Variété/Lettre sur la société des esprits

Variété : premier volumeÉditions de la N.R.F.Œuvres de Paul Valéry. Tome IV (p. 175-185).


LETTRE SUR LA SOCIÉTÉ DES ESPRITS[1]


Vous m’adressez une méditation sur l’esprit, qui est pleine d’esprit, qui est aussi toute « esprit ». Pour qu’elle fût écrite, il a fallu que fût réalisée la combinaison qui vous constitue et qui fait de vous un personnage spécifiquement européen. C’est l’être au degré le plus rare que de composer en soi de la manière la plus vive et la plus heureuse la saveur du pays de Cervantès, les précises vertus de Polytechnique, le genre qui se prend à Oxford, et ce je ne sais quoi de familièrement universel qui ne se respire qu’à Genève. Si l’on proposait à un fabricant de cerveaux le problème de façonner un esprit avec tous ces éléments que je trouve dans le vôtre, peut-être serait-il aussi embarrassé que ce grand chimiste auquel je disais un jour : Quand vous saurez véritablement la chimie, on pourra vous demander la formule d’un corps qui montrerait à la fois la transparence du verre, la souplesse de la soie, l’élasticité de la gomme, la ténacité de l’acier.

Mais enfin le problème est résolu, et je puis invoquer votre propre existence à propos des questions qui nous préoccupent et dont votre lettre m’est venue entretenir. Il vous a suffi, peut-être, de consulter votre intime constitution et de vous ressentir comme résolution d’une dissonance donnée, pour concevoir qu’il n’est pas du tout impossible de trouver l’unité d’une diversité et le principe sur lequel les sensibilités, les cultures, les idéaux très différents dont la variété définit l’Europe, dont l’antagonisme la déchire, pourraient se mettre d’accord. Ce principe est croyance et confiance en l’esprit. J’entends ici par « Esprit » une certaine puissance de transformation qui intervient (avec plus ou moins de bonheur) pour résoudre, ou tenter de résoudre, tous les problèmes qui se proposent à l’homme, et dont son automatisme organique ne sait, ou ne peut, le délivrer. Dès que les réflexes, la mémoire simple, l’habitude, la routine ne suffisent pas à nous tirer de quelque difficulté, l’esprit entre en jeu, revient sur les données, dissocie, associe, fait varier, multiplie les essais imaginaires, institue des liaisons, simule des libertés, opère des substitutions, — bref, travaille selon ses moyens à nous fournir de quoi déterminer notre action, apaiser notre inquiétude, revenir à l’état d’âme le plus égal. (Ce n’est pas qu’il y réussisse toujours, ni qu’il n’accroisse quelquefois nos maux. Le cœur lui-même, quand il accélère excessivement ses battements pour la défense de l’organisme, ne le met-il pas en péril ?) Il est donc naturel, en présence du désordre généralisé, de l’insuffisance des expédients connus, de la nouveauté de situations auxquelles rien ne ressemble dans l’histoire, de recourir à cette puissance de l’esprit, plus énergiquement, plus rigoureusement sollicitée, et de postuler ceci : que si nous avions plus d’esprit, et si nous donnions à l’esprit plus de place et plus de pouvoir véritable dans les choses de ce monde, ce monde aurait plus de chances de se rétablir, et plus promptement. Je m’assure que défaut d’intelligence et restriction de son autorité sont les vices les plus réels et les plus redoutables de notre état. George Meredith, dans un poème célèbre, demandait pour la femme un peu plus de cerveau : « More Brain, o Lord » disait-il… C’est là ce qu’il faut prier que les Européens obtiennent. Ils se sont jetés dans une aventure prodigieuse qui consiste à modifier les conditions initiales, « naturelles » de la vie, non plus (comme on faisait il y a quelques siècles) pour répondre à des besoins certains et à des nécessités limitées de cette même vie, — mais comme inspirés de créer une forme d’existence tout artificielle, un type d’êtres de qui les moyens de connaissance et d’action toujours accrus les engagent à faire agir délibérément et systématiquement tout ce qu’ils savent et ce qu’ils peuvent, sur ce qu’ils sont.

Nous voici donc entrés dans une ère de transformations rapides et d’instabilité essentielle. Pour donner un sens précis à ce mot « rapides », il suffit de considérer le nombre des idées successivement admises et abandonnées depuis quarante ans en art, en science, en politique, — la fréquence des nouveautés techniques de premier rang.

