Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 110-116).

LETTRE XXXII

Venise, le…

Voilà la copie de la lettre de Valérie ; ne pouvant dormir, je l’ai transcrite pour toi, mon ami. Quelle nuit délicieuse je viens de passer ! Je me suis établi dans le petit salon jaune : j’y avois fait placer le portrait de Valérie ; mais tu ignores encore ce qu’il y a d’enchanteur pour moi dans ce tableau peint par Angelica ; je veux que toi-même tu l’apprennes dans les paroles ingénues et presque tendres de Valérie. Reviens avec moi au salon, Ernest. Au-dessous du tableau, qui occupe une grande place, est une ottomane de toile des Indes : je m’y suis assis, j’ai fait du feu, j’ai mis auprès de l’ottomane un grand oranger que Valérie aime beaucoup ; j’ai arrangé la table à thé ; j’en ai pris comme j’en prenois avec elle, car elle l’aime passionnément. Le parfum du thé et de l’oranger, la place où elle étoit assise, et où je n’ai eu garde de m’asseoir, croyant la voir occupée par elle, tout m’a rappelé ce temps de ravissans souvenirs… Je suis resté comme cela jusqu’à deux heures du matin, et puis j’ai lentement copié sa lettre, m’arrêtant à chaque ligne, comme on s’arrête en revoyant, après une longue absence, son lieu natal, à chaque place qui vous parle du passé.


COPIE DE LA LETTRE DE VALÉRIE

Vous n’avez pas cru, bon et aimable Gustave, que vos amis aient pu vous oublier au milieu de leur bonheur. Si j’ai tardé si longtemps à vous écrire, c’est que j’ai voulu vous faire plus d’un plaisir à la fois ; et je savais que mon portrait vous en ferait, surtout parce qu’il vous rappellerait des momens que vous aimiez. J’ai donc retardé ma lettre, et vous avez aujourd’hui les traits de Valérie ; vous avez les souvenirs de Lido, et ces paroles, que je voudrais rendre touchantes, par l’amitié si vraie que j’ai pour vous.

Que n’ai-je, comme vous ou comme mon mari, étudié l’histoire et les arts, pour vous parler plus dignement de tout ce que je vois ! Mais je ne suis qu’une ignorante ; et si j’ai senti, ce n’est pas parce que je sais penser, c’est parce qu’il y a des choses si belles qu’elles vous transportent et qu’elles semblent éveiller en vous une faculté qui vous avertit que c’est là la beauté. Je vous écris de Florence, qui est, dit-on, la ville des arts. Ah ! la nature l’a bien adoptée ! Aussi, que de fois j’ai rêvé aux bords de l’Arno et sous les épais ombrages des Caccines ! Cela m’a rappelé nos promenades de Sala et près de Vérone. Il n’y a pas de cirque ici ; mais que de monumens appellent l’attention ! que d’écoles différentes ont envoyé leurs chefs-d’œuvre ! c’est ici aussi que vivent la Vénus et le jeune Apollon : on peut réellement dire qu’ils vivent ; ils sont si purs, si jeunes, si aimables ! Ne sachant rien dire moi-même, il faut que je vous rende ce que disoit mon mari : que la Vénus est belle ; et l’on sent pourtant que, s’il y avoit une femme comme celle-là, les autres n’en pourroient être jalouses. Elle a si bien l’air de s’ignorer, d’être étonnée d’elle-même ! Sa pudeur la voile ; quelque chose de céleste couvre ses formes ; et elle intimide en paroissant demander de l’indulgence. J’ai été à la fameuse galerie du grand-duc ; j’y ai vu la Madonna della Seggiola, de Raphaël ; mes regards se sont pénétrés de sa haute beauté. Quel céleste amour remplit ses traits si purs ! Un saint respect, un doux ravissement, sont entrés dans mon cœur.

