Universités transatlantiques/Chapitre V

Librairie Hachette (p. 188-244).

du nord au sud

ithaca ― ann arbor ― chicago ― saint-louis

I

Ezra Cornell ne savait ni le grec ni le latin, mais il se souvenait des durs efforts qu’il avait dû accomplir pour parvenir à la fortune. C’était, dans toute la force du terme, un homme self-made ; il s’était fait lui-même et maintenant qu’il tenait entre ses mains cet instrument de puissance qui s’appelle l’argent, il se demandait de quelle façon il en devait user dans l’intérêt de ses semblables. L’instruction, qui lui avait manqué, lui paraissait l’unique remède pour tous les maux, le seul levier capable de soulever tous les poids, le véritable agent moralisateur de la race humaine. Il n’avait rien des duretés de cœur du parvenu, mais bien plutôt cette pitié profonde et douce de ceux qui ont beaucoup trimé. Sa bonté s’ingéniait à trouver des excuses pour toutes les fautes et il s’en allait répétant que, si les hommes sont mauvais, c’est l’ignorance qui en est cause Alors il se décida à fonder une université pour les pauvres !

À lui tout seul, il ne pouvait pas grand’chose, mais il avait pour collègue au Sénat un homme que le ciel semblait mettre sur sa route pour l’aider dans son entreprise. Cet homme avait deux visages : l’un regardait l’ancien monde et le passé ; l’autre, le nouveau monde et l’avenir. Tout ce que l’Europe peut enseigner de plus raffiné, de plus docte, de plus fin avait trouvé place dans son esprit et il avait gardé en même temps les audaces et les aspirations jeunes du peuple d’Amérique. M. White était donc à même de comprendre Ezra Cornell, de partager sa foi et en même temps de diriger son ardeur et de redresser ses vues utopiques ; et voilà comment, de l’union féconde de ces deux caractères, naquit la splendide institution qui s’appelle aujourd’hui l’université Cornell.

On était aux jours sombres de la guerre de Sécession ; il y avait des ruines et des détresses plein le pays et une terreur patriotique plein les cœurs, parce que l’œuvre de Washington avait failli s’écrouler. Les assemblées législatives des différents États, soucieuses de préparer des soldats pour les luttes à venir, dotaient richement les institutions qui consentaient à donner l’instruction militaire à leurs pupilles. L’État de New York disposait à cet effet d’une grande étendue de terres et l’on allait vraisemblablement morceler ces domaines ; conseillé par son collègue White, M. Cornell demanda et obtint que le tout fut attribué à une université qui s’établirait à Ithaca et à laquelle il donnerait, de son côté, une somme de 2 500 000 francs. L’État réclama le droit d’y faire instruire gratuitement un certain nombre de jeunes gens et l’arrangement fut conclu. L’université Cornell était fondée et Andrew Dickson White en devint le président.

Tout d’abord, à l’appel généreux de M. Cornell, répondirent une foule de fruits secs, de ratés, d’agités, de toqués ; on vit venir près de 800 étudiants et, parmi eux, des réfugiés politiques russes, serbes et bulgares, des rastaquouères brésiliens, des aigris de partout. « Jamais, a dit depuis un des professeurs de l’université, jamais on n’avait assisté à pareille réunion depuis le jour où Romulus passa en revue les citoyens qui avaient accepté de fonder avec lui l’empire romain. » Il fallut se montrer sévère dans les examens d’entrée et renvoyer chez eux la moitié des candidats. M. Cornell s’en désolait : « C’est tout simple qu’ils ne sachent rien, puisqu’ils viennent apprendre », disait-il aux examinateurs ; il aurait voulu garder tout le monde et, dans son désir d’augmenter le nombre des éducations gratuites que l’université pouvait entreprendre, il inventait mille procédés ingénieux ; il créait une ferme où les étudiants très pauvres pourraient gagner leur vie tout en suivant les cours, des ateliers où la menuiserie, la serrurerie, etc., pourraient également leur procurer les revenus nécessaires. Il advint naturellement qu’en quittant la charrue et le rabot, ces étranges étudiants, n’avaient rien de plus pressé que de s’endormir aux leçons de philosophie ou d’histoire. Alors, le Tolstoï américain cherchait autre chose, tandis que le président White, par un travail opiniâtre, épurait lentement et transformait l’université naissante. Il avait élevé tout auprès une luxueuse demeure qui devint l’asile de toutes les distinctions ; de là, il gouvernait avec la triple autorité que lui assuraient sa lumineuse intelligence, sa raison droite et saine et son charme irrésistible.

II

Que les temps sont changés ! et combien l’on a peine à comprendre, en parcourant aujourd’hui l’université Cornell, que ces 1 400 étudiants, que ces édifices innombrables, que toute cette richesse et toute cette science soient l’œuvre de vingt-cinq années. Plus d’utopies ni d’excentricités, mais un ton sérieux et laborieux que l’on constate bien vite. Il n’y a pas ici de jeunes fainéants ; il y a des riches et des pauvres, mais tous étudient ; il est resté quelque chose des nobles efforts du fondateur ; il est resté un esprit d’ordre, d’économie et de travail, un esprit d’égalité et de fraternité sociales qui font de Cornell la plus franchement américaine des universités transatlantiques. Lui, il dort son dernier sommeil au milieu de toutes ces belles choses dont, après tout, on lui est bien redevable, car s’il n’en est pas directement le créateur, il a su les inspirer et sa générosité les a rendues possibles ; il a eu la bonne volonté et le dévouement. Et c’est pourquoi chaque année, au jour anniversaire de sa naissance, des fleurs sont répandues sur sa tombe et des honneurs sont rendus à sa mémoire. D’autres bienfaiteurs ont suivi son exemple ; plusieurs édifices portent le nom d’un M. Sage dont la générosité fut sans bornes ; il faut citer aussi M. Barnes, de New York, l’éditeur bien connu, et enfin le président White, qui ne s’est pas contenté de donner son temps et sa peine.

