Variété/Note sur l’idée de dictature

Variété : premier volumeÉditions de la N.R.F.Œuvres de Paul Valéry. Tome IV (p. 167-173).


NOTE SUR L’IDÉE
DE DICTATURE[1]


Je ne sais presque rien de la politique pratique, où je présume que l’on trouve tout ce que je fuis. Rien ne doit être si impur, c’est-à-dire si mêlé de choses dont je n’aime pas la confusion, comme la bestialité et la métaphysique, la force et le droit, la foi et les intérêts, le positif et le théâtral, les instincts et les idées…

Mais c’est là faire le procès de l’homme, sans doute… Je n’ai donc pas la moindre qualité pour introduire un ouvrage comme celui-ci, dans lequel, sous forme d’entretiens, un homme d’État en possession du pouvoir développe ses pensées et ses desseins et explique ses actes.

Peut-être M. Antonio Ferro qui m’a demandé d’écrire ici quelques lignes de préambule, a-t-il recherché le contraste et voulu joindre à des considérations autorisées et inspirées par l’expérience, quelques vues spéculatives, — et la naïve expression de l’effet que produit sur un simple particulier le spectacle d’un gouvernement personnel de type moderne ?

Mais je me bornerai à essayer de concevoir devant le lecteur l’état naissant d’une Dictature.

Tout système social est plus ou moins contre-nature, et la nature, à chaque instant, travaille à reprendre ses droits. Chaque être vivant, chaque individu, chaque tendance s’efforce de rompre ou de désagréger le puissant appareil d’abstractions, le réseau de lois et de rites, l’édifice de conventions et de consentements qui définit une société organisée. Les personnes, les intérêts groupés, les sectes, les partis minent, corrompent, dissolvent, chacun selon ses besoins et ses moyens, l’ordonnance et la substance de l’État.

Tant que les abus, les erreurs, les défaillances, qui, sous tous les régimes possibles, existent et ne peuvent pas ne pas exister, n’altèrent pas le principe même de vie de cette entité (qui est la confiance dans son crédit et la croyance à la supériorité de ses forces), l’opinion n’est pas excessivement émue des incidents fâcheux qui se produisent, et qui, promptement résorbés, démontrent la solidité profonde des institutions bien plus qu’ils ne la compromettent. Mais il peut venir un moment que le seuil de la conscience générale est atteint, et qu’il devient impossible à la plupart de songer à leurs affaires particulières sans qu’ils y trouvent quelque difficulté imputable aux vices de l’État. Quand donc les circonstances générales sont assez inquiétantes pour affecter sensiblement les vies privées, que la chose publique paraît le jouet des événements ; quand la confiance dans les hommes et les institutions est exténuée et que le fonctionnement des administrations, la marche des services, l’application des lois semblent livrés au caprice, à la faveur ou à la routine ; quand les partis se disputent la jouissance et les avantages inférieurs du pouvoir plutôt que les moyens qu’il offre d’ordonner une nation à quelque idée, — ces sensations de désordre et de trouble ne manquent jamais d’exciter dans ceux qui les éprouvent et qui ne tirent aucun profit d’une telle dissolution, l’image d’un état tout opposé, et bientôt, — de ce qu’il faudrait faire pour qu’il s’établît.

Le régime ne tient plus alors que par trois points : les forces des intérêts particuliers qui se sont liés à son existence ; l’incertitude et la crainte de l’inconnu ; l’absence d’une idée du lendemain, unique et assez précise (ou de l’homme qui représenterait cette idée).

L’image d’une Dictature est la réponse inévitable (et comme instinctive) de l’esprit quand il ne reconnaît plus dans la conduite des affaires, l’autorité, la continuité, l’unité, qui sont les marques de la volonté réfléchie et de l’empire de la connaissance organisée.