J’ai vu, non loin d’elle, un tableau d’un maître peu connu : c’était un berceau et une jeune femme assise à côté. Soudain je me suis prise à pleurer, et j’ai pensé à mon fils et aux douces félicités que j’avois rêvées si souvent : je me suis retracé ce berceau où je ne l’ai couché que deux fois, ce berceau que je m’étois si délicieusement peint, tantôt éclairé par le premier rayon du soleil, et mon enfant dormant, tantôt moi-même m’arrachant au sommeil, murmurant sur lui de douces paroles pour l’endormir ; et je me disois : « Ô mon jeune Adolphe ! tu es tombé de mon sein comme une fleur de deux matins, et tu es tombé dans le cercueil ! et mes yeux ne te verront plus sourire ! » Et je me suis retirée dans l’embrasure d’une fenêtre, où j’ai abondamment pleuré, cherchant à cacher mes larmes. Mon mari, qui est survenu, a voulu me consoler. Vous savez combien cet être si aimable, si excellent, a de pouvoir sur moi ; mais ma douleur ne m’en a pas moins aussi ramenée à votre souvenir, à votre infatigable patience. Oh ! comme vous cherchiez toujours à calmer mes peines ! comme vous me parliez toujours de mon Adolphe ! Je n’ai rien oublié, Gustave. Je vous vois encore, à Lido, changer mon aride douleur en larmes mélancoliques, et cueillir auprès du tombeau de mon fils les roses que vous y aviez fait croître : ces fleurs, si souvent destinées au bonheur, me paroissoient mille fois plus belles par le triste contraste même de leur beauté et de la mort ; tant la pensée qui touche l’âme embellit tout !

Ces chers et tristes souvenirs m’ont donné le désir de les arrêter encore, de les fixer, et, si je quitte une fois Venise et la place où dort mon Adolphe, de les emporter dans une terre où ils me rappelleront vivement Lido.

Mon mari désiroit depuis longtemps avoir mon portrait fait par la fameuse Angelica, et j’ai pensé qu’un tableau tel que j’en avois l’idée pouvoit réunir nos deux projets. Ma pensée a merveilleusement réussi ; jugez-en vous-même. N’est-ce pas Valérie, telle qu’elle étoit assise si souvent à Lido ; la mer se brisant dans le lointain, comme sur la côte où je jouois dans mon enfance ; le ciel vaporeux ; les nuages roses du soir, dans lesquels je croyois voir la jeune âme de mon fils ; cette pierre qui couvre ses formes charmantes, maintenant, hélas ! décomposées ; et ce saule si triste, inclinant sa tête comme s’il sentait ma douleur ; et ces grappes de cytise, qui caressent en tombant la pierre de la mort ; et, dans le fond, cette antique abbaye où vivent de saintes filles, qui ne seront jamais mères, dont la voix nous paroissoit la musique des anges ? N’est-ce pas le tableau fidèle de cette scène d’attendrissante douleur ? Quelque chose y manque encore : c’est l’ami qui consoloit Valérie et ne l’abandonnoit pas à sa morne douleur ; c’est Gustave. Peut-il la croire assez ingrate pour l’avoir oublié ? Valérie ne pouvoit le placer lui-même dans le tableau ; mais il y est pourtant, il s’y reconnoîtra. Qu’il se rappelle le 15 novembre, où j’étois allée seule à Lido, où, dans une sombre tristesse, mes yeux restoient attachés sur la tombe d’Adolphe : Gustave accourut ; il apportoit un jeune arbuste, qu’il vouloit planter près de cette place ; il avoit aussi des lilas noués dans un mouchoir : il savait combien j’aimois cette fleur hâtive et douce, et ses soins en avoient obtenu quelques-unes de la saison même qui les refuse presque toujours. Leur parfum me réveilla de ma sombre rêverie ! je vis Gustave si heureux de m’en apporter que je ne pus m’empêcher de lui sourire pour l’en remercier ; et Gustave retrouvera dans le tableau, près de la place où je suis assise, un mouchoir noué d’où s’échappent des lilas, et son nom tracé sur le mouchoir.

Je vous envoie aussi une très belle table de marbre de Carrare, rose comme la jeunesse, et veinée de noir comme la vie ; faites-la placer sur le tombeau de mon fils. Elle n’a que cette simple inscription : Ici dort Adolphe de M…, du double sommeil de l’innocence et de la mort.

Je vous envoie aussi de jeunes arbustes que j’ai trouvés dans la Villa-Médicis, qui viennent des îles du sud et fleurissent plus tard que ceux que nous avons déjà : en les couvrant avec précaution l’hiver, ils ne périront pas, et nous aurons encore des fleurs quand les autres seront tombées.

Mon mari vous écrira de Rome ; il vous envoie deux vues de Volpato. Faites placer mon portrait dans le petit salon jaune où nous prenons le thé ordinairement.


Eh bien ! Ernest, que dis-tu de cette charmante lettre, si enivrante pour moi, et pourtant si pure ? Que je serois le plus abject des hommes, si je pensois à Valérie autrement qu’avec la plus profonde vénération ! Qu’elle est touchante cette lettre ! qu’elle est belle l’âme de Valérie, de celle qui daigne être ma sœur, mon amie ! et qu’il seroit lâche celui dont la passion ne s’arrêteroit respectueusement devant cet ange qui ne semble vivre que pour la vertu et la tendresse maternelle !