Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 77-81).


LETTRE XXI

Venise, le…

Je ne t’ai point encore parlé de cette singulière ville, qui s’élève au sein de la mer et commande aux vagues de venir se briser contre ses digues, d’obéir à ses lois, de lui apporter les richesses de l’Europe et de l’Asie, de la servir en lui amenant chaque jour les productions dont elle a besoin, et sans lesquelles elle périroit au milieu de son faste et de son superbe orgueil. La place qu’occupe cette cité, d’abord couverte de pauvres pêcheurs, voyoit leurs nacelles raser timidement ces eaux, où voguent maintenant les galères du sénat. Peu à peu le commerce s’empara de ce passage, qui lioit si facilement l’Orient à l’Europe, et Venise devint la chaîne qui unit les mœurs d’une autre partie du monde à celles de l’Italie. De là ces couleurs si variées, ce mélange de cultes, de costumes, de langages, qui donnent une physionomie si particulière à cette ville et fondent les teintes locales avec le singulier assemblage de vingt peuples différens. Peu à peu aussi s’éleva ce gouvernement sage et doux pour la classe obscure et paisible de la république, implacable et cruel pour le noble qui auroit voulu le braver ou le compromettre ; semblable à ce Tarquin dont le fer frappoit chacune de ces fleurs qui osoit s’élever au-dessus de leurs compagnes. Il falloit, à Venise, que chaque tête altière pliât ou tombât, si elle ne se courboit pas sous le fer d’un gouvernement appuyé sur dix siècles de puissance, et enveloppé du lugubre appareil de l’inquisition et des supplices.

Aussi rien n’effraye l’imagination comme ce tribunal ; tout vous épouvante : ces gouffres sans cesse ouverts aux dénonciations ; ces prisons affreuses où, courbé sous des voûtes de plomb que le soleil embrase, le coupable expire lentement ; le silence habitant ces vastes corridors où l’on craint jusqu’à l’écho, qui rediroit un accent imprudent. Et cependant, autour de cette enceinte, qu’habite l’épouvante et que frappe si souvent le deuil, le peuple, comme un essaim d’abeilles, bourdonne le jour et s’endort sur les marches de ces palais où vivent ses souverains, et, à l’ombre du despotisme, jouit d’une grande liberté, et même d’une coupable indulgence pour ses crimes. Heureux de paresse et d’insouciance, le Vénitien vit de son soleil et de ses coquillages, se baigne dans ses canaux, suit ses processions, chante ses amours sous un ciel calme et propice, et regarde son carnaval comme une des merveilles du monde.

Les arts ont embelli la magnificence des monumens ; le génie du Titien, de Paul Véronèse et du Tintoret, ont illustré Venise ; le Palladio a donné une immortelle splendeur aux palais des Cornaro, des Pisani ; et le goût et l’imagination ont revêtu de beautés ce qui seroit mort sans eux.

Venise est le séjour de la mollesse et de l’oisiveté. On est couché dans des gondoles qui glissent sur les vagues enchaînées ; on est couché dans ces loges où arrivent les sons enchanteurs des plus belles voix de l’Italie. On dort une partie de la journée ; on est, la nuit, ou à l’Opéra, ou dans ce qu’on appelle ici des casins. La place de Saint-Marc est la capitale de Venise, le salon de la bonne compagnie la nuit, et le lieu de rassemblement du peuple le jour. Là, des spectacles se succèdent ; les cafés s’ouvrent et se referment sans cesse ; les boutiques étalent leur luxe ; l’Arménien fume silencieusement son cigare ; tandis que, voilée et d’un pas léger, la femme du noble Vénitien, cachant à moitié sa beauté et la montrant cependant avec art, traverse cette place qui lui sert de promenade le matin, et le soir la voit, resplendissante de diamans, parcourir les cafés, visiter les théâtres, et se réfugier ensuite dans son casin, pour y attendre le soleil. Ajoute à tout cela, Ernest, le tumulte du quai qui avoisine Saint-Marc, ces groupes de Dalmates et d’Esclavons, ces barques qui jettent sur la rive tous les fruits des îles, ces édifices où domine la majesté, ces colonnes où vivent ces chevaux, fiers de leur audace et de leur antique beauté ; vois le ciel de l’Italie fondre ses teintes douces avec le noir antique des monumens ; entends le son des cloches se mêler aux chants des barcarolles ; regarde tout ce monde ; en un clin d’œil, tous les genoux sont ployés, toutes les têtes se baissent religieusement : c’est une procession qui passe. Observe ce lointain magique, ce sont les Alpes du Tyrol qui forment ce rideau que dore le soleil. Quelle superbe ceinture embrasse mollement Venise ! C’est l’Adriatique ; mais ses vagues resserrées n’en sont pas moins filles de la mer ; et, si elles se jouent autour de ces belles îles, d’où se détachent de sombres cyprès, elles grondent aussi, elles se courroucent et menacent de submerger ces délicieuses retraites.

Je me promène souvent, Ernest, sur ces quais je me perds dans la foule de ce peuple ; je m’élance au delà de cette mer ; mais je ne me fuis pas moi-même. Je voulois cependant ne pas te parler de moi aujourd’hui. Je cherche à m’étourdir, et je te peins tout ce qui m’environne pour ne pas te parler d’une passion que je ne puis dompter.

Adieu, Ernest ; je sens que je te parlerois de Valérie.