Une image des plus simples me représente cette phase d’accélération : l’Esprit, pendant quelques milliers d’années, s’était allumé, çà et là, quelques foyers, situés au hasard sur le globe, péniblement entretenus, fréquemment étouffés, isolés les uns des autres, et dispensant moins de flamme que de fumée, ou moins de chaleur utile que d’inégales lueurs. Mais enfin, la masse de l’univers humain s’étant peu à peu échauffée, le feu a pris de toutes parts : tout flambe, craque, entre en fusion ; et les choses qui paraissaient solides, éternelles, bien séparées, changent prodigieusement d’état. Il semble que rien ne tienne, que rien ne puisse durer et garder sa figure au sein de cette énergie excitée, où l’on voit à chaque instant, dans un délire de dissociations, s’allier, se désunir, se combiner et se décomposer les éléments et les systèmes de l’ancien monde, les principes contradictoires, les activités les plus opposées. L’échange de rêves contre réel et l’échange de réel contre rêves est comme furieusement accéléré…

Observez comme tout aujourd’hui engendre instantanément son contraire, et comme rien de distinct ne se peut conserver dans cette température fantastique. La Guerre y est présente au milieu de la Paix. La Disette y naît de l’Abondance. Les étonnants progrès des communications ont pour effet immédiat de rehausser et resserrer les barrages de douanes. Dans le même laboratoire, le même homme recherche ce qui tue et ce qui sauve, cultive le bien et le mal. Dans le domaine de l’intelligence lui-même, on constate que la logique appliquée à la nature des choses conduit à un principe d’indétermination. On doit convenir aussi que la multiplication des livres et des instruments de la pensée produit des formes de l’ignorance jusqu’ici inconnues. L’homme moderne n’a guère que les journaux pour nourriture de son esprit : il n’y trouve que ce qui doit fuir une pensée qui a des égards pour soi-même.

Quelle époque que celle-ci où tous les serpents de l’univers se mordent la queue !.. Est-il désormais quelque chose dans le monde qui ne soit, — manière de vivre, de penser, de travailler, rythme des jours, condition d’existence, — à la merci d’une découverte, d’une invention, d’un télégramme, d’un réflexe ou d’un vote ?

Mais pour parfaire encore la notion de cet extrême désarroi, il faut ajouter que la fureur de transformation déchaînée s’exerce inégalement sur l’ensemble des choses humaines.

Tandis que le matériel de la vie (et la vie en tant qu’elle dépend directement de ce matériel) est en proie immédiate aux profondes et promptes modifications que nous savons, — d’autre part, les conventions fondamentales de la société, — les mœurs, les lois civiles, le droit public, les notions, les entités, les mythes essentiels que nous comprenons sous les termes de Morale, de Politique et d’Histoire, demeurent presque intacts en apparence. Ils sont tous plus ou moins dépréciés aux yeux de l’intelligence qui ruine leur substance métaphysique ; mais ils préservent leur puissance pratique et même affective. On peut dire qu’ils perdent leur sens et gardent leur force.

En particulier, toute la structure politique et le genre d’action politique que cette structure impose sont aussi peu adaptés que possible à l’état présent de l’humanité civilisée, à l’idée qu’elle peut se faire d’elle-même et de l’usage complet de ses moyens d’action. L’écart est immense entre nos habitudes, nos institutions, notre législation, et même notre sensibilité, — et ce que nous savons et pouvons savoir, ce que nous voulons et pouvons vouloir.

Il faut bien constater que notre politique se réduit dans les esprits qui la façonnent à une invention d’expédients. Je veux bien que jadis on ait pu concevoir des desseins de grand style, des plans à longue portée, et qu’il soit arrivé que certains États, divers grands hommes, ou quelques puissantes institutions aient pu obtenir de la profondeur et de la suite de leurs vues, de leur énergie ou de leurs finesses, (et d’ailleurs, de leur « chance »), des résultats durables et suffisamment réels. On pouvait prêter aux Machiavels une sagesse, une prévision, une stratégie ; car il n’était pas alors déraisonnable de raisonner, ni absurde de prévoir, ni désespérant de songer à calculer. Mais notre monde exige que l’on résolve des problèmes d’une complication infinie dans un délai infiniment court. Voici que tout réagit sur tout, à toute distance ; et qu’il n’est pas d’affaire qui ne puisse en quelques secondes se trouver entièrement transformée. Notre temps ne souffre pas de retard ; il dispose d’organes de transmission et d’amplification immédiates d’une puissance littéralement « formidable ». Plus les intérêts en jeu sont importants, plus pressante est la demande, et moins le loisir et le calme de la réflexion sont accordés aux personnes qui semblent être qualifiées pour s’en occuper. On voit les décisions participer, de la sorte la plus capricieuse, des études techniques les plus compliquées en même temps que de l’opinion plus ou moins grossière des masses…

