Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 81-84).


LETTRE XXII


Venise, le…

Non, Ernest, non, jamais je ne m’habituerai au monde ; le peu que j’en ai vu ici m’inspire déjà le même éloignement, le même dégoût qui me poursuit toujours dès que je suis obligé de vivre dans la grande société. Tu as beau vouloir que je cherche par ce moyen à oublier Valérie ou à m’en occuper plus foiblement, y parviendrai-je jamais ? et faut-il encore altérer mon caractère, l’aigrir ? dois-je tâcher de recouvrer la tranquillité aux dépens des principes les plus consolans ? Tu le sais, mon ami, j’ai besoin d’aimer les hommes ; je les crois en général estimables, et, si cela n’étoit pas, la société depuis longtemps ne seroit-elle pas détruite ? L’ordre subsiste dans l’univers, la vertu est donc la plus forte. Mais le grand monde, cette classe que l’ambition, les grandeurs et la richesse séparent tant du reste de l’humanité, le grand monde me paroît une arène hérissée de lances, où, à chaque pas, on craint d’être blessé ; la défiance, l’égoïsme et l’amour-propre, ces ennemis nés de tout ce qui est grand et beau, veillent sans cesse à l’entrée de cette arène et y donnent des lois qui étouffent ces mouvemens généreux et aimables par lesquels l’âme s’élève, devient meilleure, et par conséquent plus heureuse. J’ai souvent réfléchi aux causes qui font que tous ceux qui vivent dans le grand monde finissent par se détester les uns les autres et meurent presque toujours en calomniant la vie. Il existe peu de méchans, ceux qui ne sont pas retenus par la conscience le sont par la société ; l’honneur, cette fière et délicate production de la vertu, l’honneur garde les avenues du cœur et repousse les actions viles et basses, comme l’instinct naturel repousse les actions atroces. Chacun de ces hommes séparément n’a-t-il pas presque toujours quelques qualités, quelques vertus ? Qu’est-ce qui produit donc cette foule de vices qui nous blessent sans cesse ? C’est que l’indifférence pour le bien est la plus dangereuse des immoralités ; les grandes fautes seules épouvantent, parce qu’elles effrayent la conscience. Mais on ne daigne pas seulement s’occuper des torts qui reviennent sans cesse, qui attaquent sans cesse le repos, la considération, le bonheur de ceux avec qui l’on vit, et qui troublent par là journellement la société.

Nous parlions de cela hier encore, Valérie et moi, et je lui faisois remarquer dans ces réunions brillantes, au milieu de cette foule de gens de tous les pays qui viennent ici pour s’amuser, je lui faisois remarquer cette teinte monotone de froideur et d’ennui répandue sur tous les visages. « Les petites passions, lui disois-je, commencent par effacer ces traits primitifs de candeur et de bonté que nous aimons à voir dans les enfans ; la vanité soumet tout à une convenance générale ; il faut que tout prenne ses couleurs ; la crainte du ridicule ôte à la voix ses plus aimables inflexions, inspecte jusqu’au regard, préside au langage et soumet toutes les impressions de l’âme à son despotisme. Ô Valérie ! lui disois-je, si vous êtes si aimable, c’est que vous avez été élevée loin de ce monde qui dénature tout ; si vous êtes heureuse, c’est que vous avez cherché le bonheur là où le Ciel a permis qu’il puisse être trouvé. C’est en vain qu’on le cherche ailleurs que dans la piété, dans la touchante bonté, dans les affections vives et pures, enfin dans tout ce que le grand monde appelle exaltation ou folie, et qui vous offre sans cesse les plus heureuses émotions. »

Ernest, je sentois que si je l’aimois ainsi, c’étoit parce qu’elle étoit restée près de la nature ; j’entendois sa voix qui ne déguise jamais rien ; je voyois ses yeux qui s’attendrissent sur le malheur et qui ne connoissent que les plus célestes expressions ; je l’ai quittée brusquement, Ernest, je l’ai quittée, j’ai craint de me trahir.