Universités transatlantiques/Chapitre IV

Librairie Hachette (p. 129-187).

canada britannique

et

canada français

I

Montréal est en quelque sorte le terrain de transition où les Anglais et les Français se rencontrent sans se mêler. Les deux races ont imprimé à la ville un peu de leur cachet distinctif et en plus le voisinage des États-Unis lui a donné quelque chose de yankee, d’inachevé par conséquent et de fiévreux. Du haut du Mont Royal, transformé maintenant en un parc splendide, nous contemplons le panorama qui s’étend à nos pieds. Sur l’immense Saint-Laurent, le fameux pont Victoria semble un fil tendu ; au delà reprend la plaine semée de villages. Le long du fleuve, la ville est assise ; des lignes d’arbres séparent les maisons et dessinent les avenues ; d’innombrables clochers surgissent de tous côtés, églises, couvents, séminaires, qui vont s’enrichissant toujours et constituent l’un des dangers de l’avenir. Cette formidable puissance financière correspond, cela va sans le dire, à un despotisme moral plus grand encore. Les Canadiens-Français sont les humbles esclaves de leur clergé et de leurs congrégations, et s’il est juste de dire que le clergé et les congrégations sont à l’abri de toute attaque en ce qui concerne les mœurs et la vénalité, il est également juste d’ajouter qu’ils dirigent la politique assez mal et qu’ils enchaînent les esprits en prétendant les guider. Leur domination pèse lourdement sur une partie de la population que les travaux de la terre ne suffisent plus à charmer, et qui prendrait volontiers sa part du mouvement littéraire et scientifique universel. Cette issue lui est fermée et c’est alors vers l’activité commerciale et financière qu’elle se tourne. On fait des affaires, au Canada, ou plutôt l’on rêve d’en faire, car l’on n’y parvient guère ; c’est là le débouché de l’intelligence et les Canadiens sont bel et bien des coureurs de dollars. Leur littérature est en enfance, leur presse est incolore ; mais ils savent calculer, supputer, escompter à la façon du paysan normand, dont ils ont les instincts aussi bien que l’accent.

II

Leur bon sens et leur persévérance — deux qualités maîtresses chez eux — leur ont servi jadis à se défendre contre l’envahisseur, et quand on compare leur puissance numérique d’aujourd’hui avec ce qu’ils étaient au lendemain de la cession du Canada à l’Angleterre, quand on se souvient de la manière dont ils furent traités, des cruautés exercées contre eux, des injustices qu’ils eurent à subir, on ne peut qu’admirer le résultat obtenu par eux après une lutte faite d’habileté, de patience et d’entêtement. Ils surent merveilleusement utiliser les moindres concessions, profiter des circonstances les plus insignifiantes, gagner du terrain par tous les moyens possibles. Deux fois, dans les mauvais jours, les États-Unis vinrent à eux pour les conquérir et les émanciper ; et deux fois ils s’unirent à leurs persécuteurs pour repousser cette émancipation qu’ils jugeaient dangereuse autant qu’attrayante. On chercherait vainement dans l’histoire du monde un second exemple d’un esprit politique aussi remarquable. À présent, ils jouissent d’une entière liberté ; le gouvernement fédéral, infiniment mieux compris et mieux constitué qu’il ne l’est aux États-Unis, répand sur eux ses bienfaits. Aidés par la fécondité extrême de leur race et par les conseils intelligents d’un homme qui a entrepris une œuvre de colonisation — le fameux curé Labelle, — ils se répandent au nord et à l’ouest dans des territoires réputés inhabitables qui se fertilisent rapidement entre leurs mains ; un avenir prospère leur semble réservé ; tout serait pour le mieux s’ils ne se trouvaient pas dans un état de notoire infériorité relativement à ce qu’il y a de plus important dans la vie des peuples modernes : l’éducation.

Il ne faudrait pas en conclure que l’instruction fût négligée dans les écoles ; les écoles commerciales notamment sont bien organisées et le soin qu’on a d’y faire apprendre l’anglais aux enfants assure à ceux-ci plus tard une supériorité sur leurs rivaux britanniques, qui ne peuvent pas — ou ne veulent pas apprendre un mot de français. Mais on donne aux idées un tour forcé, qui dans la suite paralyse leur fécondité, et l’on habitue l’intelligence à se mouvoir dans un cercle étroit d’où ne peut sortir rien de grand ni d’original. Et puis, c’est surtout l’éducation qui manque ; les exercices physiques, les soins de propreté, la formation du caractère, l’usage de la liberté, tout cela pour les Canadiens ce sont des billevesées. À côté d’eux, les jeunes Anglais jouent à des jeux virils, entrent dans la vie active avec de l’initiative et de la volonté,… et le résultat c’est que tous les bénéfices sont pour eux, que toutes les affaires se font autour d’eux, que leurs idées dominent et qu’ils regagnent ainsi, à Montréal même, ce que leur infériorité numérique leur ferait perdre. Le Canadien-Français avec sa robuste santé défriche, peine, ensemence laborieusement. L’Anglais récolte. Jamais peut-être la supériorité de l’éducation anglaise n’est apparue d’une manière plus nette et plus indubitable qu’en présence de cette race aux fortes qualités qui possède tout,… sauf l’initiative et l’indépendance du caractère. Et dans la course au dollar à laquelle les Canadiens-Français ont pris goût, ainsi que je le remarquais plus haut, — ce ne sont pas eux qui arrivent premiers.

III

Au pied du Mont Royal, qui se dresse à pic au-dessus d’elle comme une palissade gigantesque, se trouve l’Université Mac Gill. On voit de la rue une belle avenue plantée d’arbres et un champ de jeu où les équipes de l’Université pratiquent le foot-ball selon les règles anglaises, différentes, ainsi que je l’ai dit, des règles américaines. Au delà apparaissent des bâtiments d’architecture très variée : un temple grec, une abside gothique, une longue façade sans ornements et quelques clochetons élancés.

L’Université Mac Gill tire son origine d’une fondation privée ; elle est semblable en cela à beaucoup de ses sœurs d’Europe et d’Amérique, et probablement c’est à ce fait qu’elle doit sa prospérité et ses succès. James Mac Gill, son fondateur, était un brave Écossais, né à Glasgow en 1744. Il émigra au Canada et se livra au commerce des fourrures, qui constituait alors la principale richesse du pays. Fixé ensuite à Montréal, il en devint l’un des citoyens les plus en vue. Lors de la guerre contre les États-Unis en 1812, il prit, malgré son grand âge, une part active à la défense et mourut l’année suivante, laissant une somme de 30 000 livres (750 000 francs) destinée à élever un collège devant faire partie de l’Université provinciale.

