivert, que, laissant une lampe dans l’appartement où ils venaient tous d’entrer, il s’éloigna pour reparaître aussitôt armé d’un poignard.

— Messieurs, dit-il encore tout ému, je vous conseille de sortir de mon domicile aussi vite que vous y êtes entrés… je ne veux rien avoir à faire avec vous et si vous ne partez à l’instant même, je vous plonge à tous deux ce poignard dans le cœur ! Je suis en cas de légitime défense, vous forcez ma maison, je

— Nous ne sommes pas venus pour vous voler, fit Darcy que ces menaces ne troublaient point, reprenez donc un peu de sang froid

Edmond comprit le côté ridicule de ses menaces vis-à-vis d’un homme chez qui il avait été reçu une quinzaine de jours auparavant.

— Alors, reprit-il plus tranquillement, veuillez donc m’expliquer votre présence chez moi à cette heure.

— C’est ce que nous voulions faire, dit Darcy, mais vous ne nous en avez pas donné le temps.

Edmond se trouvait dans une étrange perplexité ; il attendit cependant les explications de ses deux visiteurs avec calme.

— Ne craignez rien, continua Darcy, nous ne sommes pas venus pour réclamer de vous les trois cents dollars que vous avez si adroitement volés hier à ce malheureux Puivert, qui en est tout abasourdi, comme vous voyez. Comme il vous l’a dit, cet argent m’appartient, mais désormais, ne vous inquiétez plus de cette petite somme dont je veux bien vous faire cadeau.

— Encore une fois, que voulez-vous de moi ?

— Eh bien, voici : Ces trois cents piastres seront entre vos mains un à compte sur un service que nous venions vous demander de nous rendre à cause de votre habileté. Nous avons besoin d’un troisième compagnon ; j’espère que vous voudrez bien vous joindre à nous.

— De quoi s’agit-il ?

— D’abord je voudrais être sûr que nous sommes dans un appartement tout à fait sourd et parfaitement seuls.

— Suivez-moi, alors, dans le soubassement, personne n’entendra ce que nous dirons, pas plus que ce que nous ferons. Pour vous en convaincre, vous n’avez qu’à demander à M. Puivert.

Et Edmond souleva la trappe que nous connaissons déjà pour y laisser passer ses nouveaux amis, en la compagnie desquels il ne se croyait pas cependant tout à fait à l’abri des dangers. Il s’était armé et comptait épier tous leurs mouvements.

— Je crois qu’il est inutile de refermer la trappe sur nous, fit Puivert, qui en conservait encore un souvenir désagréable.

— Je la laisserai ouverte si cela peut vous faire plaisir, dit Edmond.

Aussitôt qu’ils furent descendus dans cette espèce de cave, Darcy prit le premier la parole.

— Je vais, dit-il, à Edmond, vous mettre au fait d’un événement qui vous fera comprendre plus facilement la raison de notre présence ici cette nuit. Il y a environ vingt ans, Puivert et moi, nous nous rendions coupables d’un meurtre en enlevant la vie à une femme alors mère d’un jeune enfant, et à son domestique.

Il s’arrêta pour voir l’impression que ferait sur Edmond cette première confidence. La figure de celui-ci était restée complètement impassible.

— Vous voyez, reprit-il, que j’apporte une confiance complète en vous. Nous avons donc commis le crime que je viens de vous dire, et ce qui est plus grave, nous eûmes le tort de laisser vivre l’enfant. Il est juste de dire que cet attentat venait de nous créer une situation fort inquiétante, et que sa mère l'avait fait disparaître de la maison, la veille du jour où elle devait être assassinée. Or cet enfant qui est devenu un homme fort et adroit est instruit aujourd’hui de ce terrible secret, et il va tout essayer pour venger sa mère ; de cela il n’y a aucun doute. Puivert m’a raconté la manière adroite avec laquelle vous lui avez dérobé son argent et j’ai cru qu’un homme comme vous pouvait nous être utile. Vous pouvez dire maintenant si j’ai eu tort de m’adresser à vous.