Technique, études, rigueur, contrôle, ordre et précision, d’une part ; de l’autre, expédients, verbalisme, illusions, superstitions diverses d’origine philosophique ou historique, prophéties des partis, imageries naïves, impulsions et suggestions, appels plus ou moins déguisés à la cupidité, à la bestialité, — bref, déploiement et empire des produits psychologiques de qualité inférieure… tel est le tableau comparé donnant les éléments du contraste dont je parle, et qui peut se mettre sous la forme suivante : Tandis que les rapports de l’homme avec son milieu physique sont devenus de plus en plus précis et de plus en plus avantageux, les rapports de l’homme avec l’homme sont demeurés dominés par un empirisme détestable, et marquent même, sur plusieurs points, une régression très sensible. Je ne veux point ici parler des mœurs, des manières, du style de la vie, du langage, de la hiérarchie des valeurs, — ni m’arrêter sur ce que supporte en fait de spectacles, de lectures, d’incohérence et d’absurdités un moderne cerveau… Mais je dois retenir ce fait que la vie pratique est de plus en plus pénétrée d’habitudes et de considérations que lui imposent les applications des méthodes positives (usage de machines, mesures, etc.) ; les esprits s’accoutument rapidement, quoiqu’insensiblement, à un mode d’existence qui suppose une certaine conception « scientifique » de l’univers physique.

Mais cette vie pratique, en tant qu’elle exige des rapports entre hommes (économiques, politiques, juridiques…) est entièrement commandée par des notions, des entités, des associations, de tout âge et de toute origine, dont la plupart seraient fort difficiles à justifier. On trouverait qu’elles impliquent plusieurs idées de l’Homme contradictoires entr’elles, et toutes fort différentes de l’idée de l’homme qu’une tentative actuelle, uniquement déduite de nos connaissances vérifiables, permettrait de se former.

Tout le monde consent tacitement que l’homme dont il est question dans les lois constitutionnelles ou civiles, celui qui est le suppôt des spéculations et des manœuvres de la politique, — le citoyen, l’électeur, l’éligible, le contribuable, le justiciable, — n’est peut-être pas tout à fait le même homme que les idées actuelles en matière de biologie ou de psychologie permettraient de définir. Il en résulte d’étranges contrastes, un curieux dédoublement de nos jugements. Nous considérons les mêmes individus comme capables ou incapables, responsables ou irresponsables selon la fiction que nous adoptons dans l’instant, selon que nous nous trouvons à l’état juridique ou à l’état objectif de notre faculté de penser…

Et cependant toute politique, même la plus simpliste, se réduit à une spéculation sur l’homme, à des raisonnements et à une sorte d’action, qui ont pour matière des hommes et des systèmes d’hommes. Les moyens de cette action sont fictifs, tandis que ses effets sont assez réels, — et ne le sont que trop, en quelques circonstances. Ce sont de puissantes fictions qui mènent le monde ; mais si puissantes qu’elles soient, l’examen attentif n’y voit qu’une mythologie de formation incohérente où se mêlent des éléments populaires, métaphysiques, administratifs, légendaires, théoriques et pragmatiques, — une confusion de motifs sentimentaux, d’appétits, d’idéals, de faux souvenirs. Tout ceci était admissible, supportable (et d’ailleurs indispensable) à l’époque du vague et de la lenteur, au temps béni où l’on pouvait croire aux enseignements de l’histoire (c’est-à-dire à la causalité naïve) et y puiser de quoi penser aux faits du jour, de quoi former des projets pour l’avenir. Tout ceci aujourd’hui devient, pour plus d’un observateur, presque impossible à considérer sans une sorte de nausée…

Je le confesse : le spectacle de l’univers politique me soulève le cœur. Sans doute, je ne suis pas fait pour regarder de ce côté-là. Je m’en abstiendrais bien volontiers si l’état des choses, le mécanisme universel ne contraignait chacun à la triste condition de résonnateur. Il faut subir tous les sévices que le désordre intensif et organisé inflige aux esprits. Les journaux et les ondes introduisent la rue et les événements, leur vacarme et leur incohérence, jusque dans notre chambre. Les murs hurlent ; et la nuit, des écritures de feu sur ce qui reste des ténèbres enseigneraient à Balthazar que mané est une taverne, thécel, un cinéma et pharès, une huit-chevaux.

