Une voix dans la foule/La Leçon

Une voix dans la fouleMercure de France (p. 189-192).

LA LEÇON

À Lucien Rion.

Vallée au torrent clair comme un rire d’enfant,
Prés où tintent au loin de mouvantes sonnailles
Sous l’œil mi-clos des chiens au soleil se chauffant ;
Champs éventrés par la charrue où les semailles
Brûlant déjà la terre et fendant les sillons
Vont bientôt verdoyer aux yeux heureux des hommes ;
Vergers où l’on entend, à la mort des grillons,
Sous les vents incertains d’automne choir les pommes ;
Vignobles caillouteux où la force du vin

Fermente pour l’amour et les fêtes futures ;
Et vous, coiffés de vert, monts qu’entaille un ravin
Par où tout votre sang, l’eau propice aux cultures,
Coule, roulant des rocs ou balançant des fleurs,
Vers la plaine où l’on voit, le soir, fumer les fermes ;
Ô ciel de ce pays, brises, parfums, couleurs,
Me voici qui reviens en la saison des germes
Vous demander, très las de la grande cité,
La leçon du silence et de la solitude.

Terre, ô mère en qui dort toute la vérité,
Toi seule tu nous dis, sans fin ni lassitude,
La leçon de l’effort à travers les saisons,
Depuis le doux printemps où le blé perce à peine
Jusqu’à l’hiver où le pain cuit dans les maisons.
Tu portes tour à tour, sans amour et sans haine,
Ton suaire de neige et ton voile de lys.
Tu confonds en la vie et la mort toutes choses,
Sans crainte pour demain ni regret pour jadis.
Tu caches en ton sein les effets et les causes.
De toi-même tu vis, en toi-même tu meurs,
Et tous tes éléments, l’air, les eaux et la terre,
Cette pluie à l’aurore et ce vent sur les fleurs,
Ne paraissent aux yeux du penseur solitaire

Que les formes sans fin d’une identique loi
Qui relie au soleil le sort du moindre atome.

Aussi, quoique j’aurai vécu sans dieu ni foi,
Assuré que le monde entier n’est qu’un fantôme
Qui s’évanouira quand mes yeux s’éteindront
Dans l’horreur des douleurs et la flamme des fièvres,
Je sais que la pensée enclose sous ce front,
Les gestes de ces mains, le souffle de ces lèvres
Auront un éternel écho dans l’inconnu,
Et que je revivrai, malgré ma chair dissoute,
Dans les chants d’un poète après moi survenu,
Et dans l’élan d’espoir qui lance sur la route,
En quête du bonheur, les âpres vagabonds,
Et dans la volonté du prophète qui rêve
D’arracher des moissons aux rochers inféconds,
Et qui voudrait, moisson de l’âme, que se lève
De tous les cœurs humains le blé pur de l’amour.

Car rien ne se perdra, ni la moindre parole,
Ni le moindre rayon épars au point du jour,
Ni la moindre semence au cœur de la corolle.
Tout se retrouvera pour le pire ou le mieux
Dans le charnier de deuil ou le jardin de gloire,

Dans la flaque de boue ou dans l’azur des cieux,
Dans les cris du blasphème ou l’hymne de victoire.

Et telle fut pour moi, vallée au torrent clair,
La leçon du silence et de la solitude.
Et je suis retourné vers les villes de fer,
Chantant, comme un vainqueur, sans fin ni lassitude.