Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 105-107).

LETTRE XXX

Venise, le…

Elle est partie, je te l’ai déjà dit ; je te le répète, parce que cette pensée est toujours là pour appesantir mon existence. Il me semble que je traîne après moi des siècles dans ces espaces qu’on nomme des jours. Je ne souffre que de cet ennui qui est un mal affreux, de cet ennui insurmontable qui place dans une vaste uniformité tous les instans comme tous les objets. Rien ne m’émeut, pas même son idée. Je me dis : « Elle n’est plus là ! » mais à peine ai-je la force de la regretter ; je me sens mort au dedans de moi, quoique je marche et que je respire encore. Quelle est donc cette terrible maladie, cette langueur qui me fait croire que je ne suis plus susceptible de passion, ni même d’un intérêt vif ; qui me feroit envier les hommes les plus médiocres seulement parce qu’ils ont l’air d’attacher du prix aux choses qui n’en ont point ? Quand la nature, et sa grandeur, et son silence, me parloient, étoit-elle autre qu’elle n’est aujourd’hui ? Où sont-elles, les voix de la montagne, des torrens, des forêts ? Sont-elles éteintes ? ou bien l’homme porte-t-il en lui, avec la faculté de mesurer la grandeur, le pouvoir de rêver aussi d’ineffables harmonies ? Ah ! sans doute, il est un langage vivant au dedans de nous-mêmes qui nous fait entendre tous ces secrets langages. Les ondes deviennent pittoresques en réfléchissant de beaux paysages ; mais, pour les réfléchir, il faut qu’elles soient pures.

Il semble qu’un ouragan ait passé au dedans de moi et y ait tout dévasté ; et cet amour, qui crée des enchantemens, n’a laissé après lui, pour moi, qu’un désert.

Je sens que je m’abandonne moi-même. Quand je la voyois, j’étois souvent malheureux. Forcé de lui cacher mon amour comme on cache un délit, je voyois un autre en être aimé, suffire à son bonheur ; et cet autre étoit un bienfaiteur, un père, que je craignois d’outrager ; et je sentois en moi un autre empire, une force de passion qui me rejetoit dans un coupable vertige. Ainsi, forcé de les aimer tous deux, ne pouvant échapper à aucun de ces deux ascendans, ma vie étoit une lutte continuelle ; mais, au milieu des vagues, je m’efforçois encore d’atteindre l’un ou l’autre rivage. L’un, escarpé et sévère, m’effrayoit ; mais je voyois la vertu me tendre la main, et il y avoit quelque chose en moi qui, dès mes plus jeunes années, m’animoit pour elle. L’autre rivage étoit comme une de ces belles îles jetées sur des mers lointaines, dont les parfums viennent enivrer le voyageur avant même qu’il l’aperçoive. Je fermois les yeux, je perdois la respiration, et la volupté m’entraînoit comme un foible enfant ; mais dans ces courts instans, au moins, j’avois le bonheur de l’ivresse, qui ne compte pas avec la raison. Sans doute, je me réveillois, et c’étoit pour souffrir ; mais, dans ces jours de danger, et souvent de douleurs, j’étois soutenu par une activité, par une fièvre de passion, par des momens d’orgueil, par des momens plus beaux de défiance, et que la vertu réclamoit : mon existence se composoit de grandes émotions ; et le souffle de Valérie, quelque chose qui arrivât, m’environnoit et m’empêchoit de m’éteindre comme à présent.