Grâce à tous ces dons (un legs considérable fait actuellement le sujet d’une contestation qui a été portée devant les tribunaux), l’université peut appliquer ses ressources à diminuer les dépenses de ses étudiants ; ils ne payent pour l’enseignement que 375 francs, et leur logement et leur nourriture leur coûtent 1 000 à 1 500 francs. Le total peut varier de 1 500 francs à 2 250 francs. Pour chaque dollar que dépense un étudiant, l’université en dépense quatre ; elle est donc en droit d’exiger de lui ce qu’on n’exige ni à Harvard, ni à Yale : une conduite irréprochable et un travail suivi ; 94 professeurs composent le corps enseignant : les matières inscrites au programme sont ; la littérature, la philosophie, les sciences, l’agriculture, l’architecture, les sciences industrielles, la mécanique, l’histoire, les sciences politiques, le droit, la médecine, les langues vivantes, la pédagogie, les finances, le dessin. En plus de cela des conférences sur les sujets les plus variés sont données tous les ans par les spécialistes en renom. Le choix des études est aussi libre que possible ; chacun se débrouille ; on peut même être admis à faire un stage de deux ans seulement, à suivre les cours sans passer d’examens. Bref, tout ici est organisé en vue de ces strugglers for life qui marchent sur les traces d’Ezra Cornell. On leur offre des bourses qu’ils enlèvent au concours ; on vient à leur secours quand ils le méritent, et surtout, on les arme pour la lutte à l’aide de tout ce que les siècles passés ont accumulé de connaissances dans l’esprit des hommes et de tout ce que le présent siècle a mis de puissance entre leurs mains. Mais ils y trouvent plus encore : ils y trouvent un milieu social distingué, une atmosphère saine ; ils y prennent des habitudes de bon aloi et ils en sortent non seulement bien instruits, mais bien élevés ; cela, j’ai déjà dit à qui ils le devaient.

L’université est unsectarian, comme le gouvernement, mais elle est chrétienne comme lui. Dans la chapelle, tous les cultes chrétiens sont admis à tour de rôle et on y entend parfois des prédicateurs catholiques. Environ 500 étudiants appartiennent à la Y. M. C. A. ; en plus, les baptistes, les méthodistes, les presbytériens et les catholiques ont leurs associations particulières qui témoignent d’un sentiment religieux très vivace.

Beaucoup d’étudiants vivent en bas, dans la ville ; d’autres habitent les dormitories ; d’autres encore sont groupés dans les jolis cottages des sociétés secrètes, une institution singulière dont je n’ai pas encore parlé. Enfin 138 étudiantes demeurent dans un grand bâtiment qui leur est spécialement destiné, et il ne semble pas que cette éducation mixte ait donné le moindre souci aux administrateurs ni au président.

III

Les bâtiments universitaires sont situés sur une haute colline que bordent deux gorges sauvages, boisées, où coulent des cascades indéfinies. Le sommet de la colline forme un plateau d’où la vue s’étend sur le lac Cayuga et sur la gracieuse petite ville d’Ithaca. Une première rangée de bâtiments dessine la crête de la colline ; ce sont des masses carrées, grisâtres, sans caractère ; à l’entour, des constructions plus modernes, la chapelle, le joli hall de la Y. M. C. A., puis le collège des jeunes filles, le gymnase, une bibliothèque en construction, où 240 000 volumes trouveront place,… enfin des chalets de toutes les tailles et de tous les styles, et pas une clôture. Ces demeures sont posées sur un tapis de gazon parsemé d’arbres ; c’est une communauté, un phalanstère.

La maison du président White (on continue de le désigner ainsi, bien qu’il se soit démis de ses fonctions en 1885, pour raison de santé) domine encore tout cela. De mes fenêtres j’embrasse l’ensemble ; j’aperçois le champ de foot-ball, le bout du lac et toute la vallée. Un joli carillon bien cristallin se fait entendre matin et soir, et ce sont alors des processions d’étudiants qui se croisent en tous sens avec des livres sous les bras et un paletot jeté sur les épaules. Quand vient la nuit, le lac disparaît ; des lumières innombrables scintillent et une lueur de clair de lune monte de la ville, où l’électricité brille dans de gros globes blanchâtres.

IV

Un grand drapeau qui flotte au sommet du gymnase indique qu’il y aura exercice militaire tantôt. Il en est ainsi trois fois par semaine pour les freshmen et les sophomores, qui seuls y sont astreints. On est occupé, quand nous arrivons, à enlever les appareils ; tous sont mobiles, de sorte que le gymnase se transforme en une immense salle d’exercice. Les jeunes gens arrivent peu à peu en uniforme : pantalon bleu, à bande blanche, dolman bleu, casque blanc. Ils sont 600, placés sous le commandement d’un lieutenant de l’armée régulière, nommé pour trois ans. On donne ces quasi-sinécures aux officiers qui ont besoin de repos à la suite de quelque dur travail ou de quelque expédition lointaine. Le lieutenant commande en chef ; c’est le colonel ; les autres gradés sont tous des étudiants nommés par lui. Je vois le capitaine dans « son bureau ». Il signe des ordres et pourvoit à tout avec chic et activité.

En plus de l’exercice, qui ne pouvait être bien remarquable, exécuté par de si green soldiers, il y avait, ce jour-là, la classe des P. W. Ces initiales désignent les malheureux que l’on range dans la catégorie des Physical wrecks, mot à mot les naufragés de la force physique, c’est-à-dire tous les faibles, les mous, les mal constitués,… qui travaillent à part et exécutent cette bienheureuse gymnastique d’ensemble si attrayante et spirituelle ! Eh bien, je ne trouve pas mauvais qu’elle soit indiquée comme un remède aux malades, mais, sapristi ! aux malades seulement, et n’allez pas imposer les flexions, les circumductions et les abductions à de braves jeunes gens qui ont du sang dans les veines et de l’ardeur plein leur être. Le jeune docteur Hitchcock, fils de celui d’Amherst, est ici directeur du gymnase ; il paraît un peu plus partisan de la liberté et les examens qu’il fait passer sont moins minutieux ; mais pas plus que son père il ne semble se douter que l’athlétisme c’est l’effort et que, là où il n’y a pas effort, l’hygiène peut être sauve, mais la pédagogie est imparfaite.

