Une voix dans la foule/Le Vagabond

Une voix dans la fouleMercure de France (p. 193-206).
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LE VAGABOND

À Thomas B. Rudmose-Brown.

Je me suis étendu, ce jour, les bras en croix,
Dans le jardin de mai, parmi les arbres droits
Qui dressaient, en offrande au renouveau, leurs branches
Où brûlaient mille fleurs, flammes roses et blanches.
Tout le sol était chaud comme un doux lit d’amour
Où les amants se sont épuisés tour à tour.
Dans l’azur grisollaient, vives, les alouettes
Qui font fuir au matin les peureuses chouettes.


La Nature chantait de toutes ses voix, chœur
De la terre et des cieux dont s’éjouit le cœur
Après l’interminable hiver et son silence.
Sur un lys, goutte d’or sur l’argent d’une lance,
Une abeille immobile était posée. Au loin
L’on entendait crier ceux qui tournent le foin,
Et parfois un lézard furtif, dressant la queue,
Rayait d’un vert éclair le mur à l’ombre bleue.

Là, maternelle au bord du fleuve, la maison
Où s’abrite ma vie en la belle saison
Regardait de sa porte et de ses cinq fenêtres
La lointaine forêt de chênes et de hêtres,
Les champs d’avoine verte où l’on voit des remous,
Les saules éplorés, les trembles toujours fous,
Et près des bords vaseux dont l’homme craint les fièvres,
Tous les sombres roseaux où Pan pose ses lèvres.

J’étais sûr de la paix dans le petit enclos.
Je n’avais qu’à laisser passer, auprès des flots
Du fleuve ensoleillé, les heures sur mon âme.
Les fleurs devenaient fruits sous la croissante flamme
Du printemps, puis les gars, les bras lourds d’épis d’or,
Sur l’aire de la plaine entassaient leur trésor,

Et je ne regagnais la ville où l’on frissonne
Qu’en sentant sur mes mains le souffle de l’automne.

Mais voici : j’entendis des pas sur le chemin
Et je vis, sac au flanc et bâton à la main,
Le vagabond qui suit, malgré l’homme et ses ruses,
Le fleuve s’écoulant par-delà les écluses
Vers les cités, les ports et la plage où la mer
Déferle en écumant sur les galets de fer.
Il mordait, en chantant, une tremblante rose,
Et parfois il riait, comme un enfant, sans cause.

Il ne revenait point pour rêver sur ses pas.
Servant de l’avenir, il ne se chargeait pas
De souvenirs ni de remords, ancienne histoire
Que rabâchent les vieux à l’auberge, après boire.
Il avait l’air léger de porter trop d’espoir,
Et les plumes de coq, sur son vieux chapeau noir,
Remuaient au soleil comme un défi de joie
Aux yeux des bonnes gens qui, lorsqu’un chien aboie,
Viennent voir quelle engeance osa troubler leur paix.

Vagabond, j’ai senti soudain que tu frappais
À mon cœur. Ton appel fit bondir ma paresse.

J’ai compris le secret de la folle allégresse
Qui te faisait lancer tes refrains vers les cieux
Comme un joueur lance une balle et rit des yeux.
En toi fleurit le sang trop chaud de la Nature.
Ton nom ? C’est le désir. Ta route ? L’aventure.
On entend retentir tes pas précipités
Sur les pavés vibrants des anciennes cités
Ou, plus sourds, sur la route où dorment les villages.
N’es-tu pas, vagabond, l’enfant lointain des Mages
Qui suivirent l’étoile et découvrirent Dieu ?
Ou ne serais-tu pas, homme sans feu ni lieu,
Le prophète inconnu qui mène les peuplades
Par la terre et les temps — ô morts par myriades ! —
Vers les pays promis de vergers et de fleurs
Où chanteront un jour, après tant de douleurs,
Les amants enlacés qui se cherchent des lèvres ?

Ô vagabond, ami des renards et des lièvres,
Homme d’instincts secrets, messie ou criminel,
Attends-moi ! J’ai compris le sens de ton appel.
Me voici ! J’ai fermé sans un regret ma porte
Sur la paix et l’amour. Ô liberté, qu’importe
Cet amour qui s’est fait l’esclave de la loi
Ou cette paix qui tremble à l’abri de la foi ?


Arrière, enfant qui geins, et toi, femme qui pleures !
Ce n’est pas en dormant dans les vieilles demeures
Qu’on apprend à bâtir sur les nouveaux chemins !
Plus d’obstacle à mes pas, plus de liens à mes mains !
Je veux suivre les vents, les ondes et les ailes,
Loin des devoirs mesquins et des respects fidèles
Qui forcent les genoux trop faibles à ployer
Et fléchissent les fronts lâches vers le foyer.
Ô ma bouche, mords fort, jusqu’à faim assouvie,
Aux beaux fruits défendus de l’Arbre de la Vie !
Ravagez, ô mes poings, par le fer et le feu,
Les temples consacrés par les pleutres à Dieu,
Pour y faire hurler tous les péchés du Diable !
Et toi, mon cœur, mon cœur, sache être impitoyable
Quand la plèbe enverra, brisant chaînes et croix,
Ses prêtres, ses soldats, ses juges et ses rois
Mourir sur l’échafaud qui saigne dans l’aurore !

Ô vagabond, j’entends, dans ta chanson sonore,
L’écroulement des tours des villes de la nuit
Où l’incendie, ici et là, rougeoie et bruit,
Et l’éclat des clairons rouges de la révolte
Annonçant au soleil la nombreuse récolte
Dont se rassasieront les pauvres de jadis !

