L’Indépendant du Cher (p. 71-73).

LI

L’Onomancie

Véga, que rien ne lassait autrefois, rentra brisée à l’hôtel, elle ne put prendre qu’un peu de thé et elle s’enferma dans sa chambre.

Là, seule, elle rouvrit la boîte aux souvenirs.

— Parlez, petites choses inertes, se disait-elle, parlez, qui vous a confectionnées, qui a mis à mon cou cette médaille ? Ah ! si j’avais près de moi l’obligeant Octavio le prophète, je lui mettrais en main ces menus objets et il parlerait. Il m’a dit tant de choses vraies. Si je ne redoutais pas de quitter Daniel, je retournerais vers lui. Je suis d’origine plus élevée que je ne l’avais cru… moins avouable peut-être ?… m’a-t-on volée ?

Oh ! ne pas savoir !

Elle passa une grande partie de la nuit à rêver, puis elle s’endormit vers l’aurore, la tête appuyée sur ces langes d’enfant.

Le lendemain, elle avait la fièvre et elle ne put partir.

Ils durent rester toute une semaine à la station thermale.

Piatigorsch est fort gaie et très cosmopolite. San Remo y retrouva un camarade de régiment Viennois et comme l’état de Véga n’était qu’un ébranlement nerveux et ne lui causait aucune inquiétude, il sortit avec son ancien ami pour entreprendre quelques excursions à travers la mer Caspienne, et accepta d’aller dîner à Stowa avec un groupe d’officiers Russes que lui présenta Hans de Holburg.

Véga insistait pour qu’il prît quelques distractions, elle-même avait besoin de solitude, de calme, elle était désorientée, pas assez en possession d’elle-même pour essayer la moindre communication télépathique.

Elle s’en alla une après-midi s’asseoir à la terrasse du Casino, elle aimait à regarder le mouvement sans y prendre part, à voir les enfants jouer et cette foule de tous pays et de tous costumes qui passait…

Véga n’était pas blasée, elle n’avait jamais goûté de la vie mondaine, son cœur oppressé trouvait là une petite distraction, Véga perdait sa nature d’oiselle insouciante, elle devenait femme. Naturellement sa beauté originale attirait les regards, mais elle ne s’en apercevait pas. Seule ainsi, cette jeune fille avait par elle-même assez de dignité simple pour imposer à tous le respect.

Comme beaucoup de villes d’eaux, Piatigorsch offre à ses visiteurs quantité d’attractions ; l’industrie de la ville s’ingénie à retenir et à amener les baigneurs. En conséquence, nombre de petites industries s’exercent autour du parc et du Casino.

Ce sont des marchands de broderies russes, de pierres du Caucase, de lainages, de filets, et ce qui plut à Véga, une mystérieuse offre d’un remarquable liseur d’avenir, dont on distribuait les cartes sous enveloppes fermées. Surprise d’abord de ce message déposé sur ses genoux, par un jeune groom entièrement vêtu de rouge, elle sourit et lut :

« Le professeur Razilowich reçoit de quatre à sept heures à son cabinet et va donner en ville des consultations : « Science anomantique. L’avenir dévoilé » (en face l’établissement).

Ah ! l’avenir dévoilé !

Ces mots hypnotisaient la jeune fille isolée ; elle y pensa un peu, se demanda si cela valait la peine de se déranger, puis elle réfléchit que c’était un petit risque, et que instruite ou déçue, elle aurait toujours un moment de distraction.

Alors, elle se leva et partit à l’adresse du diseur de bonne aventure. De nos jours, les devins ont élevé leur art à la hauteur d’une grande distinction et Véga pénétra dans une superbe villa, où elle fut reçue par un valet en livrée, qui l’introduisit dans un fort beau salon orné de fleurs et de glaces. Sur la table étaient des journaux de tous pays.

Au bout d’un moment d’attente, une porte s’ouvrit, cachée par une épaisse tenture. Un homme très correct, habillé comme un véritable mondain, s’inclina sur le seuil et dit :

— Si Madame veut bien entrer.

La jeune fille se hâta de franchir l’antre du mystère, mais là encore rien de spécial. De même que le professeur n’avait ni robe ornée d’étoiles ni bonnet d’astrologue, La pièce n’offrait nul hibou empaillé, nul chat noir, nul corbeau… une jardinière emplie de fleurs fraîches tenait tout le devant d’une large baie ouverte sur le parc, de bons fauteuils, et une table recouverte d’un tapis rouge, achevaient l’ameublement.