V

Les sociétés secrètes qui étendent sur les universités américaines leur réseau de groupes, de branches, d’affiliations, etc., sont inoffensives, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne puissent dévier quelque jour et devenir dangereuses. Mais rien n’indique jusqu’à présent de pareilles tendances ; j’en ai acquis la conviction malgré la méfiance que je ressentais à leur endroit en arrivant en Amérique. Elles ont leurs ennemis qui leur disent : « Ou bien votre secret est sérieux, et c’est mauvais ; ou bien il est insignifiant, et c’est puéril ». À quoi leurs défenseurs répondent : « Ou elles font du bien ou elles font du mal ; il faut les juger d’après leurs fruits : or elles font du bien ; donc elles sont utiles ».

La vérité, c’est que les lettres grecques à l’aide desquelles on les désigne sont les initiales d’une formule qui leur sert de devise ; dans la plupart des cas, le secret ne va pas au delà et il faut chercher l’explication de son existence dans le penchant très marqué qu’ont les Américains pour tout ce qui est mystérieux. Ces sociétés sont puissantes. Dernièrement, à Boston, l’ΑΔΦ ou bien la ΧΓ donnait une fête. Il y avait bien là 400 jeunes gens, portant à la boutonnière je ne sais quels insignes et traînés, comme la noce du Chapeau de paille d’Italie, dans un nombre respectable de voitures de louage. Ils criaient, chantaient, s’amusaient ; leur secret n’avait pas l’air de les gêner. On a fait le relevé des maisons que les sociétés grecques possèdent dans les diverses universités ; il y en a partout. J’en ai trouvé, pour ma part, jusqu’à Charlottesville, en Virginie. L’université de Michigan, où je vais me rendre en quittant Cornell, en renferme également ; il y en a à Princeton et peut-être même quelque succursale existe-t-elle au Canada. J’en ai visité deux à Amherst ; elles étaient parmi les plus confortables et ressemblaient à celles que le président White m’a montrées ici. Les chambres sont meublées avec originalité et élégance. Au rez-de-chaussée, se trouvent de grandes pièces qui servent aux soirées dansantes que donnent les jeunes gens pendant l’hiver ; ces soirs-là, je pense que les vins ne sont pas proscrits, mais il n’est pas rare, me dit le président, qu’ils aient la sagesse de s’interdire dans la maison l’usage de toute espèce de spiritueux ; c’est même une objection à l’établissement d’une cuisine et d’un eating club dans les maisons mêmes, ce que quelques-uns désirent ; jusqu’à présent, ils vont prendre leurs repas au dehors. La maison se bâtit avec les dons des anciens élèves restés membres de la société ; si une dette est contractée à cette occasion, elle est vite couverte ; en plus, il se fait un roulement de meubles cédés par ceux qui partent à ceux qui arrivent, de sorte que le prix de loyer va toujours s’abaissant. Cette organisation paraît excellente et on s’en félicite généralement ; les jeunes Américains ne supporteraient pas le régime d’Oxford ou de Cambridge ; il leur faut plus de liberté encore. Ici, l’indépendance est absolue et néanmoins ils ont l’honneur de leur société à maintenir et un chef qu’ils élisent ; rien de pareil dans les dormitories, où trop d’étudiants se trouvent réunis, sans raison, sans amitié, sans liens d’aucune sorte.

Les maisons des sociétés grecques ne contiennent guère qu’une douzaine ou une quinzaine de membres ; ils entrent par rang d’inscription. Cela n’est pas toujours facile de se faire recevoir, dans ces sociétés et le premier venu ne peut se flatter d’y pénétrer d’emblée ; bien entendu, il ne s’agit pas de savoir qui est son père, mais quel est son mérite personnel. Les liens ainsi formés durent toute la vie ; et comme l’Américain est tout ce qu’il y a de moins lâcheur, il ne délaisse pas, une fois sa fortune faite, ceux de sa société qui ont besoin d’une somme d’argent ou d’un coup de main. Le président a été membre de l’une de ces sociétés ; je l’ai tourmenté pour savoir le secret : il s’est mis à rire, mais n’a pas voulu me le dire.

VI

C’était hier jour d’élection ; divers fonctionnaires de l’État de New York arrivaient au terme de leurs mandats. Nous sommes descendus voter tous ensemble et j’ai regardé le président mettre son bulletin dans l’urne. La section de vote était installée chez un modeste épicier ; quelques surveillants volontaires appartenant aux deux partis en présence dévisageaient les votants, car il n’y a pas de cartes électorales et le seul moyen d’éviter les fraudes est de reconnaître les individus et de marquer leurs noms à mesure qu’ils se présentent. En résumé, calme complet dans les rues ; dans la presse, campagne, énergique mais ne sortant pas des bornes qu’impose la bienséance.

Une voiture nous croise ; ce sont deux fermiers des environs qui viennent aussi voter. Ils appartiennent à cette catégorie d’hommes qui ont fait l’Amérique et constituent encore sa base la plus solide, mais qu’on ne voit pas dans les villes. Il y a chez eux de l’aisance, de l’instruction et de la droiture ; rarement ils parviennent à la richesse ; leurs femmes lisent les meilleures revues et leurs filles jouent du Chopin et du Wagner. Dans un de ces intérieurs, un étranger vantait un jour je ne sais quelle alliance diplomatique comme devant être favorable au développement commercial des États-Unis. Le fermier répondit : « Nous ne devons pas oublier que Washington, dans ses instructions, nous a recommandé de ne pas chercher d’alliances avec les peuples étrangers, parce qu’il n’en pouvait rien sortir de bon et d’utile pour nous ». Cela dénote un esprit un peu étroit, mais un bon sens et une culture indéniables. Cette anecdote en dit plus long que bien des détails sur ces fermiers intéressants et originaux.