— Je n’ai pas objection de me faire votre complice dans cette dangereuse aventure. Mais avant d’aller plus loin, je vous conseillerai de nous associer mon compagnon, Victor Dupuis. C’est un fin gaillard et il pourrait nous apporter un secours précieux.

— Bien Edmond, dit tout bas une voix qui écoutait depuis quelques instants par la trappe restée ouverte, je te reconnais là. Cette voix, on l’a déjà deviné, était celle de Victor Dupuis.

Edmond dans son premier trouble avait négligé de refermer la porte de son bureau sur Darcy et Puivert, Victor s’y était donc introduit facilement. Il s’était dirigé vers la chambre du courtier, qui donnait sur le corridor où se trouvait la fameuse trappe. La trouvant ouverte et remarquant la lumière qui éclairait en bas nos trois sinistres criminels, il avait voulu entendre leur conversation. Il se préparait déjà à les joindre pous discuter le plan qu’ils adopteraient, mais la réponse qui fut faite à la proposition d’Edmond l’arrêta soudain.

— Non, dit une voix qu’il reconnut pour celle de Puivert, je n’ai pas confiance en ce garçon et je le repousse entièrement de notre association. Sa figure me répugne et, suivant moi, il ne reculerait pas devant la trahison de ses meilleurs amis, du moment qu’il y trouverait le moindre profit.

— Je crains Victor, là est la raison qui me porte à le faire entrer dans notre complot, car s’il en était informé, il serait capable de me tuer ou de me dénoncer à la justice.

— Comme il me juge bien, pensa Victor.

— Cela ne nous regarde pas, dit une autre voix que Victor ne put reconnaître. En effet il ne s’était jamais trouvé en contact avec Darcy.

— Mais cela me regarde, moi, répliqua Edmond et je ne voudrais pas me lancer dans un bateau aussi fragile sur une mer aussi agitée.

— M’est avis plutôt que vous vous lancez dans la poésie avec vos métaphores ; moins de celles-ci s’il vous plait ! et plus de réalité ; si votre homme vous gêne, faites le disparaître.

— Je serai bien forcé d’en arriver là. J’essayerai d’un moyen assez simple, j’invite Victor à venir goûter un vin nouveau dans cette cave, je glisse dans son verre quelques gouttes d’une liqueur connue de moi seul, et voilà mon homme plongé dans un sommeil dont il ne doit plus se réveiller. Maintenant je passe aux conditions.

— Que demandes-tu ? fit Darcy.

— D’abord, il me faut six mille dollars.

— Tu les auras.

— Je veux de plus que vous m’accordiez la main de votre fille, Hortense.

— Je t’accorderai ma fille en mariage, en autant bien entendu que cela dépendra de moi.

Le lecteur ne s’étonnera pas sans doute de l’indifférence de Darcy à se prêter au mariage d’Hortense avec un aussi triste garnement, puisqu’il sait déjà que celle-ci n’était pas sa fille. Il comprendra aussi la préférence du meurtrier de la mère de Louis pour Mathilde et le dépit qu’il éprouvait de l’isolement de cette dernière. Il est bien entendu que nous parlons du temps où elle n’avait pas encore rencontré Ernest Lesieur.

— Je suppose, continua Edmond, que comme cadeau de noces à votre fille, vous lui allouerez bien un revenu de deux cents louis.

— C’est la dernière demande que je vous accorde.

— Je n’ai plus rien à solliciter de vous, sortons d’ici maintenant et mettons-nous à l’œuvre en apportant toute confiance les uns envers les autres. Mais j’allais oublier… Vous ne m’avez pas dit le nom de votre ennemi.

— Louis Hervart.

— Louis Hervart ! Je n’hésite plus ! Je le poursuivrai avec toute la rage dont je suis capable ; il faut en effet qu’il disparaisse pour que je réussisse dans mes desseins.

En entendant ces derniers mots, Victor s’esquiva et courut plutôt qu’il ne marcha, jusqu’au domicile de Louis.

C’est lui qui frappait chez l’étudiant au moment où ce dernier allait se mettre au lit.