Veillées bretonnes/Première veillée



PREMIÈRE VEILLÉE


… Dis-moi pourquoi tes ossements bénits, enclos dans le cercueil, ont brisé leurs ligatures… pourquoi le sépulcre où nous t’avions enseveli en paix a soulevé ses marbres et ouvert sa gueule immense, pour te rejeter parmi nous ?
Hamlet.

I

Aimez-vous les contes fantastiques, les histoires de revenants et d’apparitions surnaturelles ? — Oui, sans doute. Vous n’y croyez peut-être pas beaucoup, mais je suis sûr qu’ils ne vous déplaisent pas, et que, comme les enfants, vous aimez à entendre, l’hiver, au coin de votre feu, des récits qui vous fassent peur, bien peur, sauf à en rire après. Peut-être aussi êtes-vous indécis, que vous n’osez vous prononcer franchement ni pour ni contre. — « Il y a des choses bien avérées, vous dites-vous, incontestables, mais si extraordinaires, si incompréhensibles, si en dehors des lois ordinaires de la nature… qu’on ne sait vraiment qu’en penser… On en raconte parfois de si bêtes et de si absurdes, qu’on ne peut que hausser les épaules et en rire de pitié. »

Si vous êtes de ceux qui parlent ainsi, vous aimez encore qu’on vous donne des raisons, des faits, des preuves, — pour ou contre, — pour vous aider à fixer votre opinion et à sortir de cette perplexité inquiétante.

Et si vous n’y croyez pas du tout, eh bien ! vous écoutez encore volontiers, j’en ai la conviction, les récits fantastiques et mystérieux, quand ce ne serait que pour les retourner contre les croyants et leur en démontrer l’absurdité, selon vous.

Pourquoi donc l’ignorant, comme le savant, l’homme des champs, le paysan, comme l’homme des villes, aiment-ils également ces récits merveilleux et surnaturels, ces contes de bonnes femmes, en un mot ? Cette soif instinctive de choses mystérieuses, cette appétence inassouvie vers la compréhension de ces mêmes mystères, n’est-ce pas une preuve éclatante, irréfragable, d’une existence postumulaire, dont nous voudrions pénétrer les secrets, qui nous presse, qui nous entoure de toutes parts, et dont quelques organisations particulières et privilégiées ont comme des visions anticipées et passagères ?

Mais ces choses-là ne se raisonnent guère ; ce serait leur ôter toute leur poésie et tout leur attrait ; il faut les accepter telles quelles, et ne pas les rejeter uniquement parce qu’on ne les comprend pas ; et si vous n’y croyez pas, absolument, ne trouvez pas mauvais au moins que d’autres ne partagent pas sur ce point votre manière de voir.

Je crois donc que je puis vous parler d’apparitions et de revenants, sans trop vous déplaire ni vous ennuyer. Vous pourrez dire : — « Ça n’a pas le sens commun ; eh bien ! n’importe, on écoute avec plaisir ces contes de vieilles sorcières et de bonnes femmes ; il y a là-dedans quelque chose, je ne sais quoi, qui vous intéresse, vous retient sous une sorte de charme, et l’on sent parfois de secrets frissons de terreur qui vous parcourent tout le corps. »

Parlons donc un peu d’apparitions et de revenants ; et pour cela, restons en Breiz-Izel, notre chère Basse-Bretagne, sur cette vieille terre d’Armorique, poétique et superstitieuse, où les hommes sont restés plus primitifs, plus religieux et plus croyants qu’en aucun autre lieu de France, peut-être ; où l’on porte toujours le costume que l’on portait du temps de César, ou peu s’en faut ; où l’on parle toujours la langue des anciens Celtes, et chante de belles poésies populaires, tragiques ou sentimentales, et aussi un peu barbares, ce qui a sa nouveauté et son charme, dans nos temps de civilisation extrême, où la monotonie et l’afféterie dominent partout.

II

Nous sommes dans un vieux manoir perdu au fond des bois et des landes de la Cornouaille armoricaine, le manoir de Coat-Tugdual. Après souper, l’on a dit les prières en commun, à haute voix, puis l’on a lu, en breton, la vie du saint du jour. — La veillée commence. Les hommes qui, toute la journée, ont travaillé aux champs, exposés à l’inclémence de la saison et aux rigueurs du froid, se réunissent en cercle autour d’un bon feu qui pétille et flambe joyeusement dans l’énorme cheminée armoriée. On parle de chevaux, de bœufs, de labour, des travaux de la saison. — Les femmes sont à leurs rouets et filent, en chantant des soniou amoureux et des gwerziou tragiques et guerriers. Les enfants circulent partout, grimpent sur les genoux, et, ennuyés de voir la conversation se prolonger si grave et si sérieuse, ils demandent des contes et des histoires ; des contes de géants, de nains, de lutins, de sorcières, d’apparitions nocturnes et de revenants ; des contes qui leur fassent bien peur, bien peur ! — Il fait bien froid dehors ; — on est au mois de novembre, le mois noir (miz duff) ; le vent s’emporte contre le vieux manoir et tourmente les girouettes rouillées, qui grincent et piaulent au sommet des tourelles ; de temps en temps, des hiboux et des frésaies viennent se poser sur les cheminées et le toit, et font entendre leurs miaulements lugubres. — Ah ! qu’il fait bon entendre conter des histoires de revenants, près du feu !

Le vieux Gorvel a pris place sur l’escabeau du conteur. Il a donné un premier assaut à l’écuellée de cidre doré à laquelle il a l’habitude de demander son inspiration et sa verve : — il va conter : — écoutons-le.


« À l’époque du grand jubilé, — je ne sais pas bien l’année, mais il doit y avoir de cela au moins quarante ans, — il y avait une telle affluence de monde dans les églises, que, depuis le point du jour jusqu’à la nuit close, tous les confessionnaux étaient assiégés. On avait toutes les peines du monde à y arriver. On avait cependant installé contre tous les piliers de l’église de Plouaret des confessionnaux supplémentaires, faits avec des draps blancs soutenus par des anneaux mouvants sur des tringles de fer en demi-cercle, derrière lesquels on se retirait avec les confesseurs.

— J’étais alors domestique à Kériavily. Ewenn Pasquiou, que vous connaissez tous, y était aussi en même temps que moi. Depuis deux jours, nous passions tout notre temps à l’église de Plouaret, attendant notre tour, et nous n’avions encore pu arriver jusqu’au confessionnal. Nous en étions très-contrariés. Pasquiou s’avisa, le deuxième jour, de passer la nuit dans l’église, dans le confessionnal même, disant, avec raison, que nul autre n’arriverait le lendemain matin avant lui, et qu’ainsi il passerait le premier. Moi, je m’en retournai coucher à Kériavily, pour revenir le lendemain.

