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Traduction par Émile Littré.
Dubochet, Le Chevalier et Cie (p. 101-103).
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Livre II — § 5

V.

1(VII.) Aussi c’est, je pense, le fait de la faiblesse humaine, que de chercher l’image et la forme de Dieu. Quel que soit Dieu, si tant est que ce n’est pas le soleil, et en quelque région qu’il réside, il est tout sensation, tout œil, tout oreille, tout âme, tout vie, tout lui-même. Croire qu’il y en a un nombre infini, et quelques-uns même imaginés d’après les vertus et les vices des hommes, tels que la Pudicité, la Concorde, l’Intelligence, l’Espérance, l’Honneur, la Clémence, la Foi, ou croire avec Démocrite qu’il n’y en a que deux, la Peine et le Bienfait, c’est passer les bornes de la stupidité. 2L’humanité débile et souffrante, se souvenant de sa faiblesse, a établi ces divisions, et voulu que chacun pût adorer celle dont il avait le plus besoin. Aussi voyons-nous les noms des dieux changer avec les nations, et chacune avoir des divinités innombrables. Les divinités infernales elles-mêmes sont divisées en classes, ainsi que les maladies et beaucoup de fléaux qui épouvantent, et qu’on voudrait par là détourner. Ainsi l’État a consacré un temple à la Fièvre sur le mont Palatin, un autre à la déesse Orbona (2) auprès de celui des dieux Lares, et un autel à la Mauvaise Fortune dans les Esquilies. 3On peut croire que la population des êtres divins est plus considérable que celle des hommes, car d’une part chaque individu se fait pour lui un dieu, adoptant un Génie, une Junon qui n’est qu’à lui ; d’autre part les nations ont pour divinités certains animaux, même des animaux immondes, et bien d’autres choses plus honteuses à rapporter ; et l’on y jure (3) par l’oignon fétide (XIX, 32), l’ail, et objets semblables. Quant à croire qu’il y a des mariages entre les dieux, sans qu’il en naisse personne depuis un si long espace de temps ; quant à s’imaginer que les uns sont âgés et toujours en cheveux blancs, les autres jeunes, enfants, noirs, ailés, boiteux, issus d’un œuf, vivant et mourant alternativement, ce sont là des rêveries presque puériles. 4Mais ce qui passe toute impudence, c’est de supposer des adultères entre eux, puis des querelles et des haines, et même de se figurer des divinités protectrices du larcin et du crime. L’homme devient dieu pour l’homme en le secourant ; ce chemin est celui de la gloire éternelle. C’est dans cette voie qu’ont marché les héros de Rome ; c’est dans cette voie que d’un pas divin marche maintenant avec ses fils le plus grand souverain de tous les âges, Vespasien, dont les mains soutiennent l’empire affaissé. 5La plus ancienne coutume de rendre grâce à des bienfaiteurs, c’est de les mettre au rang des dieux. En effet, les noms de toutes les divinités et ceux des astres, que j’ai rapportés plus haut, sont ceux de personnages bienfaisants pour l’humanité. Ira-t-on dire qu’il y a un Jupiter ou un Mercure, des dieux désignés par des noms à eux, et une liste de personnages célestes ? qui ne voit que l’explication de la nature rend digne de risée une pareille imagination (4) ? 6Quant à la cause suprême, quelle qu’elle soit, lui attribuera-t-on le soin des choses humaines ? ou supposera-t-on qu’elle ne se souille pas par un ministère aussi triste et aussi minutieux ? Lequel croire ou lequel rejeter ? On ne sait vraiment ce qui vaut le mieux pour le genre humain, puisque les hommes ou n’ont aucun souci des dieux, ou n’en ont que des idées honteuses. Les uns se font esclaves de superstitions étrangères, portent leurs dieux au doigt, adorent (5) jusqu’à des monstruosités, proscrivent ou imaginent des mets, et s’imposent des lois dures, qui ne laissent pas même le sommeil tranquille ; ni mariages, ni adoption, rien enfin ne se passe des cérémonies sacrées. Les autres trompent dans le Capitole, et se parjurent devant Jupiter et sa foudre. Ceux-ci trouvent un appui dans leurs crimes ; ceux-là rencontrent un supplice dans l’objet de leurs adorations.

7Entre ces deux opinions opposées, l’humanité s’est créé une divinité intermédiaire, comme pour embarrasser encore les conjectures sur la Divinité. Dans le monde entier, en tous lieux, à toute heure, une voix universelle n’implore que la Fortune ; on ne nomme qu’elle, on n’accuse qu’elle, ce n’est qu’elle qu’on rend responsable ; seul objet des pensées, de louanges, des reproches, on l’adore en l’injuriant ; inconstante, regardée même comme aveugle par la plupart, vagabonde, fugitive, incertaine, changeante, protectrice de ceux qui ne méritent pas ses faveurs ; on lui impute la perte et le gain. Dans le compte des humains, elle seule fait l’actif et le passif ; et tel est sur nous l’empire du sort, qu’il n’y a plus d’autre divinité que ce même Sort, qui rend incertaine l’existence de Dieu.

8D’autres expulsent aussi la Fortune, ils assignent les ornements à leur étoile, la nativité fait tout ; Dieu décrète une fois pour toutes le destin des hommes à venir, et du reste demeure dans le repos. Cette opinion commence à se fixer dans les esprits ; le vulgaire lettré et le vulgaire ignorant s’y précipitent également. Voici venir les avertissements donnés par les éclairs, les prévisions des oracles, les prédictions des aruspices ; et l’on va même jusqu’à tirer pronostic de circonstances insignifiantes, des éternuements, et des objets que heurte le pied. Le dieu Auguste a rapporté que malheureusement il avait mis son soulier gauche le premier le jour où il faillit périr dans une sédition militaire. 9Tout cela embarrasse l’humanité imprévoyante ; et une seule chose est certaine, c’est que rien n’est certain, et que l’homme est ce qu’il y a de plus misérable ou de plus orgueilleux. Les autres animaux n’ont qu’un soin, celui de leur nourriture, et la bénignité de la nature y pourvoit spontanément ; condition bien préférable (6) à tous les biens, quand elle ne le serait que par ne penser jamais à la gloire, à la richesse, à l’ambition, et surtout à la mort.

10Toutefois il est bon dans la société de croire que les dieux prennent soin des choses humaines ; que des punitions, quelquefois tardives à cause des occupations de la Divinité dans un si vaste ensemble, ne manquent jamais cependant d’atteindre le coupable, et que l’homme n’a pas été créé aussi voisin d’elle, pour ne pas être estimé plus haut que les bêtes. 11Ce qui nous console surtout de l’imperfection de notre nature, c’est que Dieu lui même ne peut pas tout ; il ne peut se donner la mort, quand même il le voudrait, la mort, qui est ce qu’il a fait de mieux pour l’homme au milieu des douleurs si grandes de la vie ; il ne peut rendre un mortel immortel, ni ressusciter les trépassés, ni faire que celui qui a vécu n’ait pas vécu ; que celui qui a géré les charges ne les ait pas gérées ; il n’a sur les choses passées aucun droit, si ce n’est celui de l’oubli : et, pour montrer même par des arguments moins sérieux notre conformité avec Dieu, il ne peut pas faire que deux fois dix ne soit pas vingt, et beaucoup d’autres choses semblables, ce qui témoigne indubitablement la puissance de la nature et son identité avec ce que nous appelons Dieu. Cette digression sur un sujet si familier, à cause des controverses continuelles dont Dieu est l’objet, n’aura pas paru hors de propos.