Vengeance fatale/II — À Montréal

La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 13-17).

II

À MONTRÉAL


Le surlendemain, Madame Gagnon et Mathilde partaient pour Montréal par une très belle journée ; le firmament était clair et serein et le soleil du matin se montrait dans tout son éclat.

La jeune fille, toutefois, se montrait insensible à toutes ces beautés de la nature ; elle était tout à fait indifférente à tout ce qui s’offrait à sa vue. Évidemment son esprit était ailleurs, et sa mère ne parvenait qu’avec beaucoup de difficulté à obtenir une réponse à ses questions, et encore, la plupart du temps, la réponse était-elle très courte ou parfaitement évasive. Oui, maman, non, maman, étaient à peu près les seules paroles que madame Gagnon obtenait de sa fille, et souvent ces réponses n’avaient aucun rapport à la conversation qu’elles tenaient ensemble.

— Mais réponds-moi donc enfin, fit madame Gagnon, lasse du mutisme de Mathilde. Je te dis que ton père a écrit à M. Pouliotte pour le prévenir de notre arrivée à Montréal, et tu me réponds que non. N’auras-tu constamment à l’esprit que l’idée de Pierre, et ne pourrai-je obtenir de toi une parole raisonnable ? Vraiment, ce voyage va être amusant pour moi, si je dois me contenter d’un pareil silence de ta part chaque fois que nous sortirons ensemble.

— Ma mère, je n’avais pas compris.

— Je crois plutôt que tu n’écoutais pas.

— Parlez alors, je promets cette fois de vous écouter avec attention.

Mêmes reproches, mêmes réponses devaient se renouveler constamment tout le temps du voyage.

Heureusement, le bateau qui transportait nos voyageuses s’arrêta bientôt devant Montréal.

Mathilde n’avait jamais vu la ville qui, à cette époque, était loin de ressembler à la grande métropole du St-Laurent que l’on admire aujourd’hui ; néanmoins son arrivée changea brusquement le cours de ses pensée. Quoique ce quartier ne fût pas un des plus beaux de la ville, elle n’en examinait pas moins tout avec intérêt ; mais sa curiosité ne devait pas être satisfaite ce jour-là, car elle arrivait avec sa mère après quelques minutes seulement chez M. et Madame Pouliotte, qui, comme beaucoup de familles, à cette époque, habitaient la rue Notre-Dame.

Le vieux couple demeurait dans une de ces maisons situées près de la place Jacques Cartier, dont quelques-unes existent encore. Cette maison ne devant plus attirer notre attention, la seule description que nous en ferons sera qu’elle se composait de cinq appartements tous bien meublés, quoique sans luxe apparent.

Madame Pouliotte reçut ses hôtes avec beaucoup de cordialité. Pendant presque toute l’après-midi, madame Gagnon s’occupa de ses effets de voyage. Mathilde aida à sa mère et n’eut pas le temps de s’ennuyer.

À six heures, tous les hôtes du père Pouliotte se réunissaient autour de la table pour le souper. Pendant toute la durée du repas, celui-ci, qui avait été marin pendant sa jeunesse, se montra de très bonne humeur et amusa beaucoup Madame et Mlle  Gagnon par ses histoires navales et par les nouvelles politiques du jour. En effet, à cette époque, toutes les têtes étaient plus ou moins échauffées par la politique et attendaient avec anxiété les événements qui devaient suivre. La veillée devait être courte ; Mathilde et sa mère avaient été très matinales ce jour-là, à cause de leur départ de Saint-Antoine, et se sentaient fatiguées de leur journée. Tout le monde se retira donc de bonne heure.

Les jours suivants furent employés par Madame Gagnon et sa fille à faire le tour des principales maisons de commerce et aussi à visiter la ville, la jeune fille ne voulant pas reprendre le chemin de St-Antoine sans avoir une connaissance, sinon parfaite, au moins assez familière de Montréal. Cependant la veille de leur départ elles n’avaient pas terminé leurs achats. Toutes deux sortirent ensemble pour la dernière fois.

