Variété/Le Fait historique

Variété : premier volumeÉditions de la N.R.F.Œuvres de Paul Valéry. Tome IV (p. 153-165).


LE FAIT HISTORIQUE[1]


Je vous dirai d’abord le souvenir d’un souvenir : Le discours si remarquable et si plein que nous venons d’entendre m’a rappelé une petite scène que m’a contée jadis le grand peintre Degas.

Il me dit qu’étant tout enfant, sa mère, un jour, le conduisit rue de Tournon, faire visite à Mme Le Bas, veuve du fameux conventionnel qui, le neuf thermidor, se tua d’un coup de pistolet.

La visite achevée, ils se retiraient à petits pas, accompagnés jusqu’à la porte par la vieille dame, quand Mme Degas tout à coup s’arrêta, vivement émue. Lâchant la main de son fils, elle désigna les portraits de Robespierre, de Couthon, de Saint-Just, qu’elle venait de reconnaître sur les murs de l’antichambre, et elle ne put se tenir de s’écrier avec horreur : « Quoi !… Vous gardez encore ici les visages de ces monstres ! » — « Tais-toi, Célestine ! répliqua ardemment Mme Le Bas, Tais-toi… C’étaient des saints ! »

Voilà, chers jeunes gens, qui se rapporte sans effort à ce que nous disait M. Lanson. Votre maître, en peu de mots, vous a rendu présent et saisissant le contraste des sentiments de quelques historiens du premier ordre sur les hommes et les événements de la Révolution Française. Il vous a montré que ces connaisseurs de la Terreur s’accordaient entre eux précisément comme Danton s’accordait avec Robespierre, — quoiqu’avec des conséquences moins rigoureuses. Je ne dis pas que les mouvements de l’âme ne soient pas aussi absolus chez les écrivains qu’ils le sont chez ceux qui agissent ; mais c’est qu’en temps normal la guillotine, heureusement, n’est pas à la disposition des historiens.

Je ne vous cacherai point cependant, que si le sens profond des querelles spéculatives et des polémiques même littéraires, était recherché, poursuivi dans les cœurs par une analyse assez acharnée, il n’y a pas de doute que l’on trouverait à la racine de nos opinions et de nos thèses favorites, je ne sais quel principe de décisions implacables, je ne sais quelle obscure et aveugle volonté d’avoir raison par extermination de l’adversaire. Les convictions sont naïvement et secrètement meurtrières.

Vous avez donc vu, par le rapprochement de citations et de formules précises, comment de différents esprits, procédant de mêmes données, exerçant leurs vertus critiques et leurs talents d’organisation imaginative sur les mêmes documents, — et d’ailleurs animés, (je l’espère), d’un désir identique de rejoindre le vrai, — toutefois se divisent, s’opposent, se repoussent, à peu près aussi violemment que des factions politiques.

Historiens ou partisans, hommes d’étude, hommes d’action, se font à demi consciemment, à demi inconsciemment, infiniment sensibles à certains faits ou à certains traits, — parfaitement insensibles à d’autres, qui gênent ou ruinent leurs thèses ; et ni le degré de culture de ces esprits, ni la solidité ou la plénitude de leur savoir, ni même leur loyauté, ni leur profondeur, ne semblent avoir la moindre influence sur ce qu’on peut nommer leur puissance de dissentiment historique.

Que nous écoutions Mme Degas ou Mme Le Bas, ou le noble, le pur et le tendrement sévère Joseph de Maistre ; ou le grand et brûlant Michelet ; ou Taine, ou Tocqueville, ou M. Aulard ou M. Mathiez, — autant de personnes, autant de certitudes ; autant de regards, autant de lectures des textes. Chaque historien de l’époque tragique nous tend une tête coupée qui est l’objet de ses préférences.

Quoi de plus remarquable que de tels désaccords persistent, en dépit de la quantité et de la qualité du travail dépensé sur les mêmes vestiges du passé ; et que même ils s’accusent, et que les esprits s’endurcissent de plus en plus, et se séparent les uns des autres par ce même travail qui les devrait conduire au même jugement ?

On a beau faire croître l’effort, varier les méthodes, élargir ou resserrer le champ de l’étude, examiner les choses de très haut, ou pénétrer la structure fine d’une époque, dépouiller les archives des particuliers, les papiers de famille, les actes privés, les journaux du temps, les arrêtés municipaux ; ces divers développements ne convergent pas, ne trouvent point une idée unique pour limite. Ils ont chacun pour terme la nature et le caractère de leurs auteurs, et il n’en résulte jamais qu’une évidence, qui est l’impossibilité de séparer l’observateur de la chose observée, et l’histoire de l’historien.