Ce projet d’Université provinciale gisait sur le tapis depuis dix ans ; il était peut-être un peu prématuré si l’on considère que Montréal avait alors 15 000 habitants, qu’une partie de ceux-ci demeuraient encore dans des huttes de bois et qu’en 1813 le mouvement du port se bornait à l’entrée de 9 vaisseaux par an, représentant à peine 1 600 tonnes de marchandises. Mais M. Mac Gill devinait quel rôle l’instruction publique allait jouer dans le xixe siècle et il était pressé d’en assurer le développement au Canada. Le projet fut étouffé grâce « à la vigilance et à l’énergie du clergé catholique », a dit depuis Mgr Langevin, assez aveugle pour ne pas comprendre les heureux résultats qu’il contenait en germe. Les catholiques eussent fondé de leur côté un collège ; d’autres encore se seraient élevés peu à peu et l’Université de Montréal serait devenue un foyer de science et de travail, un véritable Oxford colonial.

Il fallut se résigner à élever le collège sans l’Université ; une charte royale lui fut octroyée, mais les difficultés financières étaient grandes et l’institution, presque réduite à sa Faculté de médecine, périclita jusqu’au jour où un groupe d’hommes zélés entreprirent de la relever et d’assurer définitivement son existence.

Le gouverneur général du Canada en est le visitor. Le conseil des Directeurs, lesquels se recrutent eux-mêmes, compose avec les fellows et le principal la corporation, qui fait les règlements et confère les diplômes. Divers collèges sont affiliés à l’Université. Le Principal n’a pas des pouvoirs aussi étendus que les présidents de Princeton ou d’Harvard. Quant aux étudiants, leur nombre en 1888 était de 793, dont 105 femmes admises à suivre les cours. Il y a quatre facultés pour les arts, les sciences appliquées, la médecine et le droit.

IV

Hier, on jouait au foot-ball à Mac Gill ; aujourd’hui, il y a un match sur le terrain de la Montreal Amateur Athletic Association, mais les parties de la crosse, ce fameux jeu indien si pittoresque et si entraînant, ont cessé ; l’intérêt se reporte vers les Snow Shoes Clubs, où l’on se dépêche de tout remettre en état. Bientôt sur les pentes glacées, dans l’air ensoleillé, ou bien la nuit à la lueur des torches, les coureurs circuleront en bandes joyeuses, les pieds armés d’immenses raquettes qui glissent sur la neige ; les toboggans descendront avec une vitesse vertigineuse du haut de la montagne, et dans les rues les traîneaux se croiseront innombrables. Puis viendra ce merveilleux carnaval de glace pendant lequel les fêtes se succèdent sans interruption. Un palais transparent, dont les eaux congelées du Saint-Laurent fournissent les matériaux, s’élèvera sur une des places de Montréal et, chaque soir, on l’illuminera avec des flammes du Bengale. Comme ils l’aiment, leur hiver ! C’est pour eux l’époque des communications faciles, du bon air pur et des vrais divertissements : les plaisirs de l’été ne sont qu’un pis-aller. La neige et la gelée sont attendues avec impatience même par les vieilles dames que l’âge immobilise, et qui semblent retrouver au contact cuisant de l’hiver canadien un peu de force et de jeunesse.

Les snow shoes, mot à mot : « souliers de neige », constituent un moyen de locomotion ; le toboggan est une sorte de montagne russe La colonie anglaise trouve là matière à satisfaire ses goûts de sport. Des associations se sont constituées ; leurs jolis chalets sont accrochés aux flancs du Mont Royal, abrités derrière un repli de terrain, ou dissimulés dans les arbres. Ils comprennent des vestiaires et invariablement une salle de danse, lambrissée de sapin vernis, décorée d’étendards et de têtes d’animaux : la danse est ici annexée à tous les sports. Le Hunting Club, qui est en bas dans la ville et sert de rendez-vous pour les chasses à courre, n’a pas seulement un chenil bien rempli, des écuries, un champ de manège et dans la maison de jolies chambres et une piscine : il contient encore une salle de bal dont le parquet repose — ô raffinement ! — sur des ressorts de voiture.

Dans toutes ces associations, les quelques Canadiens-Français qui aiment les exercices physiques et le plein air trouvent généralement un accueil très sympathique, mais on n’y parle qu’anglais et tout ce qui est anglais domine.

V

En villégiature, sur les bords du lac Chambly.

La maison est une grosse masse de granit aux murs solides ; un poêle immense ronfle au pied de l’escalier et, quand nous rentrons le soir un peu moulus de nos excursions en bog board, le feu, les bougies, la nappe bien blanche, toutes les choses de chaque jour semblent plus brillantes et plus confortables. Je n’ai jamais vu écrit le mot que je viens d’employer, mais la première fois qu’il a frappé mes oreilles je n’ai pas eu le moindre doute relativement à son étymologie : bog, fondrière, — et board, planche. C’est bien cela : une voiture pour aller dans les fondrières et composée d’une simple planche. Vous voyez la chose d’ici ! Point de ressorts, bien entendu ! On tient comme on peut et le trot sans étriers n’en saurait donner qu’un lointain avant-goût. Dire que ce n’est pas amusant, ce serait mentir. Au début, les secousses semblent pénibles ; à la longue, on s’en fatigue probablement, mais une journée de bog board avec un cheval qui file bien, du soleil et du vent, c’est un sport de première classe. Le bog board est une voiture d’été. Quand la neige a fondu, elle découvre des routes invraisemblables, que la pluie et la sécheresse transforment tour à tour en océans de boue et en ornières gigantesques ; ajoutez-y des quartiers de roches, des cavités insondables, des ruisseaux égarés, des affaissements de terrain et vous aurez une idée des routes canadiennes.