Quand la nuit fut venue et que le prêtre eut quitté son confessionnal, Pasquiou s’y glissa, sans être vu, et se cacha de son mieux. Tout le monde se retira. Le sacristain fit le tour de l’église, selon son habitude, ne le vit point, et ferma les portes. — C’est bien ! se dit Pasquiou, maintenant je suis sûr de mon affaire ; demain matin, je serai le premier confessé et ce sera fini, car c’est bien ennuyeux de venir ici, tous les jours, de Kériavily, qui est loin, et de venir inutilement surtout.

Il s’endormit… puis, vers minuit, il se réveilla en sursaut, en entendant ouvrir bruyamment le vasistas par où le prêtre communique avec le pénitent.

— Monsieur le curé, pensa-t-il, commence sa journée de bien bonne heure ! Tant mieux ; je pourrai entendre une messe avant de m’en retourner, et arriver à la maison assez tôt pour commencer ma journée avec les autres.

Il récita son Confiteor, se confessa, ne remarqua rien d’extraordinaire et reçut l’absolution. Il se disposait à sortir, lorsque le prêtre lui demanda s’il savait servir la messe.

— Pas très-bien, je le crains, — répondit-il ; — cependant, avec l’aide d’un livre, je pense que je pourrai m’en tirer assez convenablement ; j’ai été enfant de chœur, dans ma jeunesse.

— C’est bien, dit le prêtre. Je vais dire ma messe, vous la servirez, et quand le moment sera arrivé de communier, vous vous présenterez à la sainte table.

Ils sortirent du confessionnal. Le prêtre entra à la sacristie, pour s’habiller, et Pasquiou alla l’attendre à genoux sur les marches de l’autel. Les cierges s’allumèrent, l’église se remplit de monde, mais le silence le plus absolu y régnait. — Le prêtre revint, portant le calice et revêtu de la chasuble et de l’étole. Il monta à l’autel et la messe commença. Pasquiou prit un livre et répondit sans encombre. Tout allait bien. Le prêtre consacra l’hostie et donna à communier au pénitent. Alors seulement, celui-ci s’aperçut que l’officiant n’avait ni chair ni peau sur ses mains, que ses orbites étaient vides, ses dents déchaussées dans leurs alvéoles, — en un mot, qu’il avait affaire à un mort ! Il n’eut pas trop de frayeur cependant et continua de servir la messe. Quand tout fut terminé, et que l’Ite missa est eut été prononcé, le prêtre vint à Pasquiou et lui dit : — « Vous m’avez rendu le plus grand service qu’il fût au pouvoir d’un homme de me rendre. Depuis cent ans, je viens ici toutes les nuits pour célébrer la sainte messe, sans jamais trouver personne pour me la servir, et j’aurais continué ainsi éternellement, jusqu’à ce que j’eusse trouvé un chrétien, un vivant, pour me servir la messe et communier de ma main ! Dès ce moment, je rentre en grâce près de Dieu, moi et tous ceux qui ont assisté à cette messe, et ils sont nombreux. Soyez béni, et puissions-nous nous revoir un jour, au paradis ! — »

Ayant ainsi parlé, il rentra à la sacristie. Les assistants qui remplissaient l’église disparurent aussi, les cierges s’éteignirent, et Pasquiou resta seul au pied de l’autel, confondu, étourdi et ne pouvant penser à rien. Il regagna machinalement le confessionnal, s’assit sur les marches, et, peu à peu, il sortit de cet engourdissement moral et physique et se mit à songer combien ce qui venait de lui arriver était étrange et surnaturel. — Il n’en fut cependant pas trop effrayé, pour le moment, et la pensée qu’il avait délivré tant de pauvres âmes en peine le consola, le rassura, et lui donna assez de force et de courage pour attendre le jour.

Quand le sacristain vint sonner l’Angélus et ouvrir les portes de l’église, le lendemain matin, il fut bien surpris d’y trouver un homme. Il crut d’abord que c’était un voleur ; mais Pasquiou se fit reconnaître et lui expliqua dans quelle intention il avait voulu passer la nuit dans l’église.

Quand j’arrivai au bourg, vers huit heures du matin, il vint à moi, pâle, triste, l’air un peu égaré, et me raconta ce qui lui était arrivé. Je lui conseillai d’aller immédiatement trouver le curé, de l’informer de tout et de lui demander conseil ; ce qu’il fit, sur-le-champ. — Le curé le rassura, lui dit qu’il s’était conduit comme il devait le faire, et que tout cela était arrivé par la volonté de Dieu et ne lui présageait ni des malheurs, ni sa mort prochaine, comme il le craignait.

Pasquiou recouvra bientôt le calme et sa tranquillité d’esprit ordinaire ; cependant, il en devint plus triste et plus sérieux, et, aujourd’hui encore, il n’aime pas à raconter cette aventure, dont il évite de parler. Il craint toujours que quelque incrédule ou étourdi se moque de ces choses, dont on ne doit parler que gravement et avec respect. »


— J’ai souvent entendu parler, dit Ewenn, de semblables messes dites par un prêtre mort, devant des assistants également morts.

— Pourquoi ce prêtre venait-il ainsi dire sa messe ou essayer de la dire, après sa mort ? demanda le petit pâtre Ar Gwénédour.

— Sans doute, parce qu’il avait été un mauvais prêtre, durant sa vie, et avait dit plus d’une messe en état de péché mortel, répondit Marianna.

— Pareille chose arriva, dit Jolory, à Marc Loho ; mais lui, qui n’avait pas eu peur pendant qu’il servait la messe, en tomba ensuite malade, et mourut quinze jours après.

— Cela arriva aussi à Godik Riou, dit Katel : voulez-vous que je vous conte son histoire ?

— Une autre fois, — dit Ewenn ; j’aime mieux entendre un conte, à présent. Voyons, Ann Drane, contez-nous un conte merveilleux, un de vos plus beaux, pas trop long, mais suffisant pour nous conduire jusqu’à neuf heures ou neuf heures et demie. Apportez une bonne écuellée de cidre au Drane, Marianna.

Marianna apporta une écuellée de cidre à pleins bords, Ann Drane lui donna un premier assaut, s’installa sur l’escabeau du conteur, au coin de l’âtre, puis il commença ainsi.

Je vais vous conter l’histoire de la Princesse Blondine, où vous verrez des aventures bien extraordinaires.