Il est cependant des points dont tout le monde convient. Il est dans chaque livre d’histoire certaines propositions sur quoi les acteurs, les témoins, les historiens et les partis s’accordent. Ce sont des coups heureux, de véritables accidents ; et c’est l’ensemble de ces accidents, de ces exceptions remarquables, qui constitue la partie incontestable de la connaissance du passé. Ces accidents d’accord, ces coïncidences de consentements définissent les « faits historiques », mais ils ne les définissent pas entièrement.

Tout le monde consent que Louis XIV soit mort en 1715. Mais il s’est passé en 1715 une infinité d’autres choses observables, qu’il faudrait une infinité de mots, de livres, et même de bibliothèques pour conserver à l’état écrit. Il faut donc choisir, c’est-à-dire convenir non seulement de l’existence, mais encore de l’importance du fait ; et cette convention est capitale. La convention d’existence signifiait que les hommes ne peuvent croire que ce qui leur paraît le moins affecté d’humanité, et qu’ils considèrent leur accord comme assez improbable pour éliminer leurs personnalités, leurs instincts, leurs intérêts, leur vision singulière, — sources d’erreur et puissances de falsification. Mais puisque nous ne pouvons tout retenir, et qu’il faut se tirer de l’infini des faits par un jugement de leur utilité ultérieure relative, cette décision sur l’importance introduit de nouveau, et inévitablement, dans l’œuvre historique, cela même que nous venions de chercher à éliminer. Comme diraient vos camarades de Philosophie, l’importance est toute subjective. L’importance est à notre discrétion, comme l’est la valeur des témoignages. On peut raisonnablement penser que la découverte des propriétés du Quinquina est plus importante que tel traité conclu vers la même époque ; et, en effet, en 1932, les conséquences de cet instrument diplomatique peuvent être totalement perdues et comme diffuses dans le chaos des événements, tandis que la fièvre est toujours reconnaissable, que les régions paludéennes du globe sont de plus en plus visitées ou exploitées, et que la quinine fut peut-être indispensable à la prospection et à l’occupation de toute la terre, qui est, à mes yeux, le fait dominant de notre siècle.

Vous voyez que je fais, moi aussi, mes conventions d’importance.

L’histoire, d’ailleurs, exige et implique bien d’autres parti-pris. Par exemple, parmi les règles de son jeu, il en est une dont on croit si aisément qu’elle est significative par elle-même, et utilisable sans nulle précaution, qu’il m’est arrivé de faire scandale pour avoir voulu, il y a quelque temps, en chercher l’exacte expression.

Oserai-je vous parler de la Chronologie, jadis reine cruelle des examens ? Oserai-je troubler votre jeune notion de la causalité, vous rappeler le vieux sophisme : Post hoc, ergo propter hoc, qui joue un beau rôle en histoire ? Vais-je vous dire que la suite des millésimes a la grande et restreinte valeur de l’ordre alphabétique, et que d’ailleurs la succession des événements ou leur simultanéité n’ont de sens que dans chaque cas particulier, et dans les enceintes où ces événements puissent, au regard de quelqu’un, agir ou retentir les uns sur les autres ? J’aurais peur d’étonner et de choquer si j’insinuais devant vous qu’un Micromégas, qui vagabonderait au hasard dans le Temps, et qui, de l’antique Alexandrie, prise au moment de son grand éclat, tomberait dans un village africain ou dans tel hameau de la France actuelle, devrait nécessairement supposer que la brillante capitale des Ptolomées est de trois ou quatre mille ans postérieure à l’agglomération de cases ou de masures dont les habitants sont nos contemporains.

Toutes ces conventions sont inévitables. Je ne critique que la négligence qui ne les rend pas explicites, conscientes, sensibles à l’esprit. Je regrette que l’on n’ait pas fait pour l’histoire ce que les sciences exactes ont fait sur elles-mêmes, quand elles ont revisé leurs fondements, recherché avec le plus grand soin leurs axiomes, numéroté leurs postulats.

C’est peut-être que l’Histoire est surtout Muse, et qu’on préfère qu’elle le soit. Dès lors, je n’ai plus rien à dire… J’honore les Muses.