Nous venons de traverser un pont de bois, sorte de galerie vermoulue, et couverte, ornée aux deux extrémités par un portique grec grossièrement taillé. En dessous, il y a des rapides ; sur l’autre rive, un village, puis sur une pointe avancée où pousse un maigre gazon, les ruines du fort Chambly se dressent solitaires et grandioses ; les souvenirs qu’elles évoquent sont tout français et cela semble un déshonneur ce nom du marquis de Lorne gravé sur une plaque de marbre, qu’on a encastrée dans les bastions le jour de sa visite. Ce fut un beau jour cependant pour l’homme de cœur qui s’est constitué le gardien de ces ruines et a fini, à force de sollicitations, par y intéresser le représentant de la reine. Il n’en serait rien resté sans son intervention patriotique. Dans l’intérieur du fort, il s’est aménagé un logement qui est en train de devenir un véritable musée ; puis il a creusé, fouillé la terre, retrouvé des fondations en même temps que, de ses propres mains, il cimentait les pierres effritées. Sa joie, c’est de montrer tout cela aux Français trop rares qui viennent le visiter.

En route, de nouveau, à travers une plaine immense où courent des bestiaux ; le bruit des rapides s’est perdu derrière nous. Sur le bord du chemin, quelques maisons dont les cheminées fument ; là-bas, un clocher terminé par un potiron comme ceux des églises bavaroises : le potiron est recouvert de fer-blanc et cela brille comme un soleil. Plus loin, nous achetons des pommes à un vrai Normand qui ne veut pas se compromettre en nous disant si l’année a été bonne ou mauvaise : « Pour une année qu’y aurait des poumes, y en a point ; mais pour une année qu’y en aurait point, y en a ! » — Un petit manoir d’aspect très coquet vient à nous, enchâssé dans un semblant de parc. Le propriétaire est un échappé d’Europe, qui a voulu reproduire ici quelques-unes de nos élégances campagnardes ; mais, à présent, il en a lui-même perdu le goût ; ses corbeilles de fleurs sont envahies par les ronces ; ses allées de gravier sont boueuses et irrégulières ; et l’eau de la petite cascade artificielle a renoncé à couler droit, ses gouttelettes s’en vont chacune de leur côté.

La montagne en pain de sucre que nous apercevions depuis longtemps se laisse enfin approcher : elle est toute seule dans la plaine ; ses bords sont escarpés et, à mi-côte, adossée au rocher, une interminable construction de bois étale ses fenêtres closes, ses promenoirs solitaires et ses balcons déserts. C’est Iroquois House, caravansérail d’été où l’on vient de Montréal passer quelques semaines chaque année ; alors le champagne coule, on danse, on rit, on flirte

VI

Je ne voudrais pas toucher à l’enseignement primaire, ce qui m’entraînerait trop loin, mais seulement dire un mot de la taxe scolaire. Les contribuables de la cité de Montréal payent pour l’entretien de leurs écoles une taxe d’un centime par piastre de 5 francs, sur la valeur totale de la propriété foncière. La valeur de la propriété, dans chaque quartier, est établie par deux « cotiseurs », l’un catholique et l’autre protestant. Les propriétés sont réparties en quatre listes distinctes selon qu’elles appartiennent : aux catholiques, aux protestants, conjointement aux uns et aux autres, ou bien à des corporations ou compagnies de commerce ; enfin une quatrième liste comprend les propriétés exemples de taxe. La taxe no 1 est remise intégralement aux commissaires d’écoles catholiques et la taxe no 2, aux commissaires d’écoles protestantes ; la taxe no 3 est divisée entre eux proportionnellement aux chiffres de catholiques et de protestants indiqués dans le dernier recensement.

Ce système convient à un pays fédéralisé, où les deux religions forment de gros contingents ; certains catholiques des États-Unis désirent le voir appliquer à leur pays, où la taxe scolaire s’étend également sur les protestants et les catholiques et sert à soutenir des écoles « unsectarian » en principe, mais restées protestantes en fait, car on y lit la Bible régulièrement. Peut-être donnerait-il de bons résultats aux États-Unis comme au Canada : en tout cas, il ne saurait être applicable chez nous.

VII

Les élèves du collège de Montréal sortaient en promenade au moment où notre « calèche » s’arrêtait devant le perron. Ils portaient d’atroces redingotes râpées et une ceinture de serge verte enroulée autour de la taille. Rien ne peut rendre l’air piteux et incomplet que leur donnait ce costume ; on eût dit un cortège de ratés. L’intérieur du collège me parut assez en rapport avec les êtres qu’il renferme ; la propreté la plus élémentaire en est absente ; dans les dortoirs, quatre rangées de lits à peine espacés et des cuvettes microscopiques mises là, comme à regret, par une concession maussade aux idées du jour. Ils sont 350 élèves dans cette boîte et ils ne payent que 80 dollars (400 francs) par an. Mais la congrégation des Sulpiciens est si riche ! Ne pourrait-elle faire quelque chose pour ses élèves ? et que deviennent les revenus de la moitié de Montréal qu’elle possède sans avoir d’impôts à payer ?… Quelle révolution ils sont en train de se préparer là-bas !

J’ai visité encore des high schools, l’École polytechnique, l’Académie commerciale, puis des écoles anglaises : partout le même contraste. Ici, des muscles, de l’activité, de la hardiesse, des regards bien francs ; là, des membres maladroits, des attitudes gauches, aucune indépendance, rien de viril. Leur rude climat leur rend la santé malgré tout, mais le caractère qui ne germe pas, qui pourrait ensuite le créer de toutes pièces ? Nous sommes entrés en passant dans un gymnase où beaucoup d’écoliers se livraient à des exercices de force et d’agilité,… tous anglais !

VIII

En notre honneur, le drapeau tricolore flotte au sommet du Haras national, la nouvelle création du jeune et ardent directeur général de la Société hippique d’exportation. Les lecteurs de la Brèche aux buffles connaissent par le menu son ranch du Dakota et savent par quelle persévérante et inébranlable fermeté il est parvenu à s’attacher la Fortune, cette grande rouleuse. Il s’agit maintenant d’ouvrir le marché canadien, comme celui des États-Unis, aux chevaux percherons et normands. Ce sera une victoire sur l’Angleterre, qui a, jusqu’ici, le monopole du commerce hippique. Le haras est à peine achevé, mais il est tenu de façon à faire sur les clients la meilleure impression. On sent, à tous les petits détails intérieurs, la main de fer recouverte du gant de velours. Dans la sellerie, A*** nous fait voir tout son équipement de cowboy : le pantalon de cuir, la selle mexicaine, le chapeau à larges bords, le lasso et les cordons en crin de cheval dont on s’entoure quand on dort dans la prairie, car MM. les serpents ne les franchiraient pour rien au monde, même pas pour dévorer un directeur de société hippique. Il nous raconte la vie du ranch, les ivresses et les dangers de leur existence, leurs plaisirs exotiques, les grandes chasses et les grands froids,… et puis, quand il a bien causé de tout cela, d’un mot il revient à sa chère France, dans laquelle il sait bien qu’il serait un peu à l’étroit, mais qu’il ne quitte jamais par la pensée.… C’est comme cela qu’il nous en faut, des Français !

