Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 48-50).

LETTRE XV

Padoue, le…

C’est de Padoue que je t’écris (tu vois que nous avançons à grands pas vers Venise). Cette antique ville, qui est habitée par plusieurs savans, nous parut d’une tristesse affreuse ; mais Valérie avoit besoin de se reposer. Ce soir, apprenant que David et la Banti devoient chanter, la comtesse eut envie d’aller à l’Opéra. Le comte, ayant des lettres à écrire, ne put nous y accompagner. Valérie ne voulut point faire de toilette, et nous prîmes une loge grillée. Ô Ernest ! de tous les dangers, aucun ne pouvoit être aussi terrible pour ton ami ! Figure-toi ce que je devois éprouver : il me sembloit que toutes les voluptés habitoient cette funeste salle ; le contraste des lumières, des parures de ces femmes éblouissantes, avec cette loge foiblement éclairée, où il me sembloit que Valérie ne vivoit que pour moi ; la voix enchanteresse de David qui nous envoyoit des accens passionnés ; cet amour chanté par des voix qu’on ne peut imaginer, qu’il faut avoir entendues, et qui, mille fois plus ardent encore, brûloit dans mon cœur ; Valérie transportée de cette musique, et moi si près d’elle, si près que je touchois presque ses cheveux de mes lèvres ; alors, la rose même qui parfumoit ses cheveux achevoit de me troubler. Ô Ernest ! quels tumultes ! quels combats pour ne pas me trahir ! Et, actuellement encore que j’ai quitté depuis trois heures ce spectacle, je ne puis dormir ; je t’écris d’une terrasse où Valérie est venue avec le comte, et d’où elle est sortie depuis une heure. L’air est si doux que ma lumière ne s’éteint pas, et je passerai la nuit sur la terrasse. Comme le ciel est pur ! Un rossignol soupire dans le lointain ses plaintives amours ! Tout est-il donc amour dans la nature ? Et les accens de David, et la complainte de l’oiseau du printemps, et l’air que je respire, empreint encore du souffle de Valérie, et mon âme défaillante de volupté ? Je suis perdu, Ernest ! je n’avois pas besoin de cette Italie si dangereuse pour moi. Ici, les hommes énervés nomment amour tout ce qui émeut leurs sens et languissent dans des plaisirs toujours renouvelés, mais que l’habitude émousse ; ils ne reçoivent pas de l’âme cette impulsion qui fait du plaisir un délire et de chaque pensée une émotion ; mais moi, moi, destiné aux fortes passions et ne pouvant pas plus leur échapper que je ne puis échapper à la mort, que deviendrai-je dans ce pays ? Ah ! puisque ceux qui n’ont besoin que de plaisirs par cela seul ne sentent rien fortement, moi qui apporte une âme neuve et ardente, sortant d’un climat âpre, moi, je suis d’autant plus sensible aux beautés de ce ciel enchanteur, aux délices des parfums et de la musique, que j’avois créé ces délices avec mon imagination, sans qu’elles fussent affoiblies par l’habitude. Ernest, que faisois-tu quand tu me laissas partir ? Il falloit me précipiter dans les flots de la Baltique comme Mentor précipita Télémaque.