— J’ai dit Madame, tout à l’heure, fit en souriant le devin, mais je vois que j’aurais dû appeler « Mademoiselle » ma gracieuse cliente… En quoi puis-je, Mademoiselle, vous être agréable ?

— En exerçant votre art pour moi, Monsieur, je suis à une époque de crise aiguë, s’il vous est possible de m’éclairer un peu, je vous serai grandement obligée.

— J’espère le pouvoir, Mademoiselle, le procédé que j’emploie donne de bien rares déceptions.

— Est-ce une science ?

— Une science ? oui et non, car il y a dans l’onomancie une grande part laissée à l’intuition. Je tiens de mon arrière-grand-père ce talent précieux. Vous n’en avez pas l’idée, Mademoiselle ?

— Non, Monsieur, j’ignore l’onomancie.

— Je vais vous l’expliquer. Elle révéla jadis en France de bien intéressantes choses. Le Bénédictin Pierre Le Clerc prédit à Charlotte Corday, à Napoléon, à Robespierre, ce qui les attendait. J’espère pouvoir vous aider à mon tour.

— Je vais vous dire, Monsieur, ce que je désire savoir.

— Gardez-vous en bien, Mademoiselle ; je ne veux pas avoir la moindre prémonition. Je veux, avec l’esprit libre, juger les événements sans idée antérieure.

— Alors, que dois-je faire ?

— Voici. Prenez ce paquet de cartes blanches, rangez-les en ordre devant vous, comme si vous vouliez les souder en une feuille unique. Sur chaque carte, écrivez une seule lettre de la question que vous voulez poser au sort en mettant en tête votre nom. Quand vous aurez écrit ainsi votre question, vous réunirez toutes ces cartes, et en ferez un cahot, vous les brouillerez dans une coupe d’argent.

Le reste me concerne.

— J’ai compris, Monsieur, je commence.

Aussitôt la consultante traça :

« Véga, pauvre enfant abandonnée, retrouvera-t-elle un jour sa famille perdue dans la nuit du mystère ? »

— Il y a 81 cartes, Monsieur, je les brouille.

— C’est parfait, Mademoiselle, je me doute peut-être de votre question, car à votre âge, on songe à l’amour, mais je ne l’ai pas lue. Elle est contenue dans ces cartes et il m’est impossible de la retrouver.

Seulement, je vais ranger ces cartes au hasard et j’obtiendrai une réponse, qui, je l’espère, vous sera convaincante et heureuse.

Il prit le paquet, traça une autre feuille comme l’avait fait Véga avec ces mêmes cartes et il les parcourut lentement du regard, puis il dit très sérieux :

— Je suis un peu surpris de ce que je lis, Mademoiselle, je vois tout à fait autre chose que ce qui me semblait devoir être. Avec ces 81 lettres, voici ce qui me saute aux yeux. Si vous trouvez cela trop en dehors de votre demande, nous rebrouillerons les lettres et de nouveau nous verrons peut-être d’autres mots.

— Dites ce que vous voyez, Monsieur ?

— Je lis : « Fille née illustre, a vu son père reprendre rang dans le monde, faute début, Myna. »

Il n’y a pas une lettre inemployée, elles le sont toutes.

Il y a un nom de femme : Myna. Cela vous dit-il quelque chose ?

— Rien. Mais la réponse est stupéfiante ! Monsieur, à part le nom qui peut être celui de ma mère, ce que je ne saurais contrôler, vous avez exactement traduit ma pensée.

— Alors il n’y a rien de disparate…

— C’est frappant de vérité, Monsieur, voici ce que j’avais écrit ! « Véga, pauvre enfant abandonnée, retrouvera-t-elle sa famille perdue dans la nuit du mystère. »

— Mademoiselle, j’avais l’idée à un mariage… mais j’ai traduit ce que j’ai vu et j’ajoute : « Dans toute question est contenue la réponse. Dans tout acte est contenu son résultat » Vous en voyez la preuve palpable. À présent, Mademoiselle, je vous demanderai la permission de faire entrer une autre cliente.

Véga sortit fort troublée, elle emportait son paquet de cartes, le valet lui présenta un plateau d’argent, en la priant d’y mettre dix roubles, prix de la consultation. Elle le fit de bon cœur, quel espoir elle emportait !

Le soir, au retour de Daniel, elle lui montra l’oracle et le jeune homme fut comme elle bien heureux, quoique plus incrédule.

— À présent, mon enfant chérie, conclut-il, vous voilà bien remise, si vous le voulez nous allons partir, je voudrais passer par Ritzowa, faire un pèlerinage, là où vécurent les miens, je voudrais, à mon tour, demander aux choses un peu de leur secret.

Partons dès demain.