IX

Dans le sleeping qui nous traîne vers Québec, je rêve que la neige tombe et, quand je me réveille, elle est là, en effet, couvrant la terre, et les grands sapins du Nord, et les pauvres cabanes misérables, mais elle fond bientôt et, pour notre arrivée, il n’y a plus que du vent et une pluie pénétrante. À première vue, cela ne séduit pas ; le fleuve est plus étroit qu’on ne se l’imagine, la montagne moins haute, la citadelle moins crâne. Au débarcadère, les fameuses calèches sollicitent l’attention : sortes de conques marines posées sur des courroies, bien haut, et dodelinant d’une façon tout à fait comique sur les pavés. On est tout surpris de ne pas voir là dedans un dieu de l’Olympe enveloppé dans un nuage et tenant des guirlandes de roses. Au contraire, ce ne sont, à l’entour, que vieilles masures, escaliers humides, pignons pointus, puis un éboulis gigantesque, des pans de murs et des toitures en morceaux : c’est la catastrophe du mois dernier ; la montagne s’est effondrée au-dessous de la terrasse Dufferin.

Un chef-d’œuvre, cette terrasse parquetée comme un skating et ornée de kiosques où des orchestres viennent se faire entendre les soirs d’été ; le Saint-Laurent vu de là-haut est vraiment grandiose ; la vieille ville est à vos pieds, la citadelle vous domine encore ; vous apercevez la colonne très simple qui porte ces mots de granit : mortem virtus communem — famam, historia — monumentum posteras dedit. « Leur courage les fit égaux dans la mort, l’histoire les unit dans la gloire, la postérité accole sur ce monument leurs deux noms » : Wolfe et Montcalm. Sans doute, ce serait plus beau si nous n’avions pas perdu la Nouvelle-France, si Napoléon n’avait pas sacrifié la Louisiane et dédaigné la Plata, si l’Inde nous était restée. Mais faut-il compter pour rien tous ces noms français que gardent les lointains rivages, toutes ces luttes françaises dont parlent les annales de tous les peuples, toute cette gloire française qui flotte dans le monde ?

X

Mon cocher m’a exhorté à prendre un train qui « ronne » plus vite qu’un autre. C’est un Canadien-Français qui sourit jovialement en parlant du « vieux pays ». Il me fait voir sur la route les jolies « places » et s’arrête à un croisement à niveau pour laisser passer les « chars ». Il est inquiet de savoir si je préfère la « Puissance » aux « États » ; en politique, il partage la manière de voir de M. un tel, « écuyer », et il est l’ennemi de M. un tel, également « écuyer ». Ces mots anglais : run, place, cars, Dominion, States, esquire, qui n’ont pas d’équivalents en français et que les Canadiens y transplantent bon gré mal gré, produisent l’effet le plus saugrenu.

De Québec à Montmorency, où nous allons, ce n’est, le long du Saint-Laurent, qu’un village ininterrompu. Une basilique de bois dresse sur la droite ses deux clochers pointus. Tout est en bois, tout sent l’hiver qui vient ; on répare les traîneaux, on répare les fourrures, on amasse du combustible, on repose les doubles fenêtres ; dans la coulisse, le froid s’apprête à entrer en scène au premier coup d’archet du grand chef d’orchestre.

XI

Le grand séminaire de Québec fut fondé par Mgr de Laval en 1663 et le petit séminaire ou collège en 1668. L’université Laval a été fondée en 1852 par le séminaire et elle prit le nom de l’évêque auquel elle doit indirectement son existence. La charte royale lui a été accordée sur la recommandation de lord Elgin, alors gouverneur général. Cette institution ne fait qu’un avec le grand et le petit séminaire, le premier alimentant la faculté de théologie et le second, les autres facultés. L’archevêque est le visiteur ; le supérieur du séminaire est de droit recteur. Les diplômes sont ceux de bacheliers, de licenciés ou maîtres et de docteurs. La faculté des arts se divise en deux sections : celle des sciences et celle des lettres. Un prix a été institué par le prince de Galles ; le nombre des étudiants est considérable. Les bâtiments sont grands, mais sales et mal tenus. Par les fenêtres, j’aperçois les élèves du petit séminaire qui devisent gravement dans leur étroit préau : toujours les redingotes râpées et les ceintures de serge verte.

L’université possède des revenus considérables et a fondé une succursale à Montréal, pour y étouffer dans l’œuf l’université Victoria, de la province d’Ontario, laquelle y possède également une succursale. Comme l’étouffement n’était pas assez rapide, on s’est adressé au pape, qui l’a prononcé d’office, ce qui a causé de légitimes mécontentements à Montréal. Il y a encore une université connue sous le nom de « Bishop’s College » ; elle est située à Lennoxville, dans les cantons de l’Est, et placée sous le patronage et la direction de l’Église anglicane. Elle a été fondée en 1843 par l’évêque Mountain.

XII

Quelques personnes qui représentent chez nous l’ignorance crasse sont persuadées que le percement de l’isthme de Suez a facilité les relations de l’Europe avec le Canada. À l’étage au-dessus, on sait dans quelle partie du globe il convient de placer ce pays ; mais on le considère comme une petite colonie anglaise ayant pour capitale notre vieille ville de Québec. Au-dessus encore, on est au courant des phases politiques de l’histoire canadienne ; on connait l’existence du Dominion, confédération des sept provinces de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick, de Québec, d’Ontario, du Manitoba, de la Colombie anglaise et de l’île du Prince-Édouard ; on sait que Terre-Neuve s’annexera peut-être un jour et que, dans les immenses territoires du nord-ouest, le Canada se taillera bientôt de nouvelles provinces. Mais ce qu’on ignore assez généralement c’est qu’une province canadienne ressemble absolument à un État de l’Union. La province de Québec a, comme le Massachusetts ou l’État de New York, son gouverneur, ses ministres et ses deux chambres. Elle fabrique ses propres lois et jouit d’une autonomie parfaite.

