Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 14-16).

LETTRE III

B…, le 21 mars.

Mon ami, j’ai relu ce matin ma lettre d’hier ; j’ai presque hésité à te l’envoyer : non pas que je voulusse jamais te cacher quelque chose, mais parce que je sens que tu me reprocheras avec raison de ne pas chercher, comme je te l’avois promis, à réprimer un peu ce qu’il y a de trop passionné dans mon âme. Ne dois-je pas, d’ailleurs, cacher cette âme, comme un secret, à la plupart de ceux avec qui je serai appelé à vivre dans le monde ? Ne sais-je pas qu’il n’y a plus rien de naturel aux yeux de ces gens-là que ce qui nous éloigne de la nature, et que je ne leur paroîtrai qu’un insensé en ne leur ressemblant pas ? Laisse-moi donc errer avec mes chers souvenirs au milieu des forêts, au bord des eaux, où je me crée des êtres comme moi, où je rassemble autour de moi les ombres poétiques de ceux qui chantèrent tout ce qui élève l’homme, et qui surent aimer fortement. Là, je crois voir encore le Tasse soupirant ses vers immortels et son ardent amour ; là, m’apparoit Pétrarque au milieu des voûtes sacrées qui virent naître sa longue tendresse pour Laure ; là, je crois entendre les sublimes accords du tendre et solitaire Pergolèse ; partout je crois voir le génie et l’amour, ces enfans du ciel, fuyant la multitude et cachant leurs bienfaits comme leurs innocentes joies. Ah ! si je n’ai pas été doté comme les fils du génie, si je ne puis charmer comme eux la postérité, au moins j’ai respiré comme eux quelque chose de cet enthousiasme, de ce sublime amour du beau, qui vaut peut-être mieux que la gloire elle-même.

Cependant, mon Ernest, ne crois pas que je m’abandonne sans réserve à mes rêveries. Quoique le comte soit un des hommes dont l’âme ait gardé le plus de jeunesse, si je puis m’exprimer ainsi, il m’en impose trop pour que je ne voile pas une partie de mon âme. Je cherche surtout à ne pas paroître extraordinaire à Valérie, qui, si jeune, si calme, me paroît comme un rayon matinal qui ne tombe que sur des fleurs et ne connoît que leur tranquille et douce végétation.

Je ne saurois mieux te peindre Valérie qu’en te nommant la jeune Ida, ta cousine. Elle lui ressemble beaucoup ; cependant elle a quelque chose de particulier que je n’ai encore vu à aucune femme. On peut avoir autant de grâce, beaucoup plus de beauté, et être loin d’elle. On ne l’admire peut-être pas, mais elle a quelque chose d’idéal et de charmant qui force à s’en occuper. On diroit, à la voir si délicate, si svelte, que c’est une pensée. Cependant, la première fois que je la vis, je ne la trouvai pas jolie. Elle est très pâle ; et le contraste de sa gaieté, de son étourderie même, et de sa figure, qui est faite pour n’être que sensible et sérieuse, me fit une impression singulière.

J’ai vu depuis que ces momens où elle ne me paroissoit qu’une aimable enfant étoient rares. Son caractère habituel a plutôt quelque chose de mélancolique ; et elle se livre quelquefois à une excessive gaieté, comme les personnes extrêmement sensibles, et qui ont les nerfs très mobiles, passent à des situations tout à fait étrangères à leurs habitudes.

Le temps est beau ; nous nous promenons beaucoup ; le soir, nous faisons quelquefois de la musique : j’ai mon violon avec moi ; Valérie joue de la guitare ; nous lisons aussi : c’est une véritable fête que ce voyage.