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LA PRINCESSE BLONDINE[1]



Écoutez, et vous entendrez ;
Croyez, si vous voulez,
Ne croyez pas, si vous ne voulez pas ;
Mieux vaut croire que d’aller voir[2].


Il y avait une fois, dans les temps anciens, un seigneur riche qui avait trois fils.

L’aîné s’appelait Cado, le second, Méliau, et le plus jeune, Yvod.

Un jour qu’ils étaient tous les trois ensemble à la chasse, au bois, ils rencontrèrent une petite vieille femme, qui leur était inconnue, et qui portait sur la tête une cruche d’eau qu’elle avait été puiser à la fontaine.

— Seriez-vous capables, les gars, — demanda Cado à ses frères, — de briser, d’un coup de flèche, la cruche de cette petite vieille, sans toucher à celle-ci ?

— Nous ne voulons pas l’essayer, répondirent Méliau et Yvon, de peur de faire du mal à la bonne femme.

— Eh ! bien, moi je le ferai.

Et il banda son arc et visa. La flèche partit et brisa la cruche. L’eau mouilla la petite vieille, qui se fâcha et dit à l’adroit tireur :

— Tu as manqué, Cado, et je te revaudrai cela. À partir de ce moment même, tu trembleras de tous tes membres, comme un tremble agité par le vent du nord, et cela, jusqu’à ce que tu aies trouvé la princesse Blondine.

Et en effet, Cado fut, à l’instant, pris d’un tremblement général.

Les trois frères revinrent à la maison et racontèrent à leur père ce qui leur était arrivé.

— Hélas ! mon pauvre fils, tu as failli, — dit le vieux seigneur à son fils aîné. Il te faudra, à présent, voyager jusqu’à ce que tu aies trouvé la princesse Blondine, comme te l’a dit la fée, car c’était une fée que cette petite vieille. Il n’y a qu’elle au monde qui puisse te guérir. Je ne sais quel pays elle habite, mais je vais te donner une lettre pour mon frère l’ermite, qui vit au milieu d’une forêt, à plus de vingt lieues d’ici, et peut-être pourra-t-il te fournir quelque utile renseignement.

Cado prit la lettre, et se mit en route.

Il marcha et marcha et, à force de mettre un pied devant l’autre, il arriva à l’ermitage de son oncle l’ermite. Le vieillard était en prière, agenouillé sur le seuil de sa cabane, construite à l’angle de deux rochers, les mains et les yeux levés vers le ciel et comme ravi en extase. Cado attendit qu’il eût fini, puis il s’avança vers lui, et dit : — Bonjour, mon oncle l’ermite.

— Tu m’appelles ton oncle, mon enfant ?

— Lisez cette lettre, et vous verrez qui je suis, et connaîtrez le motif de ma visite.

L’ermite prit la lettre, la lut, puis il dit :

— C’est vrai, tu es bien mon neveu. Mais hélas ! mon pauvre enfant, tu es loin d’être au terme de ton voyage et de tes peines. Je vais consulter mes livres, pour voir ce que je puis faire pour toi. En attendant, comme tu dois avoir faim, grignotte cette croûte de pain, qui est ma seule nourriture depuis vingt ans. Quand j’ai faim, je la grignotte un peu, et pourtant, elle ne diminue pas.

Et Cado se mit à grignotter la vieille croûte de pain, qui était dure comme la pierre, pendant que l’ermite consultait ses livres. Mais il eut beau les feuilleter, toute la nuit, il n’y trouva rien concernant la princesse Blondine. Le lendemain matin, il dit à son neveu :

— Voici, mon enfant, une lettre pour un frère ermite que j’ai dans une autre forêt, à vingt lieues d’ici. Celui-là commande à tous les oiseaux, et peut-être pourra-t-il te donner quelque bonne indication, car pour moi, ma science ni mes livres ne me disent rien de la princesse Blondine. Voici encore une boule d’ivoire qui roulera d’elle-même devant toi ; tu n’auras qu’à la suivre, et elle te conduira jusqu’au seuil de l’ermitage de mon frère.

Cado prit la lettre et la boule d’ivoire. Il posa celle-ci à terre, et elle roula d’elle-même devant lui. Il la suivit. Au coucher du soleil, il était à la porte de la cabane de branches et de feuillage du second ermite.

— Bonjour, mon oncle, lui dit-il.

— Ton oncle ? répondit le vieillard.

— Oui ; lisez cette lettre, et vous saurez qui je suis, et pourquoi je viens vers vous.

L’ermite prit la lettre, la lut, puis il dit :

— Oui, c’est vrai, tu es bien mon neveu. Et tu cherches la princesse Blondine, mon enfant ?

— Oui, mon oncle : voyez dans quel état je suis ! Et mon père m’a dit que la princesse Blondine seule peut me guérir. Mais, ni mon père, ni mon autre oncle l’ermite n’ont pu me dire où je pourrai la trouver.

— Ni moi non plus, mon pauvre enfant, je ne puis te le dire. Mais, Dieu m’a établi maître sur tous les oiseaux : je vais souffler dans un sifflet d’argent que j’ai ici, et aussitôt tu les verras arriver de tous les côtés, grands et petits, et peut-être quelqu’un d’entre eux pourra-t-il nous donner des nouvelles de la princesse Blondine.

Le vieillard siffla dans son sifflet d’argent, et aussitôt des nuages d’oiseaux, de toute dimension et de toute couleur, s’abattirent sur la forêt, en poussant toutes sortes de cris. L’air en était obscurci. L’ermite les appela tous par leurs noms, l’un après l’autre, et leur demanda s’ils n’avaient pas vu, dans leurs voyages, la princesse Blondine ? Aucun d’eux ne l’avait jamais vue, ni n’en avait même entendu parler.

Tous les oiseaux avaient répondu à l’appel, à mesure qu’on les nommait, excepté l’aigle.

— Où donc est resté l’aigle ? dit l’ermite. Et il souffla plus fort dans son sifflet. L’aigle arriva, alors, de mauvaise humeur, et dit :

— Pourquoi me faites-vous venir ici, pour mourir de faim, lorsque j’étais si bien là où je me trouvais ?

— Où donc étais-tu ?

— J’étais au château de la princesse Blondine, où je ne manquais de rien, car on est là en fêtes et en festins, tous les jours.

— C’est à merveille, et tu es libre d’y retourner, mais à la condition d’y porter sur ton dos mon neveu que voici.

— Je le veux bien, si l’on me donne à manger à discrétion ?

— Rassure-toi, à ce sujet ; on te fournira de la nourriture à souhait, glouton que tu es.