Voilà pourquoi je m’assis, ce soir-là, à la table hospitalière du secrétaire de l’instruction publique, en compagnie du premier ministre, du chef de l’opposition et de plusieurs autres personnages politiques. Honoré Mercier, premier ministre de la province de Québec, n’est pas un homme ordinaire. Il n’a rien du chef d’État froid et compassé, accablé de soucis et suivant toujours au travers des conversations une pensée dominante. Il est bon enfant, rieur, avec des histoires drôles plein la tête ; il vous les conte pittoresquement avec son accent traînard et un peu paysan, et il en rit tout le premier. Au fond, c’est un homme extrêmement fin, qui joue aux échecs avec ses adversaires et combine fort bien ses coups. Il est chef d’un parti élastique susceptible de devenir tour à tour castor[1], libéral, national, etc., sans avoir à renier ses principes. En face de lui, à table, le bouillonnant et intrépide chef de l’opposition, vrai Don Quichotte parlementaire, lui portait des bottes secrètes dont il étudiait l’effet d’un œil triomphant. Tout d’une pièce, ce chef de l’opposition, et le cœur sur la main. « Monsieur le Premier, disait-il, monsieur le Premier, écoutez bien !… » Et la conversation s’animait, et tout le monde voulait parler à la fois. Alors M. le Premier promenait autour de lui un regard narquois et, plantant son couteau sur la table, recommençait en ces termes : « Voyez-vous, mes enfants… ».

Au nombre de « ses enfants » il y avait deux silencieux, qui, sans doute, entendaient fort bien le français, ayant l’un et l’autre des fonctions à remplir dans la province, mais qui prétendaient ne pouvoir le parler. Sur les lèvres du premier ministre et des autres convives les phrases anglaises succédaient aux françaises, indiquant non une grande pureté d’accent, mais une connaissance approfondie de la langue.

Un ministre manquait : celui de l’agriculture. Je le vis plus tard à Paris ; c’est le fameux curé Labelle, créé monsignor par le saint-siège, ce qui ne l’a nullement métamorphosé. Son zèle dévorant ne s’est pas ralenti, son solide bon sens n’a pas été entamé, sa pipe ne s’est pas refroidie et il a gardé sa cravate rouge et sa redingote noire. Quant à son langage, il participe du corps de garde plus que de la sacristie. Mais qui oserait dire que la pipe, la cravate rouge et les grosses plaisanteries du curé Labelle diminuent le respect qu’on lui porte et l’affection dont on l’honore ?

Il nous resta de ce dîner de Québec un très vif et très bon souvenir ; le charme original et sympathique que possède le premier ministre, l’étrangeté de ces mœurs parlementaires, la franche gaieté de ce milieu officiel, tout cela était imprévu et attrayant ;… et je pense à M. Tirard, plantant son couteau sur la table et disant à ses collègues : « Voyez-vous, mes enfants !… »

XIII

La citadelle est perchée sur un plateau rendu célèbre par la bataille dite des Plaines d’Abraham. Elle est entourée d’une enceinte redoutable, dont les fossés et les bastions forment un dédale inextricable. Sur l’Esplanade, qui est au centre, des soldats font l’exercice ; non pas des soldats anglais : il y a beau temps qu’ils sont retournés chez eux, mais des soldats canadiens, car la confédération possède une armée régulière et permanente en plus de ses nombreux régiments de volontaires. L’engagement est de trois ans et il y a une école d’officiers à Kingston.

Le vent et la pluie ont cessé, l’ouragan s’est calmé, il ne reste plus qu’un peu de neige sur les hauteurs. La vue est resplendissante, le Saint-Laurent est bleu comme le Bosphore ; ce sont les adieux du soleil et des teintes chaudes. De là, nous redescendons dans les rues ; parfois on se croirait dans quelque chef-lieu de département français, bien provincial et bien boueux ; d’autres fois, c’est l’Amérique qui reparaît à travers un réseau de fils électriques ; mais le plus souvent, l’impression est unique et nouvelle. Cela sent l’antique et le récent à la fois ; quelque chose comme l’endroit où de hardis pionniers, installés dans un pays neuf, auraient placé leur quartier général sous la garde de leurs vieux parents. Nous marchandons des fourrures dans un magasin immense : un véritable entrepôt de la Compagnie de la baie d’Hudson. Et toujours il faut monter ou descendre, tourner, revenir sur ses pas, traverser des voûtes, longer des murs gris, patauger

XIV

L’aspect d’Ottawa est très saisissant. La ville est toute neuve : un décret inattendu de S. M. la reine Victoria en a fait une capitale. Le premier moment d’étonnement passé, on s’est rendu compte de la position stratégique exceptionnelle qui lui avait valu cet honneur ; c’était d’ailleurs la seule manière de couper court aux revendications jalouses de Québec, la plus ancienne ; de Montréal, la plus importante ; de Toronto, la plus anglaise des cités canadiennes.

Un Parlement fut élevé et une ville se créa autour. Ce Parlement est le groupe d’édifices le plus remarquable de toute l’Amérique du Nord. L’esplanade est fermée par des balustres et des grilles ; de chaque côté, se trouvent les différents ministères ; et au fond, précédé d’un escalier monumental, se dresse le bâtiment qui renferme le Sénat et la Chambre des députés. Comme architecture c’est inspiré de Westminster, mais avec moins de sculptures et quelque chose de plus massif. Derrière enfin, se trouve la fameuse bibliothèque octogonale qui, de loin, présente l’aspect d’une tiare moscovite avec ses formes inusitées et son toit pointu. Ce Kremlin canadien a l’avantage d’être situé sur une colline qui tombe à pic dans la rivière Ottawa. Entre les sapins, apparaît la falaise sombre ; à droite et à gauche, la ville se développe, puis, au delà, toute la vallée découvre son enchevêtrement de rivières et de forêts.

Quand nous avons bien visité le palais, qu’on nous a fait voir le trône du gouverneur général, les couloirs, la salle de lecture, les galeries, nous prenons le tramway qui va des chutes de la rivière Rideau aux chutes de la Chaudière en traversant toute la ville.

