L’Indépendant du Cher (p. 15-16).

IX

L’oiseau vole et vole

Véga s’installa sur le balcon de sa chambre, de là elle vit partir son ami qui lui envoya d’en bas un signe d’adieu.

Elle était contente d’être seule.

La jeune fille aimait à rester avec elle-même sans distraction, ses deux « moi » causaient et cela lui plaisait. Son enfance et son adolescence, pas encore close, avaient joui de beaucoup de solitude, là-bas, dans l’île mystérieuse où tant de troublantes choses s’accomplissaient. Souvent, au lieu d’aller avec les « Compagnons » aux champs d’études, aux laboratoires, aux salles d’expérience où les savants ne redoutaient pas d’éprouver leurs découvertes sur des hommes vivants, elle fuyait seule et allait s’asseoir au bord de la mer devant l’infini.

Ce n’était pas pour rêver, l’enfant ignorait le sens de ce mot, ni pour fuir des travaux arides ou odieux par suite des cruautés qu’ils nécessitaient ; non. Véga, habituée dès l’âge de compréhension à ce milieu bizarre y était indifférente, son âme façonnée à l’ambiance ne s’alarmait en rien, elle cherchait l’isolement par un besoin instinctif, peut-être atavique, elle voulait ne plus parler, ne plus avoir l’esprit pris par les autres, elle souhaitait s’appartenir, garder l’absolue liberté de pensée. Ce charme rare, elle l’appréciait.

Sur le balcon de l’hôtel de l’avenue du Bois de Boulogne, elle regardait sans le voir le mouvement des passants, elle ne songeait pas davantage à lire les lettres d’impresarii lui offrant des ponts d’or pour quelques envolées…

Comme une enfant qu’elle était en somme, elle s’intéressa aux gros pigeons gris voletant sur les pelouses, « mes petits frères », se disait-elle en leur jetant des miettes, puis elle examina un superbe matou roux, fourré, tigré, lourd qui la fixait de ses rondes prunelles jaunes et elle se prit à rire : un ennemi des oiselles !…

Et comme on lui apportait avec le thé un pot de crème, elle attira le félin par une tentation… alors il bondit et vint laper délicatement de sa langue rose la gourmandise offerte.

Véga s’amusait, soignant ensemble les bêtes de races ennemies… chat, oiseaux.

Quand Daniel revint vers sept heures pour dîner, il trouva sur le balcon, ensemble et parfaitement unis : une jeune fille, un gros chat, trois pigeons et une colonie de moineaux.

— Petite enchanteresse, dit-il en effleurant le front de sa compagne.

— Allons vite dîner, Daniel. Je compte sortir en l’air ; à table, vous me conterez le résultat de vos courses.

— Il y a de gros nuages là-haut, mon enfant, songez à ce que serait une averse sur vous.

— Un ennui, c’est certain, mais non une entrave. Ne cherchez pas à m’influencer, vous perdriez votre temps ; je ne suis jamais aucun conseil, parce que c’est toujours une mauvaise chose.

— Pas quand ils sont dictés par la sagesse et le désintéressement.

— Toujours. Nos actes sont dictés par notre désir ou par notre subconscience qui est l’arrière-gouvernail, quelque chose qui serait comme le Sénat à l’égard de la Chambre des députés, acheva-t-elle en riant. Qu’avez-vous appris au cercle ?

— Bien peu. La marquise de Circey habita longtemps Paris, elle faisait de longs voyages, allait dans l’Inde, aux Monts Himalaya, où elle avait des amis parmi les Mages qui, dit-on, habitent le sommet du Gorizankar. Un jour, elle parut habillée de noir, se disant veuve, peu après elle annonça son remariage.

— Avec qui ?

— Un baron de Belley. Depuis, on ne l’a plus revue. Son existence offrait un côté inexpliqué, elle ne se confiait à personne, voyait beaucoup de monde, mais n’avait pas de confidents.

— Et sa famille ?

— Habite ses terres en Auvergne. Son neveu fut accusé de l’avoir volée, il passa en cour d’assises. C’est une histoire embrouillée, aujourd’hui presque totalement oubliée.

— Il faut que j’en débrouille les fils. J’irai à la conquête du neveu de Sophia de Circey. Moi aussi je veux savoir d’où je sors. Je ne suis pas comme vous fille de Roy, sans doute, mais serais-je fille de charbonnier, je voudrais quand même le savoir et retrouver ma mère. Or, Sophia de Circey seule peut m’aider.

— Vivez en paix en attendant l’heure… les deux enfants perdus que nous sommes sont alliés.

Au dehors, la nuée crevait lourde, épaisse, un voile ténu de gouttes larges descendait sur terre en grande presse.