L’ermite alla, alors, trouver un seigneur, qui habitait dans un château voisin, et le pria de lui tuer un bœuf, un de ses meilleurs, et de le faire apporter dans sa cabane, dépecé par morceaux. Le seigneur s’empressa de donner des ordres pour contenter l’ermite, et le bœuf, dépecé par morceaux, fut porté à la cabane du solitaire. On chargea la viande sur le dos de l’aigle, Cado s’assit dessus, et les voilà partis par-dessus le bois, flip, flip, flip !

Tout en fendant l’air, l’oiseau donnait ses instructions à Cado : — il lui disait : — Quand nous arriverons près du château, qui est dans une île, au milieu de la mer, tu verras d’abord sur le rivage une fontaine. Au-dessus de cette fontaine, est un bel arbre dont les branches la recouvrent. À l’heure de midi, la princesse vient, tous les jours, avec sa femme de chambre, se reposer à l’ombre de l’arbre, et peigner ses cheveux blonds, en se mirant dans l’eau de la fontaine. Tu t’avanceras vers elle, sans crainte. Dès qu’elle te verra, elle te reconnaîtra et te fera bon accueil. Elle te donnera un pot d’onguent dont tu te frotteras et qui te guérira promptement, et tu lui proposeras de l’enlever et de l’épouser, pour prix du service qu’elle t’aura rendu. Elle acceptera. Tu m’appelleras, alors, vous monterez sur mon dos, et nous partirons aussitôt. Le père de cette princesse, qui est magicien, se mettra bientôt à notre poursuite : mais il sera trop tard.

L’aigle, épuisé par la longueur du voyage, demandait souvent à manger : — Donne-moi à manger, car je suis fatigué. — Et Cado lui donnait de la viande de bœuf, et ils allaient encore. Ils planèrent longtemps au-dessus de la mer, ne voyant que le ciel et l’eau. Enfin, ils arrivèrent aussi à l’île. L’aigle s’abattit sur un rocher du rivage. Cado descendit alors et, ayant fait quelques pas, il aperçut un bel arbre dont les branches s’étendaient au-dessus d’une fontaine. Il n’y avait personne sous l’arbre, mais, il n’était pas midi encore. Il se cacha derrière un buisson, et vit bientôt arriver une princesse belle comme le jour, et qui avait de longs cheveux blonds, qui lui descendaient jusqu’aux talons, comme un manteau. Elle était accompagnée d’une suivante, qui était aussi d’une grande beauté. Elles se dirigèrent toutes les deux vers l’arbre, et la princesse se mit à peigner ses beaux cheveux, en se mirant dans l’eau de la fontaine. Cado sortit alors de derrière son buisson : il s’avança jusqu’au bord de la fontaine, et la princesse y ayant aperçu son ombre, se détourna vers lui et s’écria : — Ah ! pauvre Cado, c’est donc toi ? Dans quel état t’a mis la vilaine fée ! Mais prends courage, mon pauvre ami, moi je te rendrai la santé, malgré elle.

Aussitôt la princesse et sa suivante se mirent à cueillir des herbes et des fleurs autour de la fontaine, puis elles en composèrent un onguent qu’elles donnèrent à Cado, en lui disant : — Frotte-toi tous les membres avec cet onguent, et au bout de vingt-quatre heures, tu seras guéri ; puis, nous verrons ce qu’il y aura à faire.

— Ah ! si vous me guérissez de ce mal affreux, je vous prouverai ma reconnaissance, en vous emmenant d’ici, si vous consentez à me suivre, et en vous épousant.

— Je ne demande pas mieux, car je voudrais bien quitter cette île, d’où je ne suis jamais sortie, et voir du pays.

Cado prit l’onguent, s’en frotta tout le corps, à plusieurs reprises, et au bout de vingt-quatre heures il était complètement guéri ; ses membres ne tremblaient plus.

La princesse lui dit, alors : — Demain, nous partirons, à midi précis, pendant que mon père dormira ; tous les jours, il fait un somme, à midi. Nous monterons tous les trois sur l’aigle, car ma suivante viendra aussi avec nous. Quand mon père se réveillera, il s’apercevra aussitôt de ma fuite. Il ira, alors, à son écurie, montera sur son dromadaire, qui est plus rapide que le vent, et se mettra à notre poursuite. Mais, nous aurons sur lui une forte avance, et il ne pourra pas nous atteindre. Reste là, sous l’arbre, jusqu’à demain. Nous deux nous allons rentrer au château, pour passer la nuit. Nous ferons aussi tuer et dépecer un bœuf, pour donner à manger à l’aigle.

La princesse et sa suivante rentrèrent donc au château, et Cado passa la nuit sous l’arbre, au bord de la fontaine.

Le lendemain, à midi précis, les deux femmes vinrent le rejoindre. Il appela son aigle, qui arriva aussitôt. On commença par placer sur son dos le bœuf dépecé, puis ils montèrent tous les trois dessus, et l’oiseau s’éleva alors en l’air, assez péniblement, il est vrai, car il était trop chargé.

Quand le vieux magicien se réveilla, il appela sa fille, comme il en avait l’habitude. Mais, il eut beau l’appeler, sa fille ne lui répondit pas. Il se leva alors, en colère ; il alla consulter ses livres, et y vit que la princesse et sa suivante avaient quitté le château, avec un aventurier. Il courut à son écurie, monta sur son dromadaire, qui faisait sept lieues à l’heure, et se mit à leur poursuite.

Cependant l’aigle, trop chargé, commençait à se fatiguer, et il n’allait plus aussi vite. La princesse était inquiète, et elle détournait souvent la tête, pour voir si son père approchait. Elle le vit venir, furieux, et, comme l’aigle passait en ce moment par-dessus un fleuve, elle dit : — Je vais jeter un peu de mon onguent dans le fleuve, et aussitôt l’eau s’enflera et débordera, comme la mer, et mon père ne pourra aller plus loin.

Elle jeta un peu de son onguent dans le fleuve, et aussitôt l’eau se gonfla, comme du lait sur le feu, elle déborda au loin, et voilà le vieux magicien arrêté et ne pouvant aller plus loin. Il écumait de rage. Mais que faire ? il se mit à boire de l’eau, dans l’espoir de dessécher le lit de la rivière. Il en but tant et tant, qu’il en creva.

Cependant, l’aigle avait épuisé toute la provision de viande et il faiblissait et menaçait de jeter à bas Cado et ses deux compagnes.

— Donne-moi à manger ! criait-il à Cado.

— Il n’y a plus rien, ma pauvre bête, lui répondait celui-ci, mais, prends courage, nous approchons.