VII

Tous ces soirs-ci, on a causé élections et l’on a discuté les mérites des candidats. Mais, quand nous sommes seuls, je demande au président de me parler de l’Europe. Car, sur l’insistance de M. Garfield, il a jadis quitté sa chère université pour s’en aller représenter la République des États-Unis à la cour de S. M. l’empereur d’Allemagne. Il est à croire que la République fut rarement aussi bien représentée ; au milieu des uniformes étincelants, le simple habit noir du ministre, rehaussé par sa distinction suprême et son talent supérieur, occupa constamment une place d’honneur. Aussi, que de souvenirs intéressants évoque en lui le seul nom de Berlin et comme il trace de main de maître la silhouette de ce Bismarck, étrange et hardi, auquel il n’a manqué qu’une chose : l’intelligence de son temps

VIII

Le champ de foot-ball, situé sur le plateau, est suffisant pour les parties ordinaires ; mais pour les matchs il faut quelque chose de plus convenable : une enceinte et des tribunes. C’est ce qu’a compris un généreux donateur. (Tu feras le compte, ami lecteur, de tous les généreux donateurs dont je t’ai déjà parlé et dont je te parlerai encore, et je te prie d’être persuadé que j’en passe… des meilleurs !) Donc M. Sage a fait les frais d’un splendide emplacement sur les bords du lac. On y descend par le ravin, qui n’est qu’une suite de surprises, d’aperçus fantastiques, de cascades, de contreforts taillés dans le roc, d’arbres suspendus sur l’abîme ;… l’ennui est qu’il faut passer par un tourniquet et payer 35 cents pour en sortir et atteindre par là le lac Cayuga. Une voie ferrée suit ses rives ; lors des régates, on installe les spectateurs dans des wagons préparés ad hoc, et ces tribunes à locomotive se déplacent lentement de façon à suivre les rameurs dans leur course. Mais ce n’est pas encore la saison du rowing ; revenons au foot-ball. Un match va avoir lieu entre Yale et Cornell et on voudrait recevoir les joueurs de Yale avec quelque cérémonie À quoi l’un de ceux qui nous accompagnent objecte que ces jeunes gens se trouvent dans une période sportive très importante et sont, par conséquent, tenus très sévèrement ; l’entraîneur refusera pour eux toute espèce de repas ou de fête Il faut avouer, décidément, que cela va un peu loin à Yale et à Harvard. Cornell est plus raisonnable ; est-ce pour cela qu’on la jalouse tellement ? Quand vous parlez de Cornell à un homme d’Harvard ou de Yale, il tombe en pâmoison et ses succès manquent de lui donner un érysipèle. Rien de ridicule comme ces rivalités mesquines faites de pose, d’envie et de dépit mal déguisé.

IX

J’ai assisté tantôt à un cours sur l’art de fabriquer des villes : city making. Le conférencier a successivement passé en revue les grandes villes européennes, étudiant leur voirie, leurs institutions municipales, leurs égouts, leurs sergents de ville, leurs pompiers. Il expose, cette fois, les embellissements de Vienne et la transformation des remparts en un Ring qui fait à la capitale autrichienne comme une ceinture d’air et d’espace. Il émaille son récit d’une foule de détails pratiques dont ses nombreux auditeurs pourront bien quelque jour faire leur profit : plusieurs d’entre eux seront appelés sans doute à fonder des villes ; qui est-ce qui ne fonde pas des villes en Amérique !… Dernièrement, le gouvernement a déclaré que l’Oklahoma — une portion du territoire indien — serait « ouvert » aux colons, tel jour, à midi. Depuis une semaine, on campait sur les frontières gardées par la force armée et, quand l’heure solennelle fut arrivée, une interminable procession de charrettes, de bestiaux, de véhicules de toute sorte pénétra dans le pays. Les uns avaient amené toute leur famille, des bébés à la mamelle et des bébés en espérance, et de quoi bâtir une maison par-dessus le marché ; les autres venaient simplement avec quatre piquets et un revolver. On s’arrêta en un lieu propice, où chacun s’empara à la hâte d’un morceau de sol : le premier soir, la ville nouvelle n’était qu’un vaste campement ; la semaine suivante, elle avait des rues et une municipalité ; au bout d’un mois, son hôtel de ville était construit. Elle s’appelle Guthrie ; on vendait, à New York, sa photographie à l’âge de 12 heures, de 8 jours, de 3 semaines et de 2 mois. Ces choses — est-il besoin de le répéter encore ? — ne se passent que dans l’Ouest indéfini et sauvage, bien au delà de Chicago et du Mississipi. Quand on raconte de semblables anecdotes, on ne devrait jamais se permettre, comme l’ont fait certains auteurs, d’en transporter le théâtre dans la portion civilisée des États Unis C’est bien ici le cas de dire : vérité au delà du Mississipi, erreur en deçà.

X

Nous avons quitté Cornell aux rayons de la lune, qui mirait dans les eaux du lac Cayuga « son éventail d’argent ». Nous avons traversé les rues de Buffalo, franchi de nouveau les rapides du Niagara et nous voici tout près d’Ann Arbor, d’où nous gagnerons demain Chicago. Je n’ai jamais rien vu de plus désespérant, de plus endormi, de plus lugubre qu’Ann Arbor ce jour-là. Une petite pluie glacée tombait du ciel où circulaient très lentement, tout près de terre, des nuées grises et lourdes. Les rues étaient désertes ; quelques boutiques montraient par-ci par-là leurs étalages inattrayants ; et il n’y avait ni enfants, ni chevaux, seulement une ou deux étudiantes, la serviette sous le bras, rentrant du cours et parlant cosinus et tangente. C’était si triste, si plat, si mort qu’une grande affiche indiquant un prochain match de foot-ball entre l’université et Albion College me fit l’effet bienfaisant d’un verre de whiskey et chassa l’ombre menaçante du spleen.

Je n’ai pas encore dit qu’Ann Arbor est le siège de l’université de Michigan, qu’on y chassait les animaux sauvages il y a soixante ans et que 5 000 étudiants y travaillent aujourd’hui. J’ajouterai que l’instruction y est presque gratuite, que le budget des dépenses s’élève annuellement à un million, que l’État de Michigan solde ces dépenses et que les particuliers ne font pas de legs, tant il est vrai, partout et toujours, que l’assistance officielle paralyse les générosités des individus. Les seuls bienfaiteurs furent, qui le croirait ?… les Indiens. On comptait encore avec eux, en ce temps-là, et on ne les traitait pas comme un troupeau de chiens. Ils consentirent à détacher un morceau de leur territoire pour doter l’université ; peut-être quelque chef espérait-il, par là, fléchir le ciel et obtenir pour sa tribu les privilèges que donnent aux blancs la connaissance de mille choses cachées et le pouvoir de lire dans les grands livres. Mais il espérait en vain. Aucun Peau-Rouge n’a jamais suivi les cours à Ann Arbor.