C’est de même qu’il faut subir la « politique ». Il est impossible à un homme accoutumé à quelque rigueur de ne pas observer que le grand malaise dont se plaint aujourd’hui le monde, cette angoisse générale et ce faux équilibre entre guerre et paix dont il se sent si profondément troublé ont pour cause principale les résistances que des conceptions ou des fictions très anciennement formées opposent au déplacement du véritable équilibre vers un état des choses humaines conforme aux conditions nouvelles de la vie. Il faut bien reconnaître que personne aujourd’hui, homme de gouvernement, théoricien de la science politique ou économique, n’est capable d’embrasser la complexité créée par le développement très rapide des connexions de toute nature sur le globe, et de prévoir les retentissements à très brève échéance des événements. Tout acte, pour raisonné qu’il soit, équivaut à un coup de dés. Tout écrit a valeur de « chiffon de papier ». C’est ce que j’exprimais tout à l’heure en parlant d’expédients. Nous nous sentons aveugles et impuissants, tout armés de connaissances et embarrassés d’immenses moyens, dans un monde que nous avons entièrement exploré, circonscrit, organisé, et nous ne savons accommoder à ce nouveau monde nos sentiments ni nos pensées. Le passé, presque aboli dans l’ordre scientifique et technique, pèse terriblement sur les sociétés. Il grève notre destinée d’une quantité d’hypothèques historiques, et nous ne pouvons nous représenter ce qui est, tel qu’il est, sans mêler au réel une foule de notions, d’appréhensions, de répugnances, d’associations, d’évaluations, de formules et de tendances dans lesquelles et par lesquelles agit impérieusement ce qui ne se représentera plus

Il faudrait cependant apprendre à préparer le réel à l’état pur. Toute la politique en serait changée, — du moins dans quelques têtes. Les hommes (s’il en reste) qui ont encore le loisir de penser de plus en plus près à quelque chose, et qui ont les moyens d’y penser sans égard à la pression des événements, à leur situation ou à leurs fonctions, devraient peut-être dépenser quelque part de leur temps précieux, de leur attention la plus exquise, à faire ce que les hommes d’État, ou ceux qui en tiennent lieu, ne peuvent faire, faute de liberté, et par manque de l’habitude de considérer les problèmes sans y voir leur puissance ou leur gloire, ou leurs sentiments, ou leurs intérêts engagés. Je regarde la nécessité politique d’exploiter tout ce qui est dans l’homme de plus bas dans l’ordre psychique comme le plus grand danger de l’heure actuelle. Or, l’hostilité entre les nations repose nécessairement sur un nombre très restreint de personnes, car les nations elles-mêmes sont des idées ou entités politiques qui ne peuvent être nettement conçues que par des hommes d’assez grande culture et d’imagination assez forte pour identifier et personnifier des systèmes de millions d’êtres, dont les intérêts, et les types sont souvent fort dissemblables, sinon antagonistes, et qui vivent dans l’intérieur d’un contour fixé, à une époque donnée, par des événements et des conventions variables de siècle en siècle. La politique dite « extérieure » est en réalité le jeu des relations de ces minorités, de leurs sentiments, de leurs souvenirs et de leurs desseins, ou de leurs ambitions propres, et l’on trouve assez aisément que ce jeu traditionnel, qui s’oppose de plus en plus au développement des conséquences de la transformation moderne du monde, exige de plus en plus la division de l’individu et de la civilisation contre soi-même. On ne peut échapper à l’impression d’une fatalité factice qui engage l’humanité dans la voie de conflits sans issue et sans autres résultats possibles que les destructions de toute espèce qu’ils promettent. Si cruels qu’ils pourront être, leur bêtise fera pâlir leur cruauté, car la vanité de leurs effets, autres que les souffrances, aura pu être prévue, et qu’il apparaîtra d’ailleurs que ces déchaînements impliquent renonciation totale et désespérée aux ressources de l’esprit. La transformation de l’univers humain rend les solutions par la violence incalculables et donc stupides. C’est là ce qu’il serait peut-être bon de faire comprendre, sans le moindre appel aux considérations sentimentales. Je reviens ainsi à mon commencement, qui était une invocation à l’intelligence des hommes et je répète : More Brain, o Lord

Quand j’ai dit un jour à Genève, dans une des réunions de notre Commission, que la Société des Nations supposait une Société des Esprits, je ne voulais pas dire autre chose. Personne mieux que vous ne l’a compris.




  1. À M. Salvador de Madariaga (1933).