— Donne-moi à manger, ou je vous laisse tomber.

Et Cado coupa une de ses fesses, et la donna à l’aigle.

— C’est bon, dit-il, mais c’est bien peu de chose. Et un instant après, il disait encore :

— Donne-moi à manger, je n’en puis plus.

— Je n’ai plus rien, ma pauvre bête : du courage ! encore quelques coups d’ailes et nous sommes rendus.

— Donne-moi à manger, te dis-je, ou je vous laisse tomber.

Et Cado coupa son autre fesse, et la donna à l’aigle. Puis, il coupa, l’un après l’autre, ses deux mollets, et les lui donna également.

Enfin, ils arrivèrent aussi à la cabane de l’ermite. Il était grand temps ! car le pauvre aigle n’en pouvait plus, et Cado lui-même était si faible, si faible, qu’il paraissait sur le point de mourir. Mais, dès qu’ils touchèrent la terre, la princesse le frictionna avec des herbes qu’elle cueillit dans le bois, et aussitôt ses fesses, ses mollets et ses forces lui revinrent.

Ils passèrent tous les trois la nuit dans la cabane de l’ermite, partagèrent son frugal repas, couchèrent sur un lit de mousse et de feuilles sèches, ramassées dans le bois, et le lendemain matin, ils se mirent en route, après avoir fait leurs adieux au vieux solitaire. Celui-ci leur dit qu’il espérait les revoir un jour, dans le paradis, et donna à Cado une lettre pour son père. Ils arrivèrent ensuite à la cabane de l’autre ermite, passèrent aussi la nuit dans sa cabane, et le lendemain matin, au moment du départ, le vieillard remit également une lettre à Cado.

Cependant Cado approchait du château de son père, avec ses deux jeunes compagnes. Comme ils passaient par un bois, la princesse lui dit, en lui présentant une bague qu’elle avait au doigt : — Voici une bague avec un diamant, que vous porterez à votre doigt, et ne donnerez jamais à personne, autrement, vous perdriez le souvenir de moi, comme si vous ne m’aviez jamais connue. Je vais bâtir un château en cet endroit, et j’y resterai avec ma suivante, jusqu’à ce que soit arrivé le moment où nous devons nous marier. Alors, vous viendrez me chercher ici, avec votre père.

Cado prit la bague, la mit à son doigt, et promit de ne la donner jamais à personne. Puis, ne pouvant décider la princesse à l’accompagner, malgré toutes ses instances, il se dirigea, seul, vers le château de son père. Quand il arriva, tout le monde fut heureux de le voir revenir complètement guéri.

— Et la princesse Blondine, lui demanda son père, tu ne l’as donc pas emmenée ?

— Elle est restée dans un bois, à quelque distance d’ici, et elle dit qu’elle ne viendra à votre château que lorsque vous irez vous-même la chercher avec moi, dans un beau carrosse.

Aussitôt le vieux seigneur donna l’ordre d’atteler ses deux meilleurs chevaux à son plus beau carrosse, pour aller chercher la princesse Blondine.

Cependant, la sœur de Cado lui dit : — Allons un peu nous promener dans le jardin, mon frère, pour voir les belles choses qu’on y a faites depuis votre départ. Quand le carrosse sera attelé, on nous appellera.

Cado alla voir le jardin, avec sa sœur. Comme il cueillait une fleur, elle remarqua son diamant à son doigt, désira aussitôt le posséder, et conçut le projet de l’enlever à son frère, sans qu’il s’en aperçût. Elle l’entraîna près d’une fontaine, et ils s’assirent tous deux sur le gazon, parmi les herbes et les fleurs. Cado était fatigué, et il appuya sa tête sur les genoux de sa sœur, et ne tarda pas à s’endormir. La jeune fille profita de son assoupissement pour lui enlever sa bague et la passer à son propre doigt.

Un moment après, le vieux seigneur vint avertir Cado que le carrosse était prêt.

— Hein ? dit Cado, en se frottant les yeux.

— Partons, sans perdre de temps.

— Partir… partir où ?

— Mais tu sais bien où ; pour aller chercher la princesse Blondine ?

— La princesse Blondine ?… qu’est-ce que c’est que la princesse Blondine ?

— Est-ce que tu dors ? Secoue-toi et partons vite, car la princesse pourrait s’impatienter à nous attendre.

— Mais, quelle princesse, mon père ?

— Allons, ne fais pas ainsi l’ignorant, et allons vite chercher la princesse Blondine.

— Je ne sais pas de qui vous voulez parler, mon père ; je ne connais pas la princesse Blondine.

Et comme il paraissait parler sérieusement et avec sincérité, le vieux seigneur s’écria avec douleur : — Hélas ! mon pauvre fils a perdu l’esprit ! il a eu tant à souffrir, dans son voyage ! Ah ! je suis bien malheureux !

Et on détela le carrosse.

Cependant, Cado ne donnait aucun signe de folie et paraissait jouir de toute la plénitude et la liberté de son intelligence : ce n’est que lorsqu’on lui parlait de son voyage et de la princesse Blondine qu’il ne comprenait rien ; et pourtant, il en avait un souvenir vague et confus, comme d’un rêve que l’on cherche à se rappeler, et qui reste toujours enveloppé de nuages et de brouillards.

Les trois frères allaient chasser au bois, comme devant, et Cado était toujours le plus habile tireur et abattait à lui seul autant de gibier que les deux autres ensemble. Un jour, ils pénétrèrent plus avant dans les bois que de coutume, et ils se trouvèrent devant le château que la princesse Blondine s’y était bâti, par son art magique, car elle était aussi magicienne. Grand fut leur étonnement de voir un si beau château, et ils restèrent longtemps à le contempler, en silence.

— Quel beau château ! se disaient-ils. Mais, comment se trouve-t-il là ? Nous avons passé par ici, maintes fois, et nous n’avions rien vu de pareil, jusqu’aujourd’hui. Et qui peut habiter là dedans ? quelque magicien, peut-être ?

Enfin, après avoir longtemps admiré le château merveilleux, ils se résolurent à chercher à y pénétrer, sous prétexte de demander du lait ou du cidre à boire, ou de demander leur chemin, comme des gens égarés. Ils frappèrent à la porte, et elle s’ouvrit aussitôt. La princesse vint elle-même les recevoir, dans la cour, et elle les pria d’entrer dans son palais, dont elle leur fit les honneurs, avec beaucoup d’amabilité. Cado ne la reconnaissait pas ; elle le reconnut, dès qu’elle le vit, mais ne le laissa pas voir. Les trois frères étaient charmés de la beauté et de l’amabilité de la châtelaine. Celle-ci les invita à souper avec elle et à passer la nuit dans son château, et ils se gardèrent de refuser. Le repas fut plein de gaieté, car les trois chasseurs trouvèrent le vin de leur hôtesse excellent. Méliau avait constamment les yeux sur la princesse, et il dit tout bas à Cado, qui était auprès de lui :

— Je suis amoureux de notre hôtesse.

