Vengeance fatale/III — Raoul de Lagusse
III
RAOUL DE LAGUSSE
Le même soir il se présenta en effet chez le père Pouliotte et la connaissance fut bientôt établie avec Mlle Gagnon et sa mère, qui ne le reconnut pas. Le lecteur comprendra facilement que Mathilde, après les deux événements si intempestifs de cette journée, ne pouvait avoir oublié sa figure.
Le jeune homme se nommait Raoul de Lagusse. Il causa d’abord avec les diverses personnes qui formaient la société de madame Pouliotte ce soir-là, puis il réussit enfin à se rapprocher de celle qui l’avait fasciné en aussi peu de temps.
Il commença par lui adresser quelques banalités d’usage, puis il attira bientôt son attention sur leur rencontre de l’après-midi.
— Mademoiselle, fit-il, cela a été un grand bonheur pour vous et pour moi que je fusse auprès de vous, lorsque vous avez été attaquée par cet insolent Anglais. J’en suis d’autant plus ravi que le hasard seul a tout conduit.
— Pardon, interrompit Mathilde, mais est-ce seulement le hasard qui vous a placé sur mon chemin lors de cet incident ?
— Que croyez-vous donc ?
— C’était la seconde fois que je vous rencontrais dans la journée…
Raoul ne la laissa pas achever sa phrase, il comprit ce qu’elle allait lui dire. Il essaya de feindre l’étonnement, — Vraiment, fit-il, vous m’aviez déjà rencontré ?
— Mais oui, répondit Mathilde sans se troubler, et j’aurais cru trouver chez vous une meilleure mémoire des figures que vous avez déjà vues.
— J’espère que vous voudrez bien me dire l’endroit de cette première rencontre.
— Sans doute, je dirai presque avec plaisir, parce que vous semblez décidément ne pas avoir une mémoire heureuse ; c’était sur la Place d’Armes, où j’étais avec ma mère, je vous rappellerai en même temps votre exclamation à mon égard à cette occasion ; mais peut-être serait-ce inutile, dans le cas où vous ne l’auriez pas oubliée.
— Non, mademoiselle, je ne l’ai pas oubliée ; j’avais tort, mais il m’est impossible de taire mes pensées.
— Même des pensées de cette nature ?
— Même celles-là. Ne me pardonnerez-vous pas ce langage pour une fois ?
— Il le faut bien, monsieur. D’ailleurs, le service que vous m’avez rendu depuis m’a fait oublier cet incident.
— Maintenant, si j’ai bien compris le sens de vos dernières remarques, vous douteriez que je doive au hasard le bonheur de vous avoir été utile ensuite.
— Je me trompe peut-être, mais je croyais tout simplement que vous m’aviez suivie.
— Vous ne vous trompez pas.
— J’en étais sûre ; mais quand je vous ai quitté la seconde fois, ne m’avez-vous pas vu entrer chez M. Pouliotte ?
— Pas le moins du monde.
— Pourquoi donc m’aviez-vous d’abord suivie et attendue — vous avez dû m’attendre, — car j’ai fait une longue visite à une amie ?
— Je ne sais trop que répondre. La curiosité m’attachait aussi à vos pas.
La veillée se prolongea assez tard, et Raoul s’en alla enchanté d’avoir fait la connaissance des deux étrangères, mais avec le regret d’apprendre qu’elles partaient le lendemain. Mais avant leur départ il voulut faire part au père Pouliotte de ses nouveaux sentiments, et il le pria de lui servir d’intermédiaire auprès de Mathilde. Il prétendait déjà à la main de la jeune fille. Le bonhomme lui fit comprendre l’inopportunité de sa demande, lui dit qu’elle était déjà fiancée et qu’elle devait se marier prochainement.
— Quelle est donc le nom de son fiancé ? demanda Raoul.
— Pierre Hervart, répondit Pouliotte.
Raoul recommanda à ce dernier de renouveler ses respects aux deux voyageuses ; mais en le quittant : « Tant pis pour ce Hervart, s’écria-t-il avec rage. »
Nos lecteurs, ne connaissant encore que très-imparfaitement Raoul de Lagusse, nous sauront probablement gré des quelques détails que nous allons donner de sa personne.
Il paraissait avoir une trentaine d’années ; ses yeux, ses cheveux étaient d’un noir d’ébène et ses traits extrêmement réguliers, sa toilette était très recherchée et toujours dans les derniers goûts et il n’avait pas, comme on voit, échangé les étoffes fines de l’Angleterre contre le costume rustique que les patriotes portaient à cette époque.
Quant à son éducation, elle n’avait fait que révéler chez lui un caractère vagabond et incorrigible. À dix ans il savait à peine lire ; mais personne de son âge ne l’eût égalé pour manier la godille, conduire une embarcation ou pour dénicher les oiseaux. Rarement une journée se passait sans qu’il eût quelque querelle avec ses camarades.