La gratuité ou la presque gratuité de l’enseignement supérieur serait un grand danger partout ailleurs qu’en ces États de l’Ouest où le « chauffage à outrance » est une véritable nécessité. Que de temps perdu à rattraper, et dans un pays où le temps coûte cher ! Les États de l’Est ont une avance considérable et, pour soutenir la rivalité, il faut susciter les talents, les forces ; l’argent, on se le procure aisément, mais la science, cela ne s’improvise pas ! Imaginez que les départements français jouissent d’une certaine autonomie ; que la moitié de ces départements aient, pour une cause quelconque, été tenus en dehors des progrès du siècle et ne soient guère plus avancés qu’au temps de Napoléon Ier. Quelle course au clocher ce serait !

Notre première visite, sous la conduite de l’aimable président Angell, a été pour la clinique dentaire. Dans une immense salle, peuplée d’environ cinquante fauteuils articulés, les apprentis dentistes se font la main en opérant gratuitement tous les amateurs ; ils se soignent entre eux et soignent aussi le voisinage. Le professeur va de l’un à l’autre, donnant des explications et des conseils. Une odeur caractéristique, faite de toutes les drogues imaginables, emplit la salle et on les voit tous, penchés sur leurs clients avec un intérêt féroce, tripotant, tapant, raclant, grattant. Des femmes aussi travaillent : dans les familles où elles trouvent ensuite des places d’institutrices, on apprécie qu’elles puissent au besoin donner quelques soins aux enfants C’est égal ! c’est drôle de venir dans une université pour en sortir bachelier ès dents.

La bibliothèque est semi-circulaire : au centre, une statue colossale représente le Michigan sous les traits d’une République sauvage. Nous entrons ensuite dans les divers laboratoires, où hommes et femmes se livrent à la préparation de mélanges asphyxiants, puis dans le musée chinois. M. Angell a résidé en Chine je ne sais dans quelles circonstances, et l’empereur, dont il est connu, a fait don à son université de tout ce qui composait la section chinoise à la dernière exposition de la Nouvelle-Orléans. Le Mikado porte le deuil de son cousin le roi de Portugal ! L’empereur de la Chine fait des cadeaux aux universités américaines !… il n’y a plus d’enfants !

Les maisons d’Ann Arbor sont toutes semblables ; dans chaque maison il y a deux ou trois étudiants ; c’est l’industrie, ici comme dans les villes pédagogiques d’Allemagne, de loger des étudiants. Ils sont pauvres et ambitieux et piochent dur C’est singulier comme le cachet germanique est visible, sur toutes choses ; on sent la bière et la choucroute, et, en effet, il y a beaucoup d’émigrés allemands tout autour. Quant aux étudiantes (au nombre de 300), elles ont l’allure délibérée, la démarche sceptique et l’air d’abominable sang-froid des nihilistes russes Mais, bah ! tout cela, ce sont les impressions d’un jour de pluie.

XI

Le lac Michigan déferle furieusement sur les jetées de bois qui consolident ses plages sablonneuses ; la houle emplit l’horizon ; on ne voit au loin que la cheminée marquant l’entrée du tunnel sous-marin que Chicago s’est creusé pour avoir de l’eau plus pure, car cette masse liquide que la tempête secoue, c’est de l’eau douce ; ces vagues formidables ne sont point celles d’un océan. On a de la peine à se faire à cette idée et l’on se demande si la Reine des Prairies ne s’est pas subitement transportée au bord de la mer.

Elle n’est plus si aisément transportable qu’au temps où l’incendie la dévora. « Chicago a brûlé, m’a-t-on dit quand j’avais huit ans, il ne reste rien, rien !… » et j’avais gardé une sorte de souvenir de cette catastrophe fantastique, surhumaine Ah bien ! Chicago ne ressemble guère à une ville qui a brûlé tout entière il y a dix-neuf ans ; ses rues immenses sont bordées de palais aux puissantes assises, aux pilastres de marbre ; tout y a l’air si fort, si solide, si définitif qu’on lui forge un passé et des souvenirs historiques et que, pour un peu, on demanderait le chemin du palais royal. Il y en a un, d’ailleurs, où règne en souverain indiscuté Sa Majesté l’Argent. C’est le Board of Trade, « la Bourse du commerce » ; on nous avait bien recommandé d’y entrer pour voir « l’agitation ». C’est vrai qu’on y mène un tapage infernal et que le spectacle est impressionnant. Mais il en est à peu près de même dans tous les grands centres d’affaires, tandis que, nulle part, le cadre n’est aussi grandiose. Ce board of trade, avec ses colonnes cyclopéennes et ses hautes fenêtres à vitraux, a un aspect de temple, de palais exotique et l’on cherche des yeux l’idole, le grand lama, le trône

Et, autour du souverain, il y a la cour, avec son cortège obligé de favoris et de courtisans, dont les moindres gestes intéressent le public, dont les moindres paroles sont répétées, dont les moindres pensées sont drainées. Un journal américain intéresse toujours ses lecteurs en leur parlant de ces heureux du jour et surtout en leur donnant le chiffre de leurs revenus. Le millionnaire est le type, l’idéal ; il constitue pour les jeunes ce qu’était Roland au moyen âge ou Lauzun sous Louis XIV. On lui prête une sorte de pouvoir mystérieux et, quand la fatalité l’écrase, il y a comme une stupeur générale : c’est ce que traduisait dernièrement un reporter en inscrivant en tête du récit d’une catastrophe ces mots étrangement philosophiques : « Un millionnaire brûlé vif ! tous ses millions n’ont pu le sauver ! »

De quel abaissement moral et de quelle pourriture une société où l’argent exerce un tel empire ne devrait-elle pas porter l’empreinte, selon la logique européenne ? Eh bien, non ! Cette société de Chicago aime les belles choses, elle vibre au contact des sentiments nobles, elle poursuit son achèvement moral en même temps que son enrichissement ; elle monte, en un mot. Lisez le livre de M. de Varigny sur les Grandes Fortunes aux États-Unis ; il fait passer devant vos yeux les principaux millionnaires du siècle ; il décrit leurs débuts pénibles, leur entêtement, leurs vies agitées et, quand il arrive à l’instant du triomphe, où l’homme fixe la fortune, le type est toujours le même : un peu sceptique, un peu autoritaire, un peu bourru, mais donnant généreusement, secourant les malheureux, fondant des écoles, des hôpitaux ou des musées ; tel est le millionnaire américain.