— Fais lui un brin de cour, pour voir, répondit Cado.

Après le repas, Méliau fit part à la princesse de ses sentiments pour elle, et elle l’écouta sans déplaisir, et si bien même, qu’elle lui dit : — Je vous ferai coucher dans une chambre à côté de la mienne, et, quand vos frères dormiront, vous viendrez tout doucement me rejoindre.

Méliau était au comble du bonheur. À minuit, quand chacun dormait dans son lit, lui, qui ne dormait pas, se leva et alla tout doucement frapper à la porte de la princesse. Celle-ci lui ouvrit, et le reçut avec toutes les amabilités possibles. Elle lui donna une chemise fraîche, qu’elle le pria de mettre, avant de se coucher. Méliau s’empressa de changer de chemise ; mais, comme il passait celle que la princesse lui avait donnée, il la sentit qui devenait dure et froide, comme de la glace, et toute la nuit, il resta ainsi, les bras tendus et la chemise à moitié vêtue, sans pouvoir ni la mettre tout à fait ni l’ôter. Il avait beau supplier la princesse de venir le délivrer, celle-ci ne répondait pas et le laissait crier. Il resta ainsi toute la nuit. Quand le soleil se leva, sa chemise s’assouplit ; il put alors s’en débarrasser, et aussitôt il s’enfuit, et se rendit auprès de ses frères.

— Eh ! bien, es-tu content de ta nuit ? lui demanda Cado.

Il leur conta son aventure, de point en point. Et les deux autres de rire, je vous prie de le croire.

Les trois frères se dirent alors : nous sommes chez une magicienne, et il est prudent de déguerpir, au plus vite. Et ils partirent, sans prendre congé de leur aimable hôtesse.

Quand ils arrivèrent à la maison, leur père, qui était inquiet de voir qu’ils n’étaient pas rentrés, à la nuit, selon leur habitude, leur demanda : — Où donc avez-vous passé la nuit, mes enfants ?

Et ils contèrent tout à leur père, et ajoutèrent : — c’est là qu’il y a un beau château, père ! et une belle princesse !

Le vieux seigneur pensa que ce pourrait bien être le château de la princesse Blondine, et il se promit d’éclaircir la chose, mais il n’en dit rien à ses enfants.

Cependant, Cado voulut se marier à une princesse qu’il avait aimée avant son voyage. Ses hommages furent agréés, son père donna son consentement, et le jour des noces fut fixé. On invita tous les habitants du pays, riches et pauvres, à prendre part aux festins et aux réjouissances qui devaient avoir lieu, à cette occasion. Yvon dit à son père :

— Il serait bon, je pense, d’inviter aussi la belle princesse qui nous a si gracieusement reçus dans son palais.

— Tu as raison, mon fils, répondit-il, et j’irai moi-même l’inviter, et tu viendras avec moi.

Le vieux seigneur et son plus jeune fils partirent donc, un beau matin, dans un superbe carrosse, pour inviter la châtelaine de la forêt. Ils arrivèrent au château merveilleux, et furent reçus on ne peut mieux. Le vieillard resta ébahi et sans voix, quand il vit la princesse, tant il la trouva belle. Enfin, quand il put parler, il lui dit : — Je suis venu, incomparable princesse, vous prier de me faire l’honneur de vouloir bien assister aux noces de mon fils aîné, qui se marie dans huit jours, à la princesse Brunette.

— J’accepte, avec le plus grand plaisir, répondit la princesse, et j’arriverai au jour fixé.

— Je vous enverrai un carrosse pour vous prendre, reprit le père.

— Ne vous donnez pas cette peine, seigneur, car j’ai aussi mon carrosse, comme vous le verrez.

Le vieux seigneur était émerveillé, ébloui par la beauté de la princesse, et il ne pouvait détacher d’elle ses regards. Yvon l’admirait aussi, et ne disait mot. Ils s’en retournèrent à la maison, silencieux, et rêvant d’elle tous les deux.

Enfin, le jour de la noce était venu. Tous les invités étaient déjà arrivés, dans leurs plus beaux habits de gala, excepté la châtelaine du bois. Cado s’impatientait, et ne voulait pas attendre davantage ; mais son père dit qu’on ne partirait, pour se rendre à l’église, que lorsque la princesse inconnue serait arrivée. Enfin, elle arriva aussi, dans un carrosse tout doré, si brillant qu’on ne pouvait le regarder, et attelé de quatre chevaux auprès desquels tous les autres qui se trouvaient là n’étaient que de vraies rosses. Elle était toute couverte d’or, de soie et de diamants, et ses cheveux blonds, luisants eux-mêmes comme l’or, descendaient jusqu’à terre, derrière elle. Toutes les femmes qui étaient là, se voyant éclipsées par cette inconnue, en rageaient de dépit. — La sœur du fiancé, qui avait à son doigt le diamant de son frère, en était toute fière et glorieuse.

On se rendit à l’église, en grande pompe, et le soleil lui-même pâlissait devant la princesse Blondine. On n’était occupé que d’elle, et la jeune fiancée, belle et gracieuse aussi, en était grandement dépitée.

Au retour de l’église, on se mit à table. Un festin magnifique. Quelque convive s’aventura, poussé par sa femme, à adresser la parole à l’inconnue, et lui dit :

— Vous n’êtes sans doute pas du pays, belle princesse ?

— Non, répondit-elle, je suis de bien loin d’ici.

— Et vous n’êtes pas mariée ?

— Non, je ne suis pas mariée ; j’ai été sur le point de l’être, mais on m’a manqué de parole.

Cado était auprès d’elle à table, et remarquant le beau diamant qu’elle avait au doigt, il lui dit :

— Le magnifique diamant que vous avez là, princesse !

— Oui ! répondit-elle, c’est un beau diamant. Et, tirant la bague de son doigt, elle le présenta au nouveau marié, en lui disant :

— Essayez-le ; je crois qu’il vous ira parfaitement.

Cado prit la bague, la mit à son doigt, et aussitôt, comme s’il se fût réveillé d’un long sommeil, il reconnut la princesse et se rappela tout ce qui s’était passé.