— Que feriez-vous, Véga, si vous étiez surprise en plein ciel par une pareille ondée ?

— J’ai deux moyens, expérimentés tous deux, ou traverser les nuages avant qu’ils crèvent et planer dans le bleu, ou me mettre à l’abri dans une tour, dans un clocher, dans une ruine, n’importe où, pourvu que je sois dissimulée aux yeux des gens d’en bas.

— Ne pourriez-vous pas rester sous la pluie ?

— À la rigueur, si, mais elle me fatigue, m’étourdit et surtout m’alourdit.

— Et le vent ?

— Ah ! le vent, je suis forcée de lui obéir, il m’entraîne, je cherche des courants favorables en variant mes altitudes.

Après le repas, une éclaircie vint, mais la nuit restait obscure, sans lune.

— Une chance, expliqua Véga. Allez au cercle, Daniel, et continuez vos investigations.

— Au cercle ! mais je prends une voiture et je vous suis…

— Pour me faire remarquer… Je vous défends de vous occuper de moi. Il ne me faut aucune distraction, songez-y. Une erreur de direction peut me perdre.

— Vous ne craignez pourtant pas les rencontres…

— Non. Mais un faux mouvement me précipiterait à terre. Aussi, je vous parle sérieusement. Il ne faut pas venir.

Il se résigna docile, seulement au lieu de sortir, il attendit anxieux, encore plus d’elle que du résultat de sa folle entreprise.

Il pouvait être environ neuf heures quand Véga s’envola.

Elle ne faisait aucun bruit, n’avait pas l’esbrouf des perdrix, mais le silencieux départ du chat-huant.

Il l’aperçut planant assez haut, dissimulée dans la couleur grise des nuages, puis il la perdit au-dessus des frondaisons du Bois. Il ne put s’arracher de son balcon.

Véga connaissait la route, elle retrouva son marronnier ; par chance, la pluie avait chassé les promeneurs et les concierges des maisons de l’avenue n’avaient pas l’idée de prendre le frais sur le seuil de leur porte.

L’oiselle se coula sous les feuilles, replia ses ailes, bien serrées contre son corps, se fit petite et suivit la branche qui effleurait la fenêtre, toujours ouverte, dans le petit hôtel du baron de Barbentan. Aucune lumière n’y brillait ; évidemment, le maître n’avait pas dû rentrer, l’unique servante restait à l’office donnant sur l’autre façade. Dans la rue personne, sauf un tramway de temps à autre, et de rares passants.

— Allons, en route.

D’un bond, elle fut sur l’appui de la fenêtre et d’un autre dans la chambre. Il y faisait très nuit, mais Véga — jamais embarrassée — tira de son maillot le lorgnon-lumen, création du Compagnon Aour-Roua et aussitôt vit comme en plein jour à travers les verres éclairants…

Une grande table tenait le milieu de la pièce, elle était couverte de papiers, les murs étaient entourés par une bibliothèque, un grand divan, quelques fauteuils, une table formaient tout le mobilier.

Les tiroirs du bureau étaient fermés. Le buvard paraissait gonflé d’une volumineuse correspondance. L’oiselle commença par prendre au hasard dans ce tas et glissa les papiers sous son maillot, elle n’osait se charger, détruire son équilibre et elle aurait bien voulu pouvoir trier les pièces, mais soudain elle perçut le roulement d’une voiture, son arrêt, le bruit d’une portière fermée.

— Oh ! oh ! voilà l’ennemi, se dit-elle, il faut que je me sauve. Pas une minute à perdre.

Alors, en hâte, elle acheva d’engloutir les feuilles dans une poche placée sur sa poitrine et gagna la fenêtre.

Comme elle n’avait aucune chaussure, elle ne faisait aucun bruit. Elle vit le cocher démarrer lentement, elle entendit monter l’escalier.

Avec sa belle assurance calme, sans une hâte dangereuse, elle enjamba l’appui de la fenêtre et s’élança, non vers l’arbre, mais en hauteur pour être vite cachée par le toit.

Le calcul était juste. L’arrivant tourna un bouton électrique qui éclaira en plein le marronnier — abri primitif de l’oiselle. Mais celle-ci ne s’inquiétait plus de rien, elle filait à tire-d’aile, nageant dans l’air maintenant pur, raréfié, rafraîchi et tout parfumé des fleurs ravivées par la pluie.

Cela lui paraissait délicieux, aussi arriva-t-elle toute heureuse, l’œil brillant, les lèvres entr’ouvertes, pour être reçue à bras ouverts par son ami anxieux.

Elle retira son appareil avec l’habituel soin, puis sans songer à son singulier costume, elle prit la moisson volée et la jeta triomphante sur le bureau de Daniel.

— Voici, fit-elle riante, je vole et je vole ! Lisez.