C’est aussi que le Passé est chose toute mentale. Il n’est qu’images et croyance. Remarquez que nous usons d’une sorte de procédé contradictoire pour nous former les diverses figures des différentes époques : d’une part, nous avons besoin de la liberté de notre faculté de feindre, de vivre d’autres vies que la nôtre ; d’autre part, il faut bien que nous gênions cette liberté pour tenir compte des documents, et nous nous contraignons à ordonner, à organiser ce qui fut au moyen de nos forces et de nos formes de pensée et d’attention, qui sont choses essentiellement actuelles.

Observez ceci sur vous-mêmes : Toutes les fois que l’histoire vous saisit, que vous pensez historiquement, que vous vous laissez séduire à revivre l’aventure humaine de quelque époque révolue, l’intérêt que vous y prenez est tout soutenu du sentiment que les choses eussent pu être tout autres, tourner tout autrement. À chaque instant, vous supposez un autre instant-suivant que celui qui suivit : à chaque présent imaginaire où vous vous placez, vous concevez un autre avenir que celui qui s’est réalisé.

« Si Robespierre l’eût emporté ? — Si Grouchy fût arrivé à temps sur le terrain de Waterloo ? — Si Napoléon avait eu la marine de Louis XVI et quelque Suffren… » Si… Toujours Si.

Cette petite conjonction Si est pleine de sens. En elle réside peut-être le secret de la plus intime liaison de notre vie avec l’histoire. Elle communique à l’étude du passé l’anxiété et les ressorts d’attente qui nous définissent le présent. Elle donne à l’histoire les puissances des romans et des contes. Elle nous fait participer à ce suspens devant l’incertain, en quoi consiste la grande sensation des grandes vies, celle des nations pendant la bataille où leur destin est en jeu, celle des ambitieux à l’heure où ils voient que l’heure suivante sera celle de la couronne ou de l’échafaud, celle de l’artiste qui va dévoiler son marbre ou donner l’ordre d’ôter les cintres et les étais qui soutiennent encore son édifice…

Si l’on abstrait de l’histoire cet élément de temps vivant, on trouve que sa substance même, l’histoire… pure, celle qui ne serait composée que de faits, de ces faits incontestés dont j’ai parlé, — serait tout insignifiante, — car les faits, par eux-mêmes, n’ont pas de signification. On vous dit quelquefois : Ceci est un fait. Inclinez-vous devant le fait. C’est dire : Croyez. Croyez, car l’homme ici n’est pas intervenu, et ce sont les choses mêmes qui parlent. C’est un fait.

Oui. Mais que faire d’un fait ? Rien ne ressemble plus qu’un fait aux oracles de la Pythie, ou bien à ces rêves royaux que les Joseph et les Daniel, dans la Bible, expliquent aux monarques épouvantés. En histoire, comme en toute matière, ce qui est positif est ambigu. Ce qui est réel se prête à une infinité d’interprétations.

C’est pourquoi un de Maistre et un Michelet sont également possibles ; et c’est pourquoi, peut-être, quand ils spéculent sur le passé, ils s’assimilent à des oracles, à des devins, à des prophètes, dont ils épousent l’envergure et empruntent la sublimité de langage ; cependant qu’ils confèrent à ce qui fut, toute la vivante profondeur qui n’appartient véritablement qu’à l’avenir.

Ainsi revoir et prévoir, ressaisir dans le passé et pressentir, se ressemblent fort en nous-mêmes, qui ne pouvons qu’osciller entre des images, et de qui l’éternel présent est comme un battement entre des hypothèses symétriques, l’une qui nous suppose le passé, l’autre qui nous propose un avenir.

Vous que j’aperçois devant moi, chers jeunes gens, vous me faites également songer à des temps que je ne verrai pas comme à des temps que je ne verrai plus. Je vous vois, et je me revois, à votre âge, et je suis tenté de prévoir.

Je vous ai tenu trop longuement des propos, sur l’histoire, et j’allais oublier de vous dire l’essentiel, et le voici : c’est que la meilleure méthode pour se faire une idée de la valeur et de l’usage de l’histoire, — la meilleure manière d’apprendre à la lire et à s’en servir, — consiste à prendre pour type de la connaissance des événements accomplis, son expérience propre, et à puiser dans le présent le modèle de notre curiosité du passé. Ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons éprouvé en personne, ce que nous fûmes, ce que nous fîmes, — voilà qui doit nous fournir le questionnaire, déduit de notre propre vie, que nous proposerons ensuite à l’histoire de remplir, et auquel elle devra s’efforcer de répondre quand nous l’interrogerons sur les temps que nous n’avons pas vécus. Comment pouvait-on vivre à telle époque ? Voilà, au fond, toute la question. Toutes les abstractions et notions que vous trouvez dans les livres sont vaines, si l’on ne vous donne le moyen de les retrouver à partir de l’individu.