Il y en a un, tout près d’ici, dont le nom est universellement connu : Pullmann, le constructeur et, je crois, l’inventeur des fameux wagons-lits appelés de son nom les Pullmann cars. Il ne s’est pas contenté de faire une fortune colossale et d’employer 5 000 ouvriers dans ses ateliers ; tout ce que la philanthropie la plus savante et la plus délicate lui a suggéré pour améliorer leur sort, il l’a fait. Le patronage qu’il exerce ressemble à celui qu’exercerait chez nous un grand industriel s’inspirant des mêmes principes : il y a seulement cette différence que rien n’est demandé à l’ouvrier en retour de ce qu’on fait pour lui et qu’il est traité en égal, comme il convient entre citoyens américains Cette ruche de travailleurs est située à trois quarts d’heure en chemin de fer du centre de la ville : on traverse, pour l’atteindre, de vastes espaces inhabités ; mais n’importe ! c’est toujours Chicago ! À l’aide de ce subterfuge un peu ridicule, on est arrivé à compter près de 1 500 000 habitants ; en réalité, il y en a plus de 900 000, ce qui est déjà gentil pour une cité aussi jeune !

Arrivés à destination, nous parcourons les divers ateliers, les fonderies avec leurs fournaises, leur métal incandescent et le bruit des lourds pilons, les menuiseries où les cars se construisent peu à peu en glissant sur les rails, d’un ouvrier à un autre, les ateliers d’ébénisterie, de peinture, de tapisserie, de lingerie ; car tout se fait ici et, quand les cars sortent de l’usine, il n’y a plus qu’à monter dedans. Puis nous visitons la banque, les écoles, le théâtre, la bibliothèque, les églises des différents cultes. Quant aux maisons d’habitation, il y en a de toutes les tailles et de tous les prix. L’ouvrier n’arrive jamais à les posséder, combinaison bien préférable à celle qui le fait devenir peu à peu propriétaire de sa demeure et dont, en Europe, on a reconnu tous les inconvénients ; mais le loyer s’abaisse, je crois, tous les cinq ans, et à la naissance de chaque enfant ; c’est une prime à la moralité et à la stabilité. M. Pullmann a aussi créé une association athlétique dont les médailles sont fort recherchées. Beaucoup d’ouvriers en font partie En Angleterre aussi, les ouvriers forment des associations athlétiques, canotent et jouent au cricket. Cela prouve donc que les plus durs métiers manuels ne remplacent pas le sport, et les personnes qui ne voient dans le sport que le mouvement physique, peuvent ainsi se rendre compte que tout un côté de la question leur échappe.

XII

Vous me pardonnez peut-être de ne pas vous en dire long sur l’université de Chicago, qui est baptiste, possède environ 700 étudiants et beaucoup de milliers de dollars, et, par ailleurs, n’a rien de bien remarquable, mais vous m’en voudriez certainement de ne pas vous mener aux Abattoirs. Paris, c’est la place de la Concorde ; Pétersbourg, c’est la Perspective Newski ; Vienne, c’est le Ring, et Chicago, ce sont les Abattoirs. Ainsi l’ont décidé les voyageurs. Mais les voyageurs se trompent parfois et j’avouerai que les belles rues de Chicago, les beaux chevaux qu’on y rencontre, l’animation brillante, les larges trottoirs et les étalages qui resplendissent me paraissent infiniment plus intéressants que les bouges ignobles où les cochons, les bœufs et les moutons sont transformés en conserves et en saucisses.

C’est fort loin, tout à l’extrémité de la ville ; après avoir changé trois fois de tramways, on arrive dans un quartier boueux, coupé de terrains vagues et peuplé de pochards. Un portique crénelé, d’aspect féodal, donne entrée dans une interminable rue bordée de parcs à bestiaux ; de longs passages surélevés servent à conduire les victimes d’un parc dans un autre ; des hommes à cheval, armés de fouets, les poussent devant eux. Un peu au delà, des bâtiments de brique : la banque, les restaurants, les bureaux ; des petits chevaux à longs poils portant de lourdes selles mexicaines sont attachés là, pendant que les cowboys tripotent de l’argent ou avalent du whiskey. En approchant des abattoirs, c’est un désordre sans pareil ; des locomotives passent entre les maisons ; on aperçoit des troupeaux sur les passerelles à 30 pieds en l’air. Une odeur nauséabonde filtre à travers les murailles de bois des « maisons de carnage ». À l’intérieur, le sang ruisselle et des fumées chaudes tournoient au plafond. On grimpe après des échelles immondes, on est éclaboussé à chaque instant, et, là-bas, les cochons continuent de tomber dans l’espèce de piscine où on les lave et d’où, ensuite, on les retire pour les « parer ». Après quoi, ils s’en vont sécher dans de longues galeries lugubres. Tout cela se fait très en hâte, comme si la ville allait être menacée d’une grande famine !