La Chaudière mérite bien son nom. La roche se compose de tranches horizontales, dans les interstices desquelles l’Ottawa se précipite en bouillonnant. Jamais cours d’eau n’a dû se donner tant de mal pour reconquérir sa liberté ; et comme si ce n’était pas assez des difficultés naturelles qu’il a à vaincre, des centaines de scieries sont venues s’installer dans ce lieu déchiqueté pour en compléter le chaos ; elles posent moitié sur le roc, moitié sur des pilotis ; l’eau se glisse partout, portant des arbres qui flottent à sa surface, faisant tourner des roues, et toujours bouillonnant ; des perspectives invraisemblables s’ouvrent çà et là sur les chutes ; une forte odeur de sapin imprègne l’atmosphère ; des planches s’entassent les unes sur les autres et, quand on regarde du côté de la ville, on voit sur la rivière des bancs de sciure de bois qui surnagent comme des algues ; et, dominant cette nappe d’eau tachetée de jaune, la silhouette élégante et légère du campanile et de la tiare moscovite.

L’université d’Ottawa est à la fois anglaise et catholique, c’est-à-dire qu’elle est principalement peuplée d’Irlandais. Ce double caractère se devine dès l’abord par la présence dans le parloir d’un prix de foot-ball qui fait vis-à-vis à un Bref du pape. On cultive, en effet, le foot-ball, et voici plusieurs années que les champions de Toronto se font battre par les jeunes athlètes ; ceux-ci ont à leur disposition un champ de jeu et un gymnase. The Owl, qu’ils publient chaque mois, est leur organe. Ils sont éclairés à l’électricité et entendent la messe dans une chapelle mauresque ; voilà pour le côté moderne. Par contre, ils ne jouissent pas d’une aussi grande liberté que les Américains de leur âge. Il leur faut une permission pour sortir et les journaux qu’ils reçoivent passent d’abord par le cabinet du directeur. Mais, à vrai dire, ce ne sont pas les élèves qui m’intéressent le plus ici ; ce sont les maîtres. Ils appartiennent à la congrégation des pères Oblats et viennent de France. Ottawa représente un peu le point de jonction des deux Canadas ; ils avaient donc à choisir entre deux systèmes d’éducation différents ; leur choix est fait et ils le motivent sans hésitation. L’université remonte, sous le nom de collège, à l’année 1848 ; Ottawa était alors un village et s’appelait By Town ; on lui a rendu son ancien nom si gracieux et si couleur locale. Du collège on a fait une université qui abrite aujourd’hui 350 garçons, dont un grand nombre sont internes ; la pension n’est pas élevée. Quelques protestants sont également inscrits ; ils n’assistent pas aux offices. Les études sont divisées en quatre branches : lettres, sciences, génie civil (ingénieurs) et commerce. Si vous voulez bien me suivre un instant dans une « classe de commerce », vous y prendrez connaissance du système suivi dans les business colleges (mot à mot, collèges d’affaires) des États-Unis ; il surprend par son caractère de simplicité et d’étrangeté.

La salle est assez grande et contient, au centre, des bancs et la chaire du professeur. Mais sur trois côtés elle est entourée de cloisons surmontées de grillages en fil de fer, lesquels sont percés de guichets : derrière, est un large passage où l’on peut circuler librement. Sur les guichets, sont inscrits les mots : assurances ; escompte ; caisse ; poste et télégraphe, etc. C’est là que les élèves vont simuler avec précision toutes les opérations, petites et grandes, qu’ils devraient faire s’ils étaient réellement acheteurs, comptables, chefs d’une maison de commerce, directeurs d’une banque, chargés de l’exploitation d’une usine, agents d’une compagnie de chemins de fer, etc. Leur monnaie est en papier. Ils ont des billets de 5, 20, 50, 100 dollars, qui portent les armoiries du collège, avec la mention : Banque de l’université d’Ottawa. Les marchandises sont plus difficiles à représenter ; mais après tout, dans un bureau, tout se traduit par du papier ; les marchandises sont donc des morceaux de carton colorié sur lesquels est inscrit le nombre des tonnes représentées. Après cela, il y a dans les armoires tout un stock de papier à en-tête pour les écritures, les comptes de fin de mois, les reçus, etc. Et précisément c’est demain la fin du mois ; il y a trois garçons qui piochent dur là, sur un banc, pour ne rien oublier, ne rien négliger en vue de cette échéance. Ils sont serrés les uns contre les autres, la tête sur un gros registre, les mains dans les cheveux selon l’usage des collégiens du monde entier, chez lesquels cette posture indique toujours une grande intensité d’attention et de réflexion. Pendant ce temps-là, les autres se présentent aux guichets, achètent, vendent, demandent des renseignements ; le père Oblat qui est professeur tient un journal à la main et indique le cours des valeurs ; on vient d’afficher, en même temps, la perte d’un bateau qui, réellement sorti du port de Montréal, à destination de l’Europe, a réellement sombré et a fictivement entraîné au fond de la mer la cargaison d’un élève. Le malheureux n’avait pas voulu s’assurer : « Cela vous apprendra, une autre fois ! » lui dit le professeur en manière de consolation.

Ce mélange de fictif et de réel est nécessaire pour rendre le système fructueux. Il sert à attirer l’attention des élèves sur une foule de détails auxquels ils n’attacheraient, sans cela, qu’une minime importance ; il fixe dans leur mémoire des faits qui, sans cela, s’en échapperaient aussitôt ; il rend attrayant, intéressant et vivant à leurs yeux tout ce qui, appris dans les livres ou seriné par un maître, leur semblerait fastidieux et monotone.

Certains collèges ont été plus loin encore dans cette voie ; ils se sont entendus pour faire des affaires les uns avec les autres. Il ne s’agit plus alors d’une poste de poupée ou d’un télégraphe ayant des fils de 6 mètres pour correspondre d’un étage à un autre dans un même bâtiment. La vraie poste et le vrai télégraphe entrent en scène. Cela donne aux traites, aux lettres de change et de crédit, une apparence plus sérieuse et partant un intérêt plus vif.

Bien entendu, les diverses charges ne sont pas toujours exercées par les mêmes. Chacun à son tour passe derrière chaque guichet, de manière à bien connaître tous les services quand le cours est fini. Les langues étrangères jouent un rôle dans la correspondance et tel, qui bâillerait de tout son cœur entre les lignes d’une version, s’applique — également de tout son cœur — à saisir le sens d’une lettre allemande, française ou espagnole qu’il vient de recevoir. Évidemment ces travaux-là les passionnent : on voit dans leurs yeux tout le plaisir qu’ils y trouvent et on le voit aussi un peu dans ceux du professeur.