Mais en se considérant Soi-même, historiquement, — sub specie Historiæ, — on est conduit à un certain problème, de la solution duquel va dépendre immédiatement notre jugement de la valeur de l’Histoire. Si l’Histoire ne se réduit pas à un divertissement de l’esprit, c’est que nous espérons en tirer des enseignements. Nous pensons pouvoir déduire de la connaissance du passé quelque prescience du futur.

Rapportons donc cette prétention à l’Histoire de nous-mêmes, et si nous avons déjà vécu quelques dizaines d’années, essayons-nous à comparer ce qui s’est passé à ce que nous pouvions attendre, l’événement à la prévision.

J’étais en Rhétorique en 1887. (La Rhétorique, depuis lors, est devenue Première : grand changement dont on pourrait déjà tirer une réflexion infinie).

Eh bien, je me demande à présent ce que l’on pouvait prévoir en 87 — il y a quarante-cinq ans, — de ce qui est advenu depuis lors ?

Remarquez que nous sommes dans les meilleures conditions de l’expérience historique. Nous possédons une quantité peut-être excessive de données : livres, journaux, photographies, souvenirs personnels, témoins encore fort nombreux. L’histoire, en général, ne se construit pas avec un tel luxe de matériaux.

Eh bien, que pouvait-on prévoir ? Je me borne à poser le problème. Je vous indiquerai seulement quelques traits de l’époque où je faisais ma Rhétorique.

En ce temps-là, il y avait dans les rues quantité d’animaux qui ne se voient guère plus que sur les champs de courses, et nulle machine. (Observons ici que d’après certains érudits l’usage du cheval comme tracteur n’entre dans la pratique que vers le XIIIe siècle, et délivre l’Europe du portage, système qui exige des esclaves. Ce rapprochement vous fait concevoir l’automobile comme « fait historique » ).

En ce même 87, l’air était rigoureusement réservé aux véritables oiseaux. L’électricité n’avait pas encore perdu le fil. Les corps solides étaient encore assez solides. Les corps opaques étaient encore tout opaques. Newton et Galilée régnaient en paix ; la physique était heureuse, et ses repères absolus. Le Temps coulait des jours paisibles : toutes les heures étaient égales devant l’Univers. L’Espace jouissait d’être infini, homogène, et parfaitement indifférent à tout ce qui se passait dans son auguste sein. La Matière se sentait de justes et bonnes lois, et ne soupçonnait pas le moins du monde qu’elle pût en changer dans l’extrême petitesse, — jusqu’à perdre, dans cet abîme de division, la notion même de loi…

Tout ceci n’est plus que songe et fumée. Tout ceci s’est transformé comme la carte de l’Europe, comme la surface politique de la planète, comme l’aspect de nos rues, comme mes camarades de lycée — ceux qui vivent encore, — et qu’ayant laissés plus ou moins bacheliers, je retrouve sénateurs, généraux, doyens ou présidents, ou membres de l’institut.

On aurait pu prévoir ces dernières transformations ; mais les autres ? Le plus grand savant, le plus profond philosophe, le politique le plus calculateur de 1887, eussent-ils pu même rêver ce que nous voyons à présent, après quarante-cinq misérables années ? On ne conçoit même pas quelles opérations de l’esprit, traitant toute la matière historique accumulée en 87, auraient pu déduire de la connaissance, même la plus savante, du passé, une idée, même grossement approximative, de ce qu’est 1932.

C’est pourquoi je me garderai de prophétiser. Je sens trop, et je l’ai dit ailleurs, que nous entrons dans l’avenir à reculons. C’est là, pour moi, la plus certaine et la plus importante leçon de l’Histoire, car l’Histoire est la science des choses qui ne se répètent pas. Les choses qui se répètent, les expériences que l’on peut refaire, les observations qui se superposent, appartiennent à la Physique, et dans quelque mesure, à la Biologie.

Mais n’allez pas croire que ce soit sans fruit que l’on médite le passé en ce qu’il a de révolu. Il nous montre, en particulier, l’échec fréquent des prévisions trop précises ; et, au contraire, les grands avantages d’une préparation générale et constante, qui, sans prétendre créer ou défier les événements, lesquels sont invariablement des surprises, ou bien développent des conséquences surprenantes, — permet à l’homme de manœuvrer au plus tôt contre l’imprévu.