XIII

Chicago s’illumine : l’électricité bleue ou jaune brille de tous côtés ; on dîne en musique dans les hôtels, et les théâtres ouvrent leurs portes. C’est l’heure du repos pour l’homme occupé que les entrevues, les rendez-vous, les affaires ont tenu tout le jour enfermé dans une muraille de faits ; il a calculé, supputé, raisonné, et le voici maintenant qui sort du nuage de poussière dans lequel il a vécu ; il donne un dernier regard à ses paperasses, expédie un dernier visiteur, écoute une dernière doléance et, constatant joyeusement qu’il a fini sa besogne de vingt-quatre heures, il s’en va se délasser à une table luxueuse, à quelque spectacle gai, à quelque fête brillante. Sa femme, elle aussi, a passé sa journée dans le pratique et l’immédiat ; elle s’est occupée de ses enfants, de sa maison, de ses œuvres et, aux visiteurs qui se présentaient, elle a fait répondre cette phrase si simple et qui, chez nous, paraîtrait si incorrecte : Mrs *** begs to be excused. Elle vous prie de l’excuser ; elle n’a pas le temps de bavarder avec vous ; elle n’est pas libre. Et s’il lui reste un peu de loisir ce sera pour lire les revues, les journaux, se tenir au courant des événements et des découvertes. Elle jouit de cette vie qu’elle aime ; la fortune lui sourit et demain peut-être ce sera la ruine ; elle le sait et ne s’en inquiète pas. La femme qui fait son service est son égale ; elle n’en doute pas et ne s’en étonne pas. Rarement, dans ses prières, elle demande quelque chose à Dieu ; elle lui rend hommage parce qu’elle croit en lui, mais l’idée ne lui vient pas de l’intéresser à son bonheur. Le mari, lui, partage cette croyance un peu platonique ; il sait qu’il a une mission à remplir en ce monde et cette mission, il vous la définit en trois mots : être honnête, charitable, et faire des affaires ; moyennant quoi, Dieu sera content.

Après tout, c’est un idéal, cela ! seulement, nous autres Européens, nous avons de la peine à le comprendre. La Grèce a poursuivi la perfection de l’individu par l’harmonie de ses diverses facultés. Le moyen âge a prêché l’ascétisme, c’est-à-dire l’âme asservissant le corps, son ennemi supposé ; ensuite, a paru l’idéal militaire, et maintenant, c’est l’activité qui domine. En somme, qu’on se batte contre les choses, contre les hommes, contre les événements ou contre soi-même, c’est toujours une lutte et la lutte est noble[1].

XIV

Faire des affaires pour soi, cela n’exclut pas d’ailleurs un dévouement profond au bien public. Cet homme occupé n’a pas été égoïste depuis sept heures du matin jusqu’à sept heures du soir ; il a mené son usine, donné des ordres à ses correspondants, joué à la bourse ; mais, en plus de cela, il a siégé dans des commissions, parlé en public, fondé de ces œuvres d’initiative privée qui prospèrent si rapidement. Le mouvement des idées n’est pas inférieur au mouvement des affaires et les savants eux-mêmes (car il y en a) sont emportés par le tourbillon. On imprime tout, on publie tout, on a soif de progrès scientifique. Des documents insignifiants sont mêlés à des études de premier ordre ; des renseignements puérils sont joints à des statistiques du plus haut intérêt ; on ne sait pas choisir, on veut tout embrasser, tout savoir Un brave professeur, dans un meeting, demande au pays une trentaine de millions pour fonder une université monstre où, à l’aide de traitements invraisemblables, on réunira les maîtres les plus en renom du monde entier. Comme le bon sens perd rarement ses droits, l’auditoire se rend compte que le projet est chimérique et ne l’adopte pas. Mais l’orateur a donné la note de toutes les ambitions, de toutes les ardeurs, de tous les désirs de cette société dévorée de zèle, qui veut s’approprier tout ce que l’univers possède et surtout tout ce qu’il sait ! Voilà ce qui fait de Chicago la vraie capitale de l’Amérique ; c’est qu’elle est le centre de l’américanisme, qui n’est pas, comme on se le figure trop souvent, une folie transitoire, un détraquage social, ou bien un accès d’exubérance juvénile, mais, qui représente une phase parfaitement logique et déterminée de l’évolution humaine. L’américanisme est le résultat d’une triple combinaison de race, de sol et d’époque ; il a fallu le sang anglo-saxon, le continent immense et fertile, le siècle savant et chercheur, pour le produire. Il envahit peu à peu. Les Canadiens n’échappent pas à son influence ; les États du Sud, que l’abolition de l’esclavage a ruinés, revivent par son souffle ; les contrées lointaines, la République Argentine, le Chili, lui confient leur avenir ; et, de même que la météorologie nous annonce les bourrasques qui nous viennent de l’ouest à travers l’Océan, de même des symptômes nombreux font pressentir sa venue dans nos vieux pays d’Europe. Déjà il nous a transformés, nous autres Français, d’une façon bien plus profonde que nous ne le supposons. Il détruit nos légendes, il bouleverse nos sentiments, il trouble notre vue, mais il est impuissant contre les âmes, contre les patries et contre Dieu. C’est simplement un état nouveau, sous lequel on peut, comme sous tous les états, tendre à la perfection ; une force, que l’on peut, comme toutes les forces, comprendre, régir et utiliser.

XV

Quand les brumes jaunâtres se promènent dans les rues, Chicago ressemble à Londres. Saint-Louis ressemble à Chicago avec une nuance de laisser-aller et quelque chose de moins posé, de moins puissant ; son essor semble lent et pénible, comme le cours du fleuve qui transporte ses navires. Le Mississipi en cet endroit roule ses flots sablonneux entre des berges plates dont rien n’interrompt les lignes monotones. Sa largeur n’est pas considérable et il porte aussi mal que possible son titre de Père des Eaux.

Deux universités se partagent la jeunesse studieuse de Saint-Louis. L’une, la plus ancienne, appartient aux jésuites ; elle date de 1832 et tout récemment s’est transportée dans de beaux édifices gothiques élevés avec le produit de la vente des terrains qu’occupaient les anciens bâtiments, au centre de la ville. Les élèves viennent chaque jour à huit heures et demie ; les catholiques assistent à la messe, et c’est, bien entendu, la majorité. Ils sont libres à deux heures ; c’est la même organisation qu’au Boston College et je retrouve aussi la même indifférence à l’égard des jeux, des associations, de la vie universitaire. Les élèves qui sont cette année 425, appartenant aux classes préparatoires et à l’université proprement dite, se groupent s’ils le désirent pour ces divers objets. Mais leurs maîtres s’en désintéressent ; ils ne prêtent leur concours qu’à une société littéraire et à une congrégation de la sainte Vierge.