En 1874, on évaluait déjà à 138 le nombre des business colleges, aux États-Unis ; ces collèges contenaient 577 professeurs et 25 892 élèves. Le rapport du bureau d’Éducation de Washington, pour l’année 1888, en mentionne 222, avec 1 219 professeurs et 57 675 élèves, 5 écoles et 4 400 élèves de plus que l’année précédente. En plus de cela, 19 000 étudiants suivent les cours de commerce annexés aux écoles secondaires et normales et aux universités. En même temps que les universités ouvrent la porte aux choses du commerce, on voit des business colleges enseigner le grec et le latin. De plus en plus l’enseignement commercial s’élève au niveau des autres études.

XV

La ville de Toronto est assise sur les rives du lac Ontario, à l’endroit même où s’élevait jadis le fort Rouillée, dont il est question dans les romans sauvages de A. Devoile. À l’âge de douze ans, je me rendais quotidiennement dans ce fort, sous le règne de la reine Anne, entouré d’Outawais et d’Amalingans, très familiarisé avec les tomahawks et les chevelures, les wigwams et les calumets ; en ce temps-là, le lac Ontario était entouré de hautes montagnes auxquelles mon imagination avait donné des contours très précis ; or je ne sais quel cataclysme est survenu : toujours est-il que la campagne aux abords du lac est déplorablement plate, plate comme une sole frite, ce qui ne laissa pas de me contrarier quand je m’en aperçus.

De 1794, époque de sa fondation, à 1834, époque de son incorporation, Toronto porta le nom de York. N’en déplaise à Montréal, sa croissance a été plus rapide que celle d’aucune autre cité « en Canada ». En 1817, il y avait 1 200 habitants ; en 1852, ils étaient 30 000 ; aujourd’hui, ils ne sont pas loin de 150 000. La première impression est une impression de richesse et d’avenir. On devine tout de suite une population entreprenante et persévérante. Il y a des trottoirs de bois, comme à Montréal, des réseaux de fils électriques en l’air comme à New York ou à Chicago, mais les constructions sont plus britanniques ; elles ne sont ni modestes ni provisoires ; les demeures des habitants semblent indiquer qu’ils sont établis là pour toujours, qu’ils gagnent de l’argent et s’en servent sans le gaspiller. Toronto est le véritable quartier général anglais et c’est là qu’on peut voir en présence deux races issues l’une de l’autre, tendant à la fortune avec une égale ardeur, mais non par la même méthode. Les uns ont pour devise : audace et hasard ; les autres : énergie et calcul. Le calcul est le contraire du hasard et l’énergie n’est pas tout à fait la même chose que l’audace Qui aura raison, des Anglais ou des Américains ?

Oui, en vérité, qui aura raison ? ou plutôt qui mangera l’autre ? Les Anglais sûrement n’ont pas la prétention de dévorer leurs voisins yankees, mais la réciproque n’est pas vraie, car les Yankees parlent à chaque instant de l’annexion du Canada à leur puissante Union. Mon avis est que l’annexion ne peut se faire que de trois manières : par la force ; par le vote du Parlement canadien ; par l’assimilation lente des deux peuples ; cette troisième manière est la seule qui présente quelques chances de réalisation. La force ?… Les États-Unis ne feront pas la guerre parce que personne chez eux n’en comprendrait l’utilité et, d’ailleurs, je ne sais pas jusqu’à quel point l’armée canadienne ne serait pas de taille à se défendre. Le Parlement canadien n’est pas près, non plus, de voter l’annexion si l’on en juge par la récente preuve de loyalisme qu’il a donnée[2] ; quant à l’invasion de chaque jour, à l’échange des idées, à la communauté des habitudes, c’est autre chose. Quand deux peuples ont une frontière facile à traverser, qu’ils parlent la même langue, que leur monnaie est identique et que beaucoup d’intérêts leur sont communs, il y a des probabilités pour que leur fusion s’opère, à moins qu’ils ne s’efforcent de réagir d’eux-mêmes contre ces tendances. Les Canadiens ont tout avantage à réagir : distincts des Américains proprement dits, ils peuvent aspirer à former un jour une très puissante nation, ayant son génie propre et vivant d’une vie indépendante ; fondus au contraire dans la masse des États de l’Union, ils seront submergés et leur pays deviendra la proie des spéculateurs yankees. Il est difficile de se rendre compte du rôle que joueront les Canadiens français dans la solution de ce problème futur ; pour le moment, leur attachement à la reine est extrême, mais il est visible que c’est sa personne plus que son caractère qui attire leurs hommages. « Que le 21 juin prochain, s’écriait, à l’approche du jubilé de 1887, l’un des hommes les plus en vue de la province de Québec, notre bien-aimée et noble reine reçoive le témoignage de notre fidélité à sa couronne, de notre admiration pour ses vertus et de nos prières pour la longue conservation de sa vie, de son bonheur et de sa gloire. »

Quand le prince de Galles sera devenu roi ou que la république aura été proclamée à Londres, qu’adviendra-t-il du Dominion ? Il prospère rapidement sous l’action simultanée des populations qui se le partagent ; semblable à ce fameux escalier de Chambord que deux personnes peuvent gravir à la fois sans se rencontrer, il bénéficie grandement d’un tel état de choses : rattaché ou non à la Grande-Bretagne, son intérêt consistera toujours dans le maintien d’une entente si féconde et si avantageuse.

XVI

Alors, si, dans l’intérêt du Canada, j’étais appelé à donner des conseils aux Anglais et aux Français qui l’habitent, je réunirais les premiers pour leur dire : « Chers amis, méfiez-vous des habitudes yankees, ne les laissez pas pénétrer chez vous, barrez-leur la route et restez Anglais ». Aux seconds : « Mes frères, songez à vos écoles, qui ne sont pas brillantes, et émancipez vos esprits que l’on tient captifs ; engendrez des idées en même temps que des enfants ; défrichez les sciences aussi bien que vos forêts » ; et enfin, à tous les deux, je dirais, ce qui doit rester le mot d’ordre de l’avenir : « Demeurez unis ! »

XVII

Mon Dieu ! cher lecteur, comme tu vas les trouver filandreuses, ces graves considérations que je te présente dans un pêle-mêle impressionniste, sans même avoir pris le soin de vérifier si elles ne se contredisent pas les unes les autres ! Viens te reposer dans ces grands bois dénudés où çà et là quelques souches noircies indiquent les ravages du feu. À leurs pieds, s’étend une mousse incolore qui semble en pétrification. Parfois, dans une clairière, apparaissent des huttes de charbonniers, puis la solitude reprend pour des lieues et des lieues ; ou bien c’est une hache de bûcheron dont les coups rythmés résonnent dans l’air pur ; ou encore, une nappe d’eau bien immobile, bien froide qu’encadrent des taillis sombres. Cela devrait être lugubre, ce paysage ; eh bien, non : c’est très noble, très simple et très viril.