Le sort voulut qu’un jour, à la suite de ces incartades d’enfants, un des petits batailleurs reçut une pierre à la tête. Le sang coula assez fort pour que l’on craignit, pendant quelque temps, pour les jours du petit blessé. Qui avait jeté la pierre ? c’est ce que l’on ne sut jamais au juste ; ce fut cependant sur Raoul que se portèrent les soupçons, et les parents de l’enfant malade se plaignirent à M. de Lagusse qu’ils menacèrent d’un procès, s’il ne déployait plus de vigilance à la conduite de son fils récalcitrant. Le soir, Raoul recevait de son père une sévère correction.
Le lendemain, il ne parut pas au déjeuner ; on le chercha partout, mais il avait disparu de la maison. On ne le vit pas de la journée, personne ne s’occupa d’abord de cet événement ; on était habitué à ses escapades. Mais arriva la nuit sans que Raoul donnât signe de vie. La pauvre mère était inquiète ; le père n’était pas très rassuré. Le jour suivant, de bonne heure, on se mit à la recherche du petit déserteur.
On le trouva tranquillement assis dans une rue peu éloignée du logis paternel, grignotant philosophiquement un morceau de pain sec ; c’était là tout son déjeuner. C’est là aussi qu’il avait couché à la belle étoile.
On le ramena à la maison.
Sur le chemin le père lui tirait les oreilles.
— Mauvais drôle, lui disait-il, n’as-tu pas songé aux larmes que tu ferais verser à ta mère en te sauvant ainsi ?
— Oui, répliqua l’enfant, j’y ai songé, mais pourquoi m’avez-vous battu ?
Il y avait dans cette réponse une résolution si énergique que monsieur de Lagusse comprit qu’à la plus légère réprimande, Raoul s’esquiverait de nouveau et, si bien cette fois, qu’il se mettrait hors de l’atteinte de ses parents. Le père le traita donc avec plus de douceur, mais sans plus de succès ; l’enfant était déciment entré dans une mauvaise voie et il devenait de plus en plus indisciplinable. Lorsqu’on crut le temps arrivé de le mettre au collège, il s’y fit remarquer par des talents brillants, ce qui ne l’empêcha pas, après plusieurs avis adressés à son père par les directeurs de l’établissement d’en être expulsé à cause de ses méfaits.
Quand Raoul perdit sa mère, il était âgé de dix-huit ans ; la mort de la malheureuse femme avait été grandement accélérée par l’inconduite de son fils. M. de Lagusse finit par perdre patience et, renonçant définitivement à faire de son fils un honnête homme par les voies ordinaires, il le confia à un capitaine de corvette, qui voulut bien se charger de lui. Quand Raoul apprit cette nouvelle, il en fut ravi : « Je verrai donc enfin du pays, dit-il, je trouverai du plaisir selon ma fantaisie et, ma foi, si plus tard je désire me soustraire au joug de ce vieux matelot, je serai bien malheureux si je ne réussis pas à m’esquiver. »
Raoul fut donc placé à bord de la corvette la Montréalaise, qui faisait voile pour le Pérou. Il ne tarda pas à se familiariser avec le capitaine, qui se nommait Nicholas Pouliotte et qui n’était autre que le frère de l’hôte de Madame Gagnon et de sa fille.
Raoul demeura deux ans dans l’Amérique du Sud, où il parvint à amasser quelque argent, grâce surtout à la contrebande que, dès son arrivée au Pérou, il commença et ne cessa plus de pratiquer presque continuellement. C’est alors que le capitaine de la Montréalaise, qui n’avait jamais vu la France, fut pris du désir de visiter la terre de ses aïeux où il fût accompagné par son élève.
On était alors en 1830.
Le capitaine Pouliotte et Raoul débarquèrent à St-Malo le 18 mai, c’est-à-dire deux mois à peine avant la révolution qui devait exiler à perpétuité les rois de la maison de Bourbon.
Les événements qui eurent lieu à Paris pendant les trois mémorables journées de juillet les séparèrent ; d’ailleurs Raoul venait d’atteindre sa majorité et, fier de sa liberté, il ne se préoccupa pas davantage de son ancien maître. Après une couple d’années, cependant, il rentrait de nouveau dans sa patrie, instruit par l’expérience de ses voyages, et ne tardait pas à se lier avec le frère du capitaine Nicholas Pouliotte ; sa présence chez ce dernier, la veille du départ des villageoises de St-Antoine, se trouve donc suffisamment expliquée.
Tel était celui qui avait cru pouvoir prétendre à la main de Mathilde Gagnon.