L’université Washington est plus entreprenante. Elle a été fondée en 1853 et on l’a inaugurée en 1857. Depuis cette époque, elle s’est accrue d’une faculté de droit, d’une école polytechnique, d’une école des beaux-arts et d’une école de botanique. Elle a aussi trois annexes : la Smith Academy, qui est une école préparatoire pour les garçons, le Mary Institute, pour les filles, enfin le Manual Training School, destiné à former des « ouvriers supérieurs », c’est-à-dire des forgerons, des charpentiers, des ébénistes qui sauront également l’algèbre, la géométrie, les sciences physiques, l’économie politique, l’histoire et la géographie, et qui manieront leur langue aussi facilement et aussi élégamment que le bois et le fer. Les fondateurs de cette institution ne paraissent pas avoir voulu donner à des ouvriers une teinture littéraire et scientifique, mais, bien au contraire, donner à des étudiants l’habitude des travaux manuels. C’est, à leurs yeux, le moyen de rendre l’éducation « plus symétrique » ; ils cherchent ainsi à relever moralement le travail manuel et à le mettre presque sur le même rang que le travail intellectuel. Il y a une forte dose d’utopie dans leurs déclarations et un peu d’obscurité ; on a multiplié les explications et les détails dans le prospectus, sans arriver à donner une idée bien nette du but poursuivi, et cependant il est certain que le Manual Training School répond à un courant ; l’avenir établira si ce courant correspond à un besoin. Les universités ouvrières existent déjà ; on peut donner ce nom à ces sociétés anglaises qui ont prospéré si rapidement et qui répandent partout la haute culture, jusqu’ici réservée aux classes privilégiées. Elles accomplissent une œuvre de vraie et saine démocratie et, d’autre part, il y a longtemps que, dans les écoles anglaises, on met des outils et des instructeurs à la disposition des élèves, afin qu’ils sachent remuer leurs doigts. Je trouve cela excellent, mais aller au delà, c’est tomber dans l’exagération.

L’école des beaux-arts à l’université Washington est la plus remarquable de ce genre que j’aie vue en Amérique, Il est vrai qu’elle est entre les mains d’un véritable artiste, qui n’a pas seulement pour l’art cette admiration un peu béate et irraisonnée de certains enrichis, mais qui possède l’instinct et le goût des belles choses. Quand il achète un de nos tableaux pour son musée naissant, il sait fort bien pourquoi il l’achète et quel parti il en tirera ; mais il ne se borne pas aux tableaux. Il a rapporté de Dijon une cheminée monumentale d’un style assez pur et, sous sa direction, ses élèves l’ont réparée ; puis ils lui ont assorti des meubles de toute sorte, un plafond, des boiseries, des portes et l’appartement complet ainsi formé a, ma foi, très bonne tournure !

XVI

Je me suis amusé à faire le relevé des diverses professions embrassées par les élèves du Manual Training School. Sur les trente qui composaient la promotion de 1884, il y en a cinq ingénieurs, onze dans les affaires, quatre dans l’enseignement ; deux sont ouvriers ; les autres exercent les métiers les plus divers, commis voyageurs, fermiers, employés de commerce Quelques-uns ont poussé plus loin leurs études libérales.

L’université Washington, avec ses annexes, représente une population de 1 400 élèves ; elle deviendra sans doute un centre intellectuel de premier ordre. Jusqu’ici, on ne s’est pas préoccupé de la loger magnifiquement ; elle a ce qu’il lui faut, y compris un gymnase, mais elle ne paye pas de mine et paraît tenir avant tout à la valeur de ses diplômes, ce qui est d’un bon augure. Par là, elle se rapproche quelque peu des universités du Sud et de l’Ouest, où toutes les forces et toutes les ressources sont tournées vers la science ; tendance heureuse, si toutefois la multiplicité des connaissances ne nuit pas à leur profondeur !

XVII

Ce matin, nous avons passé l’Ohio. Le train parcourt une région d’aspect assez misérable : des villages sont disséminés à droite et à gauche : aux stations, des nègres et des négresses revêtus de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel viennent nous adresser quelques grimaces. Tous les mêmes, ces villages : un grand bazar à toit plat, un hôtel, des chevaux sellés. Puis les bois reprennent, coupés de prairies à longues herbes. Des lianes commencent à enserrer les arbres. Dans le car, on cause ; les gens ont l’air plus aimables et moins affairés. Le domestique nègre est plein de prévenances ; il vient nous offrir ses services de temps à autre, me demande mon âge, s’enquiert s’il y a des wagons-lits en France, et, le soir venu, au moment où le train s’arrête, prononce avec un bon sourire hospitalier, ces mots longtemps attendus : New Orleans ! Louisiana !

  1. Dans une ville d’Amérique où j’ai passé deux semaines, j’étais piloté les premiers jours par un Français fixé dans le pays par son mariage. « Nous déjeunerons à l’Union Club, me dit-il un matin, en manière de programme, et puis mon ami Williams nous fera voir ses chevaux de course qui sont au Pavillon des chasses, hors de la ville. » Avant de déjeuner à l’Union Club, nous allâmes prendre l’ami Williams. Il vendait du madapolam dans une petite rue pleine de boutiques, de réclames et de mouvement. La devanture ressemblait à toutes les devantures ; le nom de Williams and C° s’y étalait en lettres d’or ; l’intérieur était vaste, en forme de galerie, avec des comptoirs très longs, beaucoup d’employés, quelques acheteurs et des piles invraisemblables de tous les madapolams existant à la surface du globe. À droite, en entrant, se trouvait la caisse ; assis sur un siège mobile, très élevé, un jeune homme d’environ trente ans, élégamment vêtu, l’air distingué, donnait des acquits ; il leva les yeux, nous salua d’un sourire et continua sa besogne, non sans dire à mon compagnon entre deux signatures : « Superbe journée hier ! mon cheval a sauté magnifiquement. » — L’image de ce cheval de prix sautant ces comptoirs et ces piles de madapolam me resta longtemps dans l’esprit.