Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 16-22).

LETTRE IV


Stollen, le 4 avril.

Mon ami, ce n’est que d’aujourd’hui que je connois bien Valérie. Jusqu’à présent elle avoit passé devant mes yeux comme une de ces figures gracieuses et pures dont les Grecs nous dessinèrent les formes, et dont nous aimons à revêtir nos songes ; mais je croyois son âme trop jeune, trop peu formée, pour deviner les passions ou pour les sentir ; mes timides regards aussi n’osoient étudier ses traits. Ce n’étoit pas pour moi une femme avec l’empire que pouvoient lui donner son sexe et mon imagination ; c’étoit un être hors des limites de ma pensée : Valérie étoit couverte de ce voile de respect et de vénération que j’ai pour le comte, et je n’osois le soulever pour ne voir qu’une femme ordinaire. Mais aujourd’hui, oui, aujourd’hui même, une circonstance singulière m’a fait connoître cette femme, qui a aussi reçu une âme ardente et profonde. Oui, Ernest, la nature acheva son ouvrage, et, comme ces vases sacrés de l’antiquité, dont la blancheur et la délicatesse étonnent les regards, elle garde dans son sein une flamme subtile et toujours vivante.

Écoute, Ernest, et juge toi-même si j’avois connu jusqu’à présent Valérie. Elle avoit eu envie aujourd’hui d’arriver de meilleure heure pour dîner : le comte avoit envie d’avancer, mais il a cédé ; au lieu d’envoyer le courrier, il est monté lui-même à cheval pour faire tout préparer. Quand nous sommes arrivés, Valérie l’a remercié avec une grâce charmante ; ils se sont promenés un instant ensemble, et tout à coup le comte est revenu seul et d’un air assez embarrassé. Il m’a dit : « Nous dînerons seuls ; Valérie préfère ne pas manger encore. » J’ai été fort étonné de ce caprice, et déjà j’avois cru m’apercevoir qu’elle avoit de l’inégalité dans le caractère. Nous nous sommes hâtés de finir le repas. Le comte m’a prié de faire prendre du fruit dans la voiture, croyant que cela feroit plaisir à sa femme. Je sortis du bourg, et je trouvai la comtesse avec Marie, jeune femme de chambre qui a été élevée avec elle, et qu’elle aime beaucoup ; elles étoient toutes deux auprès d’un bouquet d’arbres. Je m’avançai vers Valérie, et je lui offris du fruit, ne sachant trop que lui dire ; elle rougit, elle paroissoit avoir pleuré, et je sentois que je ne lui en voulois plus. Elle avoit quelque chose de si intéressant dans la figure, sa voix étoit si douce quand elle me remercia, que j’en fus très ému. « Vous aurez été étonné, me dit-elle avec une espèce de timidité, de ne pas m’avoir vue au dîner ? — Pas du tout », lui répondis-je, extrêmement embarrassé. Elle sourit. « Puisque nous devons être souvent ensemble, continua-t-elle, il est bon que vous vous accoutumiez à mes enfantillages. » Je ne savois que répondre : je lui offris mon bras pour s’en retourner, car elle s’étoit levée. « Êtes-vous incommodée, Madame ? lui dis-je enfin ; le comte le craignoit. — S’est-il informé où j’étois ? me demanda-t-elle précipitamment. — Je crois qu’il vous cherche, lui répondis-je. — Votre dîner a été cependant assez long. » Je l’assurai que nous avions été peu de temps à table. « Cela m’a paru fort long », m’a-t-elle répondu. Elle regardoit autour d’elle très souvent pour voir si elle n’apercevoit pas le comte, quand un des gens est venu avertir que les chevaux étoient mis. « Et mon mari, a-t-elle demande, où est-il ? — Monsieur a pris les devans, à pied, a répondu cet homme, après avoir ordonné qu’on mît les chevaux pour que madame n’arrivât pas de nuit, à cause des mauvais chemins. — C’est bon », a dit Valérie d’une voix qu’elle cherchoit à maîtriser… Mais je m’apercevois de toute son agitation. Nous sommes entrés dans la voiture ; je me suis assis vis-à-vis d’elle. D’abord elle a été pensive ; puis elle a cherché à cacher ce qui la tourmentoit ; elle a ensuite essayé de paroître avoir oublié ce qui s’étoit passé ; elle m’a parlé de choses indifférentes ; elle a tâché d’être gaie, me racontant plusieurs anecdotes fort plaisantes sur V…, où nous devions arriver bientôt.

