Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 108-110).


LETTRE XXXI

Venise, le…

Il y a bien longtemps, mon ami, que je ne t’ai écrit ; mais qu’avois-je à te dire ? Parle-t-on d’un rivage abandonné, où tout attriste, d’où les eaux vives se sont retirées, et sur lequel a passé le vent de la destruction, qui a tout desséché ? Mais, actuellement que l’espérance d’être moins malheureux est venue derechef visiter mon âme, je pense à toi ; toi, dont l’amitié jeta de si beaux rayons dans ma vie ; toi, que j’aimois dans cet âge qui prépare aux longues affections, dans l’enfance, où le cœur n’a été rétréci par rien.

Ernest, je suis moins malheureux : que dis-je ? je ne le suis plus. Je vis, je respire librement ; je pense, je sens, j’agis pour elle : et si tu savois ce qui a produit cet énorme changement ! Une pensée d’elle est venue me toucher, à cent lieues de distance. Il m’a semblé qu’elle reprenoit des rênes abandonnées, qu’elle se chargeoit de ma conduite, et j’ai soulevé ma tête, un sang plus chaud a circulé dans mes veines, une douce fierté a relevé mon regard abaissé vers la terre.

Il y a eu hier deux mois qu’elle est partie. On est venu me demander à l’hôtel pour me dire qu’il y avoit à la douane des caisses de Florence, avec une lettre de la comtesse, qu’on me prioit de réclamer moi-même. À ces mots, je sentis le reste de mon sang se porter à mon cœur en battemens précipités et inégaux ; j’éprouvois une impatience qui contrastoit bien avec mon état ; j’étois si foible qu’à peine pouvois-je m’habiller, et mes yeux voyoient tous les objets doubles. Enfin, j’ai suivi mon conducteur. J’ai trouvé la lettre ; mais je n’ai osé la lire, de peur de me trouver mal, et je la serrois convulsivement dans mes doigts ; et, quand je pus me dérober à la vue des commis, je la portai à mes lèvres. Je pris une gondole ; j’embarquai les caisses ; j’allai tout près de là dans un jardin solitaire, et je m’étendis sous un laurier : déjà sensible aux douces émotions, je laissois venir sur ma tête les rayons du soleil qui alloit se coucher dans la mer, je comptois déjà avec les plaisirs, et, puisque je vivois depuis deux instans, je voulois déjà vivre heureux. Voilà bien l’homme ! Et qu’est-ce qui m’avoit tiré de cet état de stupeur ? Une feuille de papier. Je ne savois encore ce qu’elle contenoit, n’importe : avec elle étoient revenus mes souvenirs, mon imagination ; c’étoit Valérie qui l’avoit touchée, c’étoit elle qui avoit pensé à moi. Longtemps je ne pus lire ; des nuages épais couvroient mes yeux ; quelquefois je frissonnois, et je me disois : « Peut-être le comte a-t-il été rappelé et ne reviendra-t-il pas à Venise. » Quand je pus lire, je cherchai les dernières lignes, pour voir s’il n’y avoit rien d’extraordinaire, si elles ne disoient pas un plus long adieu… Je vis : « Faites suspendre mon portrait dans le petit salon jaune où nous prenons le thé. »

Oh ! quels momens d’enivrante extase ! Valérie, je reverrai tes traits chéris, je pourrai les voir à toute heure ! Le matin, quand l’aube encore douteuse n’aura paru que pour moi, je volerai à ce salon chéri ; ou plutôt, ignoré du reste de la maison, j’y passerai les nuits ; je croirai voir ton regard sur moi, et tu viendras encore, comme un esprit bienfaisant, dans mes songes. Mon ami, malgré moi, il faut que je finisse : je suis trop foible pour écrire de longues lettres.