XVIII

L’université de Toronto est établie dans de superbes édifices, à l’extrémité de la ville ; elle compte près de 400 étudiants, dont une cinquantaine environ habitent dans l’université même. Nous allons voir leurs appartements, car c’est toujours cela qui m’intéresse le plus ; nous sommes conduits par le président, sir Daniel Wilson, lequel est revêtu de la coiffure bizarre et du petit manteau trop court que j’ai tant de fois vus sur des têtes et sur des dos amis dans les rues d’Oxford et de Cambridge. Très anglais, tout ce que nous observons, avec, en plus, une teinte coloniale bien marquée. Çà et là traînent des snow shoes, des toboggans, des patins, des raquettes pour jouer à la crosse, puis des pelisses de fourrure et des gants ouatés ; rien qu’à voir toutes ces choses, on sent la bise venir de très loin par-dessus des étendues glacées. Nulle particularité à noter dans le détail de l’organisation non plus que dans le programme des études ; c’est la même chose toujours. Les étudiants ont formé des quantités d’associations littéraires, scientifiques, médicales, historiques, athlétiques ; ils pratiquent à la fois le cricket anglais et le base-ball américain ; ils ont une compagnie de volontaires, un journal hebdomadaire et encore une autre société qui, sous le nom de White Cross, « la Croix blanche », poursuit un but très moral avec une franchise, je dirai presque une naïveté extraordinaire ; chez nous, de semblables sociétés tomberaient sous le ridicule, si même il se trouvait quelqu’un pour avoir l’audace de les créer.

Il y a encore, à Toronto même : l’Upper Canada College, fondé en 1828 par sir John Colborne, sur le plan d’une maison d’éducation située dans l’île de Guernesey et que sir John, étant gouverneur de cette île, avait contribué à réformer ; ce collège peut recevoir de 250 à 300 élèves ; Trinity College, placé sous le contrôle direct du clergé de l’Église anglicane ; Mc Master Hall (baptiste) ; St Michael’s (catholique) et Knox College (presbytérien). Enfin, dans la province, se trouvent : l’université Victoria (méthodiste) ; Queen’s University (presbytérienne), située à Kingston, Albert College, à Belleville, etc. L’École militaire de Kingston est placée sous le contrôle direct du gouvernement fédéral et, parmi les jeunes gens qui en sortent chaque année, quatre sont admis, s’ils le désirent, à servir dans l’armée anglaise.

Toronto possède aussi nombre de clubs sportifs ; je n’en ai visité qu’un, l’Argonaut Rowing Club, élevé sur pilotis au bord du lac Ontario ; il a formé, je crois, de bons rameurs ; du reste, Toronto est la patrie du célèbre Hanlan, un des rois de l’aviron.

XIX

L’arrière du train est encore « en Canada » ; l’avant touche aux États-Unis et notre car est arrêté, pour une seconde, au-dessus de ces formidables rapides dans lesquels le capitaine Webb a trouvé une mort absurde. On voit bien souvent des torrents impétueux rouler leurs flots courroucés au fond d’une gorge profonde, on les voit se heurter à d’inébranlables roches qu’ils couvrent d’écume ; mais ici, c’est un effet tout autre : l’eau est tourmentée et tournoyante ; elle n’a pas de colère, elle ne sait où aller et l’on devine qu’elle vient de subir une chute épouvantable, qu’elle a passé par un gouffre incommensurable et que toutes ses molécules sont en lutte les unes avec les autres. Si loin qu’on regarde, en amont ou en aval, c’est le même tourbillonnement et la même incohérence ; des vagues semblent vouloir remonter vers la chute comme s’étant trompées de chemin, et les sombres murailles qui emprisonnent ce fleuve pris de vertige rendent la scène plus barbare et plus inoubliable ; là-bas, derrière une falaise qui s’avance en proue de navire, le Niagara précipite d’une hauteur de 50 mètres une masse liquide que l’on a évaluée — bien approximativement, il est vrai — à cent millions de tonnes par heure.

Alors on n’a plus qu’une idée : courir à la chute ; on bouscule tout le monde ; on s’installe à la hâte ; on n’attend point ses bagages et, guidé par le sourd grondement des eaux qui s’abattent, on atteint le bord de l’abîme. Mais ce n’est point l’impression première qu’il faut recueillir ; elle est toute d’étonnement, parfois de désillusion. Quand on a la chance de trouver le Niagara dans sa solitude hivernale, quand les touristes ont fui, que les annonces et les réclames ont disparu, que les rives sont désertes et que le vent balaye rageusement les feuilles mortes, alors on jouit de ce grandiose et merveilleux voisinage ; on ne se lasse pas d’errer en bas, dans le brouillard, au pied de la cataracte écrasante, — ou bien, en haut, dans le dédale des îles et des îlots que de légères passerelles réunissent. Qu’importe leur nombre ? qu’importent les chiffres, les renseignements, les détails curieux que donne le guide ? Il n’y a qu’une chose, la chute ! On l’écoute la nuit dans le silence, on la dévore des yeux, on l’étudie sous tous ses aspects, on l’absorbe

Certaines gens ne font pas tant de façons et se rangent à l’avis d’un gommeux de Paris qui disait, les lèvres sur la pomme de sa canne : « Après tout, ce n’est que de l’eau qui tombe ! » — ou bien à celui d’un brave Américain qui s’écria, dit-on, avec une douleur vraie : « Quel dommage qu’une telle force soit perdue ! »

  1. Les castors sont les ultramontains du Canada.
  2. Une déclaration de fidélité à la Couronne, proposée par un députe anglais, vivement soutenue par un Canadien français, a été acceptée à l’unanimité par le Parlement, désireux de répondre aux promoteurs des idées annexionnistes en rendant hommage à la reine.