Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 50-54).


LETTRE XVI

ERNEST À GUSTAVE
H., le…

Gustave, j’ai dans ma tête une suite de tableaux et de souvenirs qu’il faut que je te communique ; ton image y a été mêlée sans cesse, et le plaisir que j’ai à t’en parler doit me faire pardonner si j’entre dans trop de détails. J’ai voulu passer la fête de saint Jean chez les parens d’Ida, où l’on est toujours plus gai qu’ailleurs. Tu sais combien de fois nous avions fait ce voyage ensemble, je voulus aussi le faire à pied. Je partis la nuit, avec mon fusil, car j’avois le projet de chasser dans ma course. Il avoit fait si chaud pendant la journée que la fraîcheur me parut délicieuse. Je passai d’abord par le Bocage des Nymphes, que nous avions nommé ainsi parce que nous aimions à y lire Théocrite. Un vent frais agitoit les souples et légers bouleaux ; ces arbres exhaloient une forte odeur de rose : ce parfum me rappela vivement le souvenir de notre première course ; c’étoit dans la même saison, à la même heure et avec le même projet que nous partîmes ensemble. Je m’assis à l’entrée du bocage, sur une des larges pierres qui sont au bord de la fontaine, et où l’on vient encore abreuver les vaches du village. Tout étoit calme, je n’entendois dans le lointain que les aboiemens des chiens de la ferme qui est à l’ouest. J’entendis sonner onze heures à la cloche du château ; et cependant il faisoit encore assez clair pour me permettre de lire sans difficulté ta dernière lettre ; les expressions de ta tendresse m’émurent vivement, et le trouble de ton malheureux amour me fit éprouver quelque chose d’inexprimable. Au milieu de cette tranquille nuit et de ces tranquilles campagnes, un vent chaud souffloit dans les feuilles ; il me sembloit qu’il venoit d’Italie pour m’apporter quelque chose de toi. Je fus tiré de ma rêverie par un jeune garçon qui faisoit marcher devant lui des bœufs qu’il conduisoit à la ville la plus voisine ; il chantoit monotonement quelques paroles sur l’air des montagnes ; il s’arrêta auprès de la fontaine pour se reposer ; je continuai ma marche ; de jeunes coqs de bruyères s’agitoient dans leurs nids et sembloient appeler le jour par leurs chants ou plutôt par leur murmure matinal ; enfin je passai près du lac d’Ullen. La fraîcheur qui précède l’aurore commençoit à se faire sentir ; je vis sur ces bords quelques canards sauvages qui, à mon approche, secouèrent leurs ailes et leur tête appesantie de sommeil. D’abord je voulus tirer sur eux, puis je leur laissai gagner tranquillement la largeur du lac. Je doublai le petit cap, et m’enfonçai dans la forêt. Je marchois sous les hauts sapins, n’entendant que le bruit de mes pas, qui quelquefois glissoient sur les aiguilles des rameaux dont la terre étoit jonchée. En attendant, le court intervalle entre la nuit et l’aurore s’étoit passé. J’arrivai à la chaumière du bon André ; j’entrai dans l’enceinte de ce petit enclos, où tant de fois nous étions venus ensemble : tout dormoit encore ; les animaux seuls venoient de se réveiller, ils paroissoient me recevoir avec plaisir. Je m’assis un instant, et je respirai l’air pur du matin. Je considérai autour de moi ces ustensiles si simples, si propres, et je pensai à la paix qui habitoit cette demeure. Je passai une partie de la journée dans cette ferme, et je m’assis pendant le gros de la chaleur sous ce vieux chêne si épais, où le soleil, dans toute sa force, ne parvenoit à jeter, à travers les branches, que quelques feuilles dorées qui tomboient çà et là ; des colombes des champs filoient au-dessus de ma tête ; les souvenirs de notre jeunesse m’environnoient ; et, quand je m’en allai et que je ne vis que mon ombre solitaire, je sentis mon cœur se serrer, je sentis combien tu étois loin de moi, cher compagnon de mon heureuse enfance.

J’arrivai le soir à la jolie maison qu’habitent les parens d’Ida. C’étoit la veille de la fête de saint Jean ; tout le monde me demanda de tes nouvelles, et fut peiné de ton absence. Le lendemain matin, quand je descendis pour déjeuner, je trouvai Ida avec une couronne d’épis que de jeunes paysannes avoient posée sur ses cheveux. Elle étoit sous ce grand sapin près de la fontaine qui est dans la cour ; une multitude de jeunes filles et de jeunes garçons l’environnoient, chacun lui avoit apporté son présent : les premiers avoient posé sur la fontaine des fraises dans des paniers d’écorce de bouleau ; d’autres, comme les filles d’Israël, y avoient placé de grandes cruches de lait, tandis que d’autres encore lui offroient des rayons de miel. Ida remercioit chacune d’elles avec une grâce charmante, et passoit quelquefois ses doigts délicats sur les joues vermeilles des jeunes paysannes. Plusieurs enfans lui apportèrent des oiseaux qu’ils avoient élevés ; l’un d’eux tenoit dans ses petites mains une nichée entière de rossignols ; mais Ida exigea qu’on les reportât où on les avoit pris, ne voulant pas priver la mère de ses petits, ni les forêts de leurs plus aimables chantres. Je remarquai un jeune garçon de seize à dix-huit ans, il tenoit entre ses bras une petite hermine toute blanche, qu’il avoit apprivoisée, et qu’il offrit en rougissant à Ida.

Le soir toute la cour fut remplie de paysans. Tu te rappelles l’antique usage de la Saint-Jean : toutes les femmes avoient une couronne de feuilles sur la tête, et leurs tabliers étoient remplis de feuilles odorantes, dont elles couvroient tous ceux qui s’approchoient d’elles, en chantant des paroles amicales et bienveillantes ; on avoit dressé de grandes tables dans la forêt qui touche à la cour, et on avoit allumé les feux de la Saint-Jean ; on soupa, et ensuite on dansa toute la nuit. Voilà, cher Gustave, le récit de cette petite fête, dont j’ai voulu te mander tous les détails afin que ton imagination les suive tous et se rapproche des scènes où la mienne t’appeloit sans cesse et s’occupoit toujours de toi. Adieu, mon cher Gustave ; adieu, quand te verrai-je, ami cher ?…