— Hola ! s’écria-t-il alors, au lieu d’une femme, voici que j’en ai deux, à présent ! Mais la première est toujours la meilleure et la plus près du cœur ! Et il donna la main à l’inconnue, au grand étonnement de tous les convives, et l’on alla de nouveau à l’église, où Cado fut marié une seconde fois, dans le même jour. Quant à la princesse Brunette, son frère Méliau l’épousa aussi, pour ne pas la laisser sans époux, le premier jour de ses noces.

Yvon s’éprit d’amour de la suivante de la princesse Blondine, et l’on fit trois noces à la fois.

Et il y eut des festins magnifiques, des danses et des fêtes, pendant un mois entier. Moi-même, qui étais tout jeune alors, je m’y trouvais pour plumer les perdrix, les poulets et les canards, et jamais de ma vie je n’ai vu, ni ne verrai pareille bombance.

IV

— Voilà assurément un joli conte, dit Ar Meur ; mais j’en connais un autre qui lui ressemble sur plus d’un point et où le héros visite trois ermites, au lieu de deux qu’il y a dans le conte de la princesse Blondine. Le premier ermite commande à tous les animaux à quatre pieds de la terre, le second, à tous les oiseaux de l’air, et le troisième, à tous les poissons de la mer. Un animal de chacune de ces catégories — une souris ou un lion, un aigle et un petit poisson, — lui vient en aide, dans les épreuves difficiles qu’il a à traverser, et c’est grâce à eux qu’il peut mener son entreprise à bonne fin. C’est aussi une boule d’or, au lieu d’une boule d’ivoire, que lui donne le premier ermite, pour le guider dans son voyage.

— Qu’est-ce donc, demanda Ar Gwenedour, que cette boule d’or qui roule d’elle-même devant le voyageur, pour lui montrer la route ? On la retrouve dans beaucoup de contes.

— Cette boule d’or, dit Francès, ne peut être que le soleil, exécutant son évolution journalière de l’est à l’ouest ; et quant à la boule d’ivoire ou d’argent, que l’on rencontre parfois, au lieu de la boule d’or, ce doit être la lune. Je vous ferai remarquer aussi que dans presque tous nos vieux contes populaires, les hommes et les chers animaux du bon Dieu (Loenidigou Doue), comme disent les conteurs, vivent en bonne intelligence et se rendent des services réciproques. Le héros du récit est ordinairement plein de mansuétude et d’égards pour tous les êtres de la création et les traite en amis, presqu’en frères. Ce n’est pas comme aujourd’hui, où l’on a été obligé de faire une loi tout exprès pour protéger les animaux contre les brutalités des hommes.

— Aussi, dit Poazévara, quand ils sont dans l’embarras ou le besoin, les animaux ne leur viennent-ils plus en aide, comme dans les temps anciens dont nous parlent nos vieux contes.

— Il ne faut jamais maltraiter les animaux du bon Dieu, dit le vieux Ar Floc’h, car il y en a qui sont meilleurs que bien des gens.

— Cette mansuétude universelle, reprit Francès, et cette espèce de confraternité entre l’homme et les autres créatures de Dieu remontent très-haut dans la série des âges, et peut être jusqu’au berceau même de l’humanité. Je crois aussi que c’est généralement un indice certain de l’ancienneté des récits populaires où on les rencontre. On lit dans le poëme indien le Mahabharata, un des plus anciens livres qui existent, qu’un prince hindou refusa d’entrer dans le paradis, si l’on ne permettait pas à son chien de l’y accompagner. Ailleurs, pour épargner la vie d’un pigeon et satisfaire en même temps la faim d’un épervier qui le poursuivait, un roi se fait couper dans sa propre chair l’équivalent du poids du pigeon. Au dénouement de la légende, on voit que le pigeon n’était autre que le dieu Agni, et l’épervier, le dieu Indra qui, ayant ainsi éprouvé la vertu du roi, le portent corps et âme au séjour des bienheureux.

Il n’est pas impossible que cette confraternité de l’homme et des animaux, quand on la rencontre encore de nos jours, — ce qui n’est pas rare, dans nos campagnes surtout, — provienne d’un vague souvenir de la doctrine pythagoricienne de la transmission des âmes. Rien de plus commun que de trouver encore, parmi nos populations agricoles, des individus qui aiment leur cheval, leur vache, leur chien, avec une affection vraiment fraternelle et qui conversent avec eux comme avec de vieux amis. Vous savez comme Ar Floc’h aime son vieux cheval Maugis, et comme il le soigne. Il a toujours dans ses poches quelque croûte de pain épargnée sur son repas et dont il le régale, en le flattant de la main et en lui parlant et contant ses peines et ses espérances, quand ils travaillent aux champs.

— Il ne faut faire de mal ni à homme ni à bête qui vive, répondit Ar Floc’h, — qui sait ce que nous deviendrons un jour ?…

— J’ai entendu, dit Katel, une jeune fille, qui était servante à Kerarborn, raisonner ainsi :

— « Pourquoi donc ai-je été envoyée dans ce monde, pauvre et sans espoir de voir jamais ma position s’améliorer, puisque je n’ai aucune instruction ? Mes parents, pauvres, ignorants et malheureux eux-mêmes, ne pouvaient m’envoyer à l’école. Il faut que, dans une vie antérieure, j’aie été mauvaise et méchante, pour avoir mérité mon sort actuel. »

— Singulier raisonnement chez une servante illettrée, dit Francès.

— Tout cela n’a pas le sens commun, dit Ewerni, et il n’y a que les imbéciles pour y croire.

Le vieux Ar Floc’h et Poazévara secouèrent la tête, en silence, et semblèrent protester contre ces paroles.

— Dans mon conte, il y a, reprit Ar Meur, plus d’épreuves et d’aventures merveilleuses que dans celui de Gorvel. Le héros part aussi du château du magicien en enlevant la fille de celui-ci. Ils emmènent avec eux les deux meilleurs chevaux de l’écurie. La jeune fille a lu les livres de magie de son père, et en sait aussi long que lui. Aussi, quand le vieux magicien se met à leur poursuite, monté sur son dromadaire, se métamorphose-t-elle, avec son compagnon et les deux chevaux, sous différentes formes, de sorte que le vieillard, n’y comprenant rien, est obligé d’abandonner la poursuite.

— Conte-nous ton conte, Ar Meur, dit Jolory, et nous verrons lequel des deux est le plus beau, de celui de Gorvel ou du tien.

— Je le veux bien, dit Ar Meur, mais il est assez long, et il me faudra près de deux heures pour le bien conter.

— Ce sera, alors, Ar Meur, pour une autre fois, dit Katel, car voilà qu’il va être neuf heures.