Vous entrez dans la vie, jeunes gens, et vous vous trouvez engagés dans une époque bien intéressante. Une époque intéressante est toujours une époque énigmatique, qui ne promet guère de repos, de prospérité, de continuité, de sécurité. Nous sommes dans un âge critique, c’est-à-dire un âge coexistent bien des choses incompatibles, dont les unes et les autres ne peuvent ni disparaître, ni l’emporter. Cet état des choses est si complexe et si neuf que personne aujourd’hui ne peut se flatter d’y rien comprendre ; ce qui ne veut pas dire que personne ne s’en flatte. Toutes les notions que nous tenions pour solides, toutes les valeurs de la vie civilisée, tout ce qui faisait la stabilité des relations internationales, tout ce qui faisait la régularité du régime économique ; en un mot, tout ce qui limitait assez heureusement l’incertitude du lendemain, tout ce qui donnait aux nations et aux individus quelque confiance dans le lendemain, tout ceci semble fort compromis. J’ai consulté tous les augures que j’ai pu trouver, et dans tous les genres ; et je n’ai entendu que des paroles fort vagues, des prophéties contradictoires, des assurances curieusement débiles. Jamais l’humanité n’a réuni tant de puissance à tant de désarroi, tant de soucis et tant de jouets, tant de connaissances et tant d’incertitudes. L’inquiétude et la futilité se partagent nos jours.

C’est à vous maintenant, chers jeunes gens, d’aborder l’existence, et bientôt les affaires. La besogne ne manque pas. Dans les arts, dans les lettres, dans les sciences, dans les choses pratiques, dans la politique enfin, vous pouvez, vous devez considérer que tout est à repenser et à reprendre. Il va falloir que vous comptiez sur vous-mêmes beaucoup plus que nous autres n’avions à le faire. Il faut donc armer vos esprits ; ce qui ne veut pas dire qu’il suffit de s’instruire. Ce n’est rien que de posséder ce qu’on ne songe même pas à utiliser, à annexer à sa pensée. Il en est des connaissances comme des mots. Un vocabulaire restreint, mais dont on sait former de nombreuses combinaisons vaut mieux que trente mille vocables qui ne font qu’embarrasser les actes de l’esprit. Je ne vais pas vous offrir quelques conseils. Il ne faut en donner qu’aux personnes très âgées, et la jeunesse s’en charge assez souvent. Laissez-moi cependant vous prier d’entendre encore une ou deux remarques.

La vie moderne tend à nous épargner l’effort intellectuel comme elle fait l’effort physique. Elle remplace, par exemple, l’imagination par les images, le raisonnement par les symboles et les écritures, ou par des mécaniques ; et souvent par rien. Elle nous offre toutes les facilités, tous les moyens courts d’arriver au but sans avoir fait le chemin. Et ceci est excellent : mais ceci est assez dangereux. Ceci se combine à d’autres causes, que je ne vais pas énumérer, pour produire, — comment dirais-je, — une certaine diminution générale des valeurs et des efforts dans l’ordre de l’esprit. Je voudrais me tromper ; mais mon observation est fortifiée malheureusement par celles que font d’autres personnes. La nécessité de l’effort physique ayant été amoindrie par les machines, l’athlétisme est venu très heureusement sauver et même exalter l’être musculaire. Il faudrait peut-être songer à l’utilité de faire pour l’esprit ce qui a été fait pour le corps. Je n’ose vous dire que tout ce qui ne demande aucun effort n’est que temps perdu. Mais il y a quelques atomes de vrai dans cette formule atroce.

Voici enfin mon dernier mot : l’Histoire, je le crains, ne nous permet guère de prévoir ; mais associée à l’indépendance de l’esprit, elle peut nous aider à mieux voir. Regardez bien le monde actuel, et regardez la France. Sa situation est singulière : elle est assez forte et elle est considérée sans grande amitié. Il importe qu’elle ne compte que sur elle-même. C’est ici que l’Histoire intervient pour nous apprendre que nos querelles intestines nous ont toujours été fatales. Quand la France se sent unie, il n’y a pas à entreprendre contre elle.





  1. Discours prononcé à l’occasion de la distribution solennelle des prix du Lycée Janson-de-Sailly, le 13 juillet 1932.