Je remarquois qu’elle mettoit souvent la tête à la portière pour voir si elle n’apercevroit pas le comte ; elle faisoit dire au postillon d’avancer, parce qu’elle craignoit qu’il ne se fatiguât à force de marcher. À mesure que nous avancions, elle parloit moins et redevenoit pensive : elle s’étonna de ce que nous ne rejoignions point son mari. « Il marche très vite », lui répondis-je ; mais je m’en étonnois aussi. Nous traversâmes une grande forêt : l’inquiétude de Valérie augmentoit toujours ; elle devint extrême. À la fin, elle étoit descendue ; elle devançoit les voitures, croyant se distraire par une marche précipitée ; elle s’appuyoit sur moi, s’arrêtoit, vouloit retourner sur ses pas ; enfin, elle souffroit horriblement. Je souffrois presque autant qu’elle ; je lui disois que sûrement nous trouverions le comte arrivé à la poste, qu’il auroit pris un chemin de traverse, et je le pensois. Malheureusement, on lui avoit parlé d’une bande de voleurs qui, quinze jours auparavant, avoient attaqué une voiture publique. Je sentois croître mon intérêt pour elle à mesure que son inquiétude augmentoit : j’osois la regarder, interroger ses traits ; notre position me le permettoit. Je voyois combien elle savoit aimer, et je sentois l’empire que doivent prendre sur d’autres âmes les âmes susceptibles de se passionner. J’éprouvois une espèce d’angoisse, que son angoisse me donnoit ; mon cœur battoit ; et en même temps, Ernest, j’éprouvois quelque chose de délicieux quand elle me regardoit avec une expression touchante, comme pour me remercier du soin que je prenois.

Nous arrivâmes à la poste ; le comte n’y étoit pas. Valérie se trouva mal ; elle eut une attaque de nerfs qui me fit frémir. Ses femmes couroient pour chercher du thé, de la fleur d’orange ; j’étois hors de moi. L’état de Valérie, l’absence du comte, un trouble inexprimable que je n’avois jamais senti, tout me faisoit perdre la tête. Je tenois les mains glacées de Valérie ; je la conjurois de se calmer : je lui dis, pour la tranquilliser, que tous les voyageurs alloient voir un château, très près du grand chemin, dont la position étoit singulière. Dès que je la vis un peu moins souffrante, je pris avec moi deux hommes du pays, et nous nous dispersâmes pour aller à sa recherche. Après une demi-heure de marche, je le trouvai qui se hâtoit d’arriver : il s’étoit égaré. Je lui dis combien Valérie avoit souffert ; il en fut extrêmement fâché. Quand nous fûmes près d’arriver à la maison de poste, je me mis à courir de toutes mes forces pour annoncer le comte et pour être le premier à donner cette bonne nouvelle. J’eus un moment bien heureux en voyant tout le bonheur de Valérie. Je retournai alors vers le comte, et nous entrâmes ensemble ; Valérie se jeta à son cou. Elle pleuroit de joie ; mais, l’instant d’après, paroissant se rappeler tout ce qu’elle avoit souffert, elle gronda le comte, lui dit qu’il étoit impardonnable de l’avoir exposée à toutes ces inquiétudes, de l’avoir quittée sans lui rien dire ; elle repoussoit son mari, qui vouloit l’embrasser. « Oui, il est impardonnable, dit-elle, d’écouter son ressentiment. — Mais je n’étois pas fâché, lui dit-il. — Comment ! vous n’étiez pas fâché ? — Non, ma chère Valérie, soyez-en sûre ; je voulois éviter une explication. Je sais que vous êtes vive, que cela vous fait mal ; je sais aussi combien vous vous apaisez facilement : vous êtes si bonne, Valérie ! » Elle avoit les larmes aux yeux ; elle prit sa main d’une manière touchante. « C’est moi qui ai tort, dit-elle ; je vous en demande bien pardon. Comment ai-je pu me fâcher d’un mot qui n’étoit sûrement pas dit pour me faire de la peine ? Oh ! combien vous êtes meilleur que moi ! « J’aurois voulu me jeter à ses pieds, lui dire qu’elle étoit un ange. Le comte, qui est si sensible, ne m’a pas paru assez reconnoissant.