Cette réponse est un fait incontestable. Il n’est pas dit qu’elle ne comporte pas de grandes illusions sur l’étendue et la profondeur du pouvoir d’action de la puissance politique ; mais elle est la seule qui puisse se former à la rencontre de la pensée et de la confusion des circonstances publiques. Tout le monde alors pense Dictature, consciemment ou non ; chacun se sent dans l’âme un dictateur à l’état naissant. C’est là un effet premier et spontané, une sorte d’acte réflexe, par lequel le contraire de ce qui est s’impose comme besoin indiscutable, unique et entièrement déterminé. Il s’agit d’ordre et de salut publics ; il faut atteindre ces objets au plus vite, par le plus court, et à tout prix. Seul, un MOI peut s’y employer.

La même idée (sans se proposer aussi expressément) est au moins imminente dans tous ceux qui songent à réformer ou à refaire la société selon un plan théorique dont l’entreprise exigerait des modifications profondes et simultanées dans les lois, les mœurs, et même les cœurs.

Dans les deux cas, l’on attribue une fin bien déterminée à la société : on fait une assimilation, plus ou moins légitime, mais inévitable, d’un ensemble d’êtres vivants à une construction ou à un mécanisme qui doit satisfaire à des conditions définissables et manifester en toute occasion l’ordre et la suite volontaire d’une pensée.

En somme, dès que l’esprit ne se reconnaît plus, — ou ne reconnaît plus ses traits essentiels, son mode d’activité raisonnée, son horreur du chaos et du gaspillage des forces — dans les fluctuations et les défaillances d’un système politique, il imagine nécessairement, il souhaite instinctivement l’intervention la plus prompte de l’autorité d’une seule tête, car ce n’est que dans une tête seule que la correspondance nette des perceptions, des notions, des réactions et des décisions est concevable, peut s’organiser et tendre à imposer aux choses des conditions et des arrangements intelligibles.

Tout régime, tout gouvernement est exposé à ce jugement par l’esprit : l’idée dictatoriale se dessine aussitôt que l’action ou l’abstention du pouvoir paraissent à l’esprit inconcevables et incompatibles avec l’exercice de sa raison.

D’ailleurs, quand la dictature est instituée, et si la puissance de la pensée est, dans le dictateur, à la hauteur de sa puissance politique, l’esprit, doublement souverain, tente de porter au plus haut point l’intelligibilité du système social qu’il est en possession de modifier.

Bonaparte, Premier Consul, entre dans la salle où son Conseil d’État discutait assez confusément de l’organisation administrative de la France. Il détache son sabre, et s’assied sur le coin de la table. Il écoute un moment. Puis, d’un regard créant tout à coup le silence, une sorte d’inspiration l’animant, il improvise (ou fait montre d’improviser) tout un plan dont les auditeurs, moins accoutumés à créer qu’à ergoter, demeurent à demi ravis, à demi choqués. L’enchanteur impérieux leur développe une idée simple et extraordinaire, qui semble se découvrir à lui-même à mesure qu’il la tire de son attente et la presse de sa parole étrange et nerveuse. Il leur dit qu’il prendra pour modèle des institutions organiques à créer, la structure et les fonctions qu’il observe dans sa propre faculté de penser et de se déterminer, — qu’il constituera l’administration de manière que l’État possédât distinctement les moyens ou organes de perception, d’élaboration, et d’exécution, qui assurent la vie d’un être dont l’esprit lucide et positif est servi par des sens et des muscles constamment exercés.

Mais toute politique tend à traiter les hommes comme des choses, — puisqu’il s’agit toujours de disposer d’eux conformément à des idées suffisamment abstraites pour qu’elles puissent, d’une part, être traduites en actions, ce qui exige une extrême simplification de formules ; d’autre part, s’appliquer à une diversité indéterminée d’individus inconnus. Le politique se représente ces unités comme des éléments arithmétiques puisqu’il se propose d’en disposer. Même l’intention sincère de laisser à ces individus le plus de liberté possible, et de leur offrir à chacun quelque part du pouvoir, conduit à leur imposer, en quelque manière, ces avantages, dont il arrive, parfois, qu’ils ne veulent guère, et parfois qu’ils pâtissent indirectement. On a vu des peuples se plaindre d’avoir été libérés.