— Que Marianna nous chante un beau gwerz, pour terminer la veillée, dit Francès.

— Oui, Marianna, vous qui avez une si belle voix, chantez-nous quelque chose, dit Jolory.

— Que vous chanterai-je bien ? demanda Marianna, assise à son rouet, au bas de l’appartement.

— Fontenella et Penherès Coadélan, dit Ewenn.

— Non, elle l’a chantée la semaine dernière, dit Katel.

— Chantez-nous, Marianna, la Petite Mineure de Traon-al-Lann, dit Francès.

— Celle qui vit sa mère, après sa mort ? demanda Gorvel.

— Oui, répondit Francès, et, de la sorte, nous finirons la veillée, comme nous l’avons commencée, par une histoire de revenant.

Et Marianna commença ainsi, sur un air triste et dolent :

LA PETITE MINEURE DE TRAON-AL-LANN[3]

(TRADUCTION LITTÉRALE)

I

La mineure de Traon-al-Lann
A demandé à revoir sa mère ;
À revoir sa mère et à lui parler,
Tant elle éprouvait de douleur de sa perte.

Elle va trouver son curé,
Afin de lui conter son cas :
— Oui, ma fille, vous lui parlerez,
Si vous faites comme on vous dira :
Pendant trois nuits, après votre souper,
Vous irez à l’église, seule,
Et vous emporterez trois tabliers à votre mère,
Que vous mettrez sur sa tombe, pendant que vous prierez.

II

Quand elle voit allumer une lumière bleue,
Du côté droit du grand autel,
Elle entre dans le confessionnal,
D’après la recommandation du curé,
Pour de là voir les âmes,
Faisant leur procession.
Elles étaient partagées en trois groupes,
Des noires, des grises et des blanches.
Parmi les noires était sa mère :
Ô Dieu que sa douleur fut grande !
Quand elles (les âmes) eurent fini leur procession,
Elle (sa mère) va (prendre) son tablier ;
Elle va (prendre) son tablier,
Et le met en neuf morceaux.


La nuit suivante, après souper,
Elle se rend encore seule à l’église ;
Elle emporte un second tablier,
Pour mettre sur la tombe, pendant qu’elle priera.
Quand elle voit allumer une lumière bleue,
Du côté droit du grand autel,
Elle entre dans un confessionnal,
D’après la recommandation du curé,
Pour de là voir les âmes,
Faisant leur procession.
Elles étaient partagées en trois groupes,
Des noires, des grises et des blanches.
Parmi les grises était sa mère ;
Sa douleur ne fut pas aussi grande.
Quand elles eurent fini leur procession,
Elle (l’âme de sa mère) va (prendre) son tablier ;
Elle va (prendre) son tablier,
Et le met en six morceaux.

La jeune fille avait une sœur mariée,
Qui eut un enfant, cette nuit-là :
Elle fut demandée pour nommer l’enfant,
Et elle accepta sur le champ.
Au moment de baptiser l’enfant,
Elle demanda au prêtre ;
Elle demanda au prêtre
De lui donner le nom de sa mère :
 « Toutes les fois que je le verrai,
Il me rappellera ma mère. »


Lorsque l’enfant eut été baptisé,
Il mourut aussitôt :
Il mourut aussitôt,
Et elle passa la nuit auprès de lui.
Quand l’enfant eut été enterré,
Elle alla trouver le curé :
Elle alla trouver le curé,
Et demanda à revoir encore sa mère.
— Oui, ma fille, vous lui parlerez,
À la condition de faire comme on vous dira.
Quand la jeune fille eut soupé,
Elle se rendit seule au cimetière,
Et emporta un troisième tablier,
Pour mettre sur la tombe pendant qu’elle prierait
Quand elle voit allumer une lumière bleue,
Du côté droit du grand autel,
Elle se retire dans un confessionnal,
D’après la recommandation du curé,
Pour de là voir les âmes
Faisant leur procession,
Partagées en trois groupes,
Des noires, des grises et des blanches.
Parmi les blanches était sa mère,
Et sa douleur fut changée en joie.
Quand elles eurent terminé leur procession,
Elle (l’âme de sa mère) va (prendre) son tablier,
Elle va (prendre) son tablier,
Et le met en trois morceaux.
La mère va alors vers sa fille,
Et lui parle de la sorte :


— Tu as eu de la chance
Que je ne t’aie mise toi-même en morceaux !
Que je ne t’aie mise en pièces, toute vivante,
Comme je le faisais de mes tabliers !
Tu augmentais mes peines, chaque jour,
Par tes larmes et ta douleur.
Tu as tenu un enfant (sur les fonts baptismaux,
Et tu lui as donné mon nom ;
Tu lui as donné mon nom,
Et c’est ce qui m’a sauvée.
Je vais maintenant voir Dieu,
Et toi, tu viendras aussi, sans tarder.


— Quel singulier gwerz ! dit Francès, quand Marianna eut fini de chanter. Voilà une mère qui est en enfer, les larmes et la douleur de sa fille ne font qu’augmenter son supplice, et elle est sauvée parce que celle-ci a donné son nom à un enfant qu’elle a tenu sur les fonts de baptême.

— J’ai toujours entendu dire que cela porte bonheur de servir de parrain ou de marraine aux enfants nouveau-nés, surtout à ceux des pauvres, dit Gorvel.

— Il est vrai aussi, dit Poazévara, que les larmes que l’on répand sur la mort d’une personne dont l’âme est damnée et les prières que l’on dit pour elle ne font qu’augmenter ses peines et son supplice. Cela est marqué clairement, du reste, dans le beau gwerz de celui qui obtint d’aller voir sa maîtresse, dans l’enfer.

— Chantez-nous le gwerz, Poazévara, dit Marianna.

— Ce sera pour une autre fois, dit Katel, car voilà qu’il est neuf heures et demie, et il faut aller se coucher.

Cette veillée finit donc ainsi, et chacun regagna son lit, la tête pleine de merveilles et d’apparitions, et plus d’un en rêva encore, pendant son sommeil.


  1. En breton : Princes ar Velandinenn.
  2. Chaque conteur a ordinairement une ou plusieurs formules initiales et finales pour commencer et terminer ses récits ; c’est ici une de celles de Gorvel.
  3. Ar vinorez a Draon-al-Lann
    ’D-eus goulennet gwelet he mamm ;
    Gwelet he mamm ha komz out-hi,
    Gant ar c’heuz braz e doa d’ezhi
    , etc.

    Voir : Gwerziou Breiz-Izel. — Chants populaires de la Basse-Bretagne, 1er vol. pag. 60.