Elles cherchaient depuis assez longtemps, sans pouvoir trouver l’objet de leur désir, lorsqu’en arrivant près de la Place d’Armes, sur la rue Notre-Dame, elles furent assez gaillardement toisées par un jeune homme qui se trouvait sur leur chemin.

— Que cette petite fille est donc jolie ! s’écria-t-il tout haut, en regardant passer Mathilde.

Celle-ci rit sous cape ; mais il n’en fut pas ainsi de sa mère qui fut très vexée de l’insolence du jeune homme, lequel du reste ne parut, en aucune manière, préoccupé du mécontentement qui perça sur la figure de madame Gagnon.

L’incident n’eut pas de suite pour le moment, et peu après Mathilde laissait sa mère pour aller rendre visite à une ancienne amie de couvent avec qui elle avait conservé des relations de la plus tendre amitié ; elles ne s’étaient pas revues depuis leur sortie du couvent. Leur première entrevue ne pouvait manquer d’être longue et très amicale, et la fiancée de Pierre donna libre cours à ses anciens souvenirs, sans s’apercevoir que l’heure avançait rapidement. Il n’était pas moins de six heures quand elle reprit le chemin du domicile du père Pouliotte.

Le lecteur trouvera, sans doute, qu’il n’était pas bien tard, surtout à cette époque de l’année où les journées du reste sont assez longues. Mais par ces temps de trouble, il n’était pas prudent pour une jeune fille de s’aventurer seule dans certaines rues de Montréal que Mathilde, comme on sait, ne connaissait que fort imparfaitement. Elle s’éloigna de la route qu’elle aurait dû suivre et, lorsqu’elle s’aperçut de son erreur, elle s’engagea dans une ruelle où, depuis peu de temps, avaient été placées des sentinelles de l’armée anglaise.

Elle devait bientôt regretter son imprudence : tout à coup elle se sentit saisir à la taille par un homme d’une grandeur presque colossale qui, après l’avoir examinée pendant quelques secondes, lui adressa en anglais quelques paroles d’un goût plus que douteux, puis lui offrit de la reconduire chez elle.

— Laissez-moi, fit Mathilde effrayée, je veux m’en retourner seule.

L’inconnu, qui portait l’uniforme de capitaine d’infanterie, voyant qu’il parlait à une canadienne, lui répondit en assez mauvais français qu’il l’ accompagnerait tout de même, puis il essaya de l’entraîner avec lui. Celle-ci voulut fuir, mais la ténacité de son fâcheux compagnon triompha facilement de la volonté de la jeune fille.

— Ne craignez donc rien, lui dit-il, venez souper avec moi et nous aurons beaucoup de plaisir ensemble.

— Au secours, cria Mathilde de toutes ses forces.

Soudain, comme s’il n’eût attendu que cet appel, un homme qui avait pu, sans être remarqué, saisir une partie de la conversation entre la jeune fille et son agresseur, s’élança sur ce dernier et, après une lutte d’un instant à peine, le repoussa assez violemment pour que l’intrus se tînt pour battu et abandonnât la partie au nouvel arrivant.

Mathilde allait remercier celui qui était si vaillamment accouru à sa défense, quand elle reconnut en lui le jeune homme qui avait proféré l’insolente remarque qui avait tant déplu à madame Gagnon, et elle ne se crut pas en plus grande sûreté. Elle balbutia quelques mots de reconnaissance et reprit vivement sa marche, si inopinément interrompue par l’incartade du militaire.

Nous ne doutons pas que son courageux défenseur eût désiré faire plus ample connaissance avec elle, mais craignant de la blesser en usant des mêmes procédés que son antagoniste, il la laissa retourner seule, et se contenta de la suivre de loin.

Mais grande fut sa surprise lorsqu’il la vit entrer chez le vieux marin. « Où diable, se demandait-il, le père Pouliotte a-t-il pêché cette jolie fille ? » Puis après un moment de silence : « J’irai chez lui ce soir, et je ferai connaissance avec la jeune fille, pourvu que la vieille qui l’accompagnait cette après-midi n’y soit pas, ou qu’au moins elle ait oublié ma figure. »