Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 12-14).

LETTRE II


Luben, le 20 mars.

Ernest, plus que jamais elle est dans mon cœur, cette secrète agitation qui tantôt portoit mes pas sur les sommets escarpés des Koullen, tantôt sur nos désertes grèves. Ah ! tu le sais, je n’y étois pas seul : la solitude des mers, leur vaste silence ou leur orageuse activité, le vol incertain de l’alcyon, le cri mélancolique de l’oiseau qui aime nos régions glacées, la triste et douce clarté de nos aurores boréales, tout nourrissoit les vagues et ravissantes inquiétudes de ma jeunesse. Que de fois, dévoré par la fièvre de mon cœur, j’eusse voulu, comme l’aigle des montagnes, me baigner dans un nuage et renouveler ma vie ! Que de fois j’eusse voulu me plonger dans l’abîme de ces mers dévorantes, et tirer de tous les élémens, de toutes les secousses, une nouvelle énergie, quand je sentois la mienne s’éteindre au milieu des feux qui me consumoient !

Ernest, j’ai quitté tous ces témoins de mon inquiète existence ; mais partout j’en retrouve d’autres : j’ai changé de ciel ; mais j’ai emporté avec moi mes fantastiques songes et mes vœux immodérés. Quand tout dort autour de moi, je veille avec eux ; et, dans ces nuits d’amour et de mélancolie, que le printemps exhale et remplit de tant de délices, je sens partout cette volupté cachée de la nature, si dangereuse pour l’imagination, par le voile même qui la couvre : elle m’enivre et m’abat tour à tour ; elle me fait vivre et me tue ; elle arrive à moi par tous les objets et me fait languir après un seul. J’entends le vent de la nuit, il s’endort sur les feuilles, et je crois ouïr encore des pas incertains et timides ; mon imagination me peint cet être idéal après lequel je soupire, et je me jette tout entier dans ce pressentiment d’amour et d’extase qui doit remplir le vague de mon cœur. Hélas ! serai-je jamais aimé ? Verrai-je jamais s’exaucer ces brûlans et ambitieux désirs ? Donnerai-je un moment, un seul instant, tout le bonheur que je pourrai sentir ? Vivrai-je de ce don splendide qui fait toucher au ciel ? Ah ! ce n’est pas tout, Ernest, que de donner, il faut faire recevoir ; ce n’est pas tout de valoir beaucoup, il faut être senti de même. Pour faire mûrir la datte, il faut le sol d’Afrique ; pour faire naître ces grandes et profondes émotions qui nous viennent du ciel, il faut trouver sur la terre ces âmes ardentes et rares qui ont reçu la douce et peut-être la funeste puissance d’aimer comme moi.