Veillées bretonnes/Introduction

Tout ce que contiennent les cinq veillées dont se compose ce volume, — contes et chants populaires, histoires de revenants et autres récits, — je l’ai entendu conter ou chanter, au foyer des veillées du manoir paternel de Keranborn, en Plouaret, et du manoir de Coat-Tugdual, près de Goarec, en Cornouaille, où fui passé tout un hiver.

Je me suis efforcé de reproduire fidèlement les chants, les récits et les conversations du soir de nos laboureurs et artisans trécorois et cornouaillais, et si j’y interviens parfois, sous le nom de Francès, je reste, autant que possible, dans le cadre et le ton de la situation.

Je ne veux pas essayer de faire ici une dissertation savante sur l’importance des traditions orales du peuple pour l’étude des origines de notre civilisation. Je n’en dirai qu’un mot seulement.

Les contes surtout, — contes de fées ou mythologiques et récits anciens de tout genre ordinairement désignés sous le titre général et assez dédaigneux de contes de bonnes femmes, — constituent aujourd’hui, au même titre que la philologie, une branche d’études, une science nouvelle qui nous fournit un des meilleurs moyens d’investigation que nous possédions pour remonter le cours des âges et établir la filiation et les affinités des peuples et des races. Nous croyons y trouver encore des renseignements précieux sur les mœurs, les croyances et la religion de nos premiers ancêtres.

Longtemps abandonnés uniquement à l’amusement des enfants, ce n’est qu’au commencement de ce siècle, que la science a daigné s’en occuper d’une manière sérieuse, dans la publication, en 1813, des contes du foyer et de la famille, des frères Guillaume et Jacob Grimm.

Depuis cette révélation, — car c’en était une véritable, — la curiosité pour les contes populaires est allée croissant constamment et, aujourd’hui, les recueils de contes et autres traditions orales du peuple nous arrivent de tous les côtés, avec des rapprochements et des commentaires fort savants, en général.

La France, il faut bien le reconnaître, est encore en retard sur ce point. Et pourtant, nos campagnes, en Basse-Bretagne surtout, sont très-riches en chansons, en contes merveilleux et en récits de tout genre. Il n’est pas trop tard encore pour les recueillir pieusement et les sauver du naufrage qui les attend infailliblement ; mais il faut se hâter et ne pas perdre de temps.

Je n’insisterai pas davantage sur ce sujet, et je me borne à émettre le vœu qu’on s’occupe, dans nos moindres villages, — car c’est là surtout que revivent encore les vieilles traditions du passé le plus reculé, — de recueillir toute cette littérature orale du peuple, où se trouvent enfouies et disséminées les plus anciennes archives de l’humanité.

Un mot, à présent, sur les histoires de revenants et d’apparitions plus ou moins surnaturelles que contient ce petit livre.

Sur la question de la croyance aux revenants et autres phénomènes du même ordre, je crois que les dissentiments proviennent ordinairement de ce que la question est mal posée. J’ai beaucoup réfléchi sur cette matière. La croyance au surnaturel, fort répandue dans nos campagnes, et la parfaite sincérité et la conviction entière avec lesquelles nos paysans parlent toujours de leurs visions, m’ont toujours vivement frappé, et voici, en peu de mots, le résultat auquel je suis arrivé, à force d’y penser.

Il arrive souvent qu’une impression, un souvenir depuis longtemps effacés, ou plutôt assoupis, se réveillent soudain dans notre mémoire, avec une netteté et une lucidité qui nous étonnent. C’est tantôt, par exemple, un air d’opéra ou de chanson populaire, entendu dans certaines circonstances et presqu’aussitôt oublié ; tantôt un vers ou tout un passage d’un auteur classique appris sur les bancs de l’école ; d’autres fois, une date, un fait historique perdu de vue depuis de longues années, ou un paysage qu’on n’a fait qu’entrevoir, en passant, ou encore une figure, une physionomie, une parole qui nous a frappés, en son temps. Et ces impressions à distance, ces échos lointains sont ordinairement d’une précision et d’une netteté parfaites.

C’est là un fait physiologique que tout le monde a éprouvé, plus ou moins, et que l’on peut comparer à ces palimpsestes, à ces vieux parchemins où, à l’aide de réactifs chimiques, on parvient à forcer un texte ancien à se révéler et à reparaître au jour, malgré plusieurs couches successives d’autres écritures plus modernes. Je crois que les revenants, les visions et les bruits mystérieux se produisent d’une manière analogue, et ne sont que le réveil dans nos sens d’impressions déjà reçues antérieurement et que certaines circonstances, certaines dispositions physiologiques, propres à des natures ou à des situation spéciales, raniment et ressuscitent, en quelque sorte. C’est un fait purement pathologique. Ainsi s’explique comment une personne peut voir et entendre là où une autre ne voit ni entend, tout en ayant les sens de la vue et de l’ouïe aussi développés et aussi délicats l’une que l’autre. Et c’est pourquoi les personnes qui affirment avoir eu des visions surnaturelles, étant éveillées, sont presque toujours de bonne foi et ont vu ou entendu, grâce à des dispositions organiques spéciales et à ce sourcil visionnaire dont parle quelque part l’auteur de la Divine comédie. Ne nous pressons donc pas de nous moquer de la aux revenants et de ceux qui affirment voir ou entendre, là où rien n’affecte notre ouïe ou notre vue. Rappelons-nous la parole de Napoléon Ier, — qui lui-même croyait aux revenants, — montrant du doigt un point dans le ciel à un de ses généraux ou de ses ministres :

— Voyez-vous cette étoile ?
— Non.
— Eh bien, moi, je la vois !
C’est notre propre histoire à tous.

Mutato nomine, de te fabula narratur.


Je crois donc aux revenants, bien que je n’en aie jamais vu, mais seulement comme des illusions des sens et le résultat de certains états physiologiques et morbides. En un mot : le voyant, comme l’halluciné, est un malade.

Mon intention n’a pas été de faire un livre purement scientifique, mais amusant aussi, comme l’exigeait le genre de publication de ces Veillées bretonnes, qui ont été données d’abord au public sous la forme de feuilletons, dans un petit journal de province, l’Avenir de Morlaix. J’ai essayé de mettre en pratique le précepte d’Horace : — Utile dulci.

Morlaix, le 24 avril 1879.