De toute façon, l’esprit ne peut, quand il s’occupe des « hommes », que les réduire à des êtres en état de figurer dans ses combinaisons. Il n’en retient que les propriétés nécessaires et suffisantes qui lui permettent de poursuivre un certain « idéal » (d’ordre, de justice, de puissance ou de prospérité…) et de faire d’une société humaine une sorte d’œuvre, dans laquelle il se reconnaisse. Il y a de l’artiste dans le dictateur, et de l’esthétique dans ses conceptions. Il faut donc qu’il façonne et travaille son matériel humain, et le rende disponible pour ses desseins. Il faut que les idées des autres soient émondées, élaborées, unifiées ; il faut que leur « spontanéité » soit insidieusement séduite, pourvue de formules simples et fortes qui répondent à tout et préviennent en eux toute objection ; leurs sentiments rééduqués, etc. (Mais il faut cependant ne pas leur refuser ni détruire en eux ce qui doit y subsister d’initiative pour que l’œuvre que l’esprit poursuit ne souffre pas d’un excès de soumission et d’inertie chez ses agents.)

Par là, l’esprit (politique), qui s’oppose dans tous les cas à l’homme, auquel il conteste sa liberté, sa complexité et sa variabilité, atteint, sous un régime dictatorial, la plénitude de son développement.

Sous ce régime, — qui n’est, comme on l’a dit, — que la réalisation la plus complète d’une intention impliquée dans toute pensée politique, — l’esprit est possédé au degré suprême du désir de s’appliquer, avec toute sa volonté de travail bien fait, à son œuvre, et d’accomplir, aussi puissamment que possible, l’acte de l’un contre tous par tous, et idéalement pour tous, qui est caractéristique de sa nature et qu’exige de lui le spectacle des désordres humains. Il se pose donc en conscience supérieure et introduit dans la pratique du pouvoir le contraste et les relations de subordination qui existent dans chaque individu entre la volonté réfléchie, ordonnée à une fin et entretenue, et l’ensemble des « automatismes » de tout genre. L’esprit traitera donc les esprits par le dressage et l’assouplissement des puissances inférieures qui les pénètrent et réduisent : la peur, la faim, les mythes, l’éloquence, les rythmes et images, — et parfois les raisonnements. Tous ces moyens fondés sur l’exploitation de la sensibilité seront par lui saisis et tournés à son service.

Dans les types modernes de dictature, la jeunesse, et même l’enfance, sont l’objet d’une attention et d’un travail de formation tout particuliers.

L’ordre alors régnera ; et certains biens très sensibles seront assurés à la masse de la population, — les uns, réels ; les autres, imaginaires.

Les actes du pouvoir paraîtront convergents et rationnels, même si leur énergie va quelquefois à la rigueur.

Les instincts de conservation et d’accroissement collectifs qui se trouvent diffus dans un peuple se trouveront composés, précisés, définis à l’état d’idées et de projets dans cette tête unique, en qui le mépris de la foule visible et manœuvrée peut se combiner curieusement avec le culte de la forme historique nationale dont cette foule est la matière momentanée.

On voit qu’il suffit de penser à la vie d’ensemble des hommes et de la considérer comme devant s’organiser sur un modèle intelligible pour que l’idée dictatoriale soit conçue. Elle point dès que l’opinion s’étonne de ne pas comprendre l’action ou l’inaction du pouvoir. Un dictateur peut donc être (et est assez souvent) un homme intimement contraint à s’emparer de ce pouvoir, — comme le spectateur d’un jeu trop mal joué se sent une fureur de bousculer l’incapable et de prendre sa place. Il s’installe et poursuit la concentration dans sa pensée de tous les éléments ou germes dictatoriaux qui étaient latents ou naissants dans une quantité de têtes. Il élimine ou isole tous ceux qui ne lui abandonnent point leur propre élément dictatorial. Il demeure seule volonté libre, seule pensée intégrale, seul possesseur de la plénitude de l’action, seul être jouissant de toutes les propriétés et prérogatives de l’esprit, en présence d’un nombre immense d’individus réduits indistinctement — quelle que soit leur valeur personnelle — à l’état de moyens ou de matière, — car il n’y a pas un autre nom pour toute chose que l’intelligence peut prendre pour son objet.




  1. Préface au Livre de M. Antonio Ferro, Le Portugal et son Chef (Janvier 1934).