Et j’accueille, parmi les roses et les lys,
Les danses qu’on verra de beaux enfants conduire
Lorsqu’au front des maisons l’aurore pourra luire
Sans réveiller au cœur de tous le même mal,
Et les bannières d’or de ce grand jour lustral
Où les hommes, sortant des cités sacrilèges,
Dérouleront autour de leurs murs des cortèges
En criant vers la voûte éternelle des cieux
L’orgueil de vivre enfin sans tyrans et sans dieux !

Mendiant, je le suis, car mon cœur veut le monde !
Mais quoi ? Je n’entends plus ta chanson vagabonde.
S’est-elle avec la voix légère des oiseaux
Un instant confondue, ou le rire des eaux ?
Vois, je te suis ! Mais sur la poudreuse chaussée
La trace de tes pas furtifs s’est effacée,
Et j’ai beau me pencher sur les autres chemins,
Il ne reste qu’un peu de poussière à mes mains.
Fus-je ivre de soleil, et n’ai-je fait qu’un rêve ?
Ô force tôt brisée ! Ô révolte trop brève !
Suis-je vraiment de ceux qui, de leur pauvre seuil,
Voyant aller les fous d’amour, les fous d’orgueil
Vers l’étoile nouvelle ou la terre inconnue,
Ne pensent, en hochant une tête chenue,

Qu’au bonheur de mourir dans leur vieille maison,
Contents du même ciel et du même horizon ?

Non, soleil du printemps ! Non, cœur de mes ancêtres !
Je ris à tous les cieux, je vais vers tous les êtres !
Je voudrais de mes bras étreindre l’univers
Et mourir du parfum de la terre et des mers !
Ô la douceur des mains et des lèvres humaines !
À moi vos yeux et le parfum de vos haleines,
Enfants, et vos baisers dans l’ombre, doux amants,
Et les larmes des vieux accablés de tourments,
Et leurs cris quand la mort sur le seuil frappe et gronde !
Car toute ta douleur avec ta joie, ô monde,
Je voudrais l’assumer pour agrandir mon cœur !
Et s’il ne reste un jour, devant l’Amour vainqueur,
Qu’un seul homme souffrant aux confins de la terre,
Ma pitié prendra part à son mal solitaire,
Et, s’il la repoussait, pour lui seul pleurerait.

Ô vagabond, ayant compris le sens secret
De tes chants, je comprends celui de ton silence.
C’est à moi de chercher, seul et sans défaillance,
Le chemin que tu suis vers l’aube de demain.
Si tu me tais ta voix et me caches ta main,

C’est pour m’apprendre, à moi qui suis d’âme moins rude
À marcher dans l’orgueil et dans la solitude
Vers ce but qui s’éloigne à chacun de mes pas,
Le beau pays qu’hélas ! je ne connaîtrai pas !

Je ne retournerai donc plus ouvrir la porte
Que j’ai close à jamais sur l’ombre et ma foi morte.
Oui, j’irai seul vers où me mène le Destin,
Sans que tremble en mes yeux un courage incertain.
J’ébranlerai du poing les maisons des villages
D’où les vieillards assis me crieront des outrages.
Même les tout petits enfants aux yeux si beaux
Me suivront dans un bruit cliquetant de sabots
Pour cracher sur mes pas et me jeter des pierres.
Et quand, l’été, levant de pesantes paupières,
Je passerai comme un dément auprès des puits
Qui bordent les talus de la route où je fuis,
Nulle femme ne me tendra le seau d’eau fraîche
Où boit le tâcheron qui laisse choir sa bêche.

Puis j’irai vers la Ville, au centre des chemins.

Ô foule où l’on ne voit que visages et mains !
Tours, dômes et clochers dans l’or du crépuscule !

Étendards ! Multitude ivre qui me bouscule !
Sifflets d’usine à l’aube ! Orchestres de la nuit !
Passants aux yeux hagards qu’un dieu secret poursuit !
Chuchotements d’amour dans chaque maison grise
Et soupirs d’oraisons au fond de chaque église !
Accouplement des chairs dans le sang du désir
Et la Mort arrachant ses masques au Plaisir !
Ô chants épars au vent ! Chars dorés de la fête !
Tout le peuple en cortège ou l’émeute en tempête !
Dur tintement de l’or dans cent palais de fer !
Paradis pour les uns, pour les autres l’enfer !
Doigts tendus à l’aumône ou poings clos pour le crime !
Cris du génie au ciel ! Blasphèmes de l’abîme !
Ô Ville !

Ô Ville !Ô Ville !

Ô Ville ! Ô Ville ! Ô Ville, as-tu pitié de ceux
Qui vont te quémander, pèlerins malchanceux,
Un peu de gloire, un peu d’amour, un peu de vie ?
Vois ! ce valet, flattant la canaille ravie,
Gagnera la couronne et la pourpre des rois,
Tandis que le héros bataillant pour ses droits
Verra du haut du ciel où s’éteignent les astres

Saigner sur ses drapeaux l’aigle noir des désastres.
À l’amant donnes-tu le baume des baisers,
Au malheureux le doux oubli des maux passés,
Au poète l’espoir de vivre après la tombe ?
Geindras-tu de lauriers le lutteur qui succombe ?
Jetteras-tu l’ortie à l’indigne vainqueur ?
Ô Ville indifférente à l’émoi de mon cœur,
Seras-tu la bonté, la beauté, la justice ?

Hélas ! Je sais, avant que mon cri retentisse
À tes portes, que rien ne te réveillera.
Déjà je te renie, et je sais qu’il faudra
Une autre solitude à mon âme trop fière.
J’irai donc, secouant de mes pieds ta poussière,
Vers le pays lointain dont on ne revient plus !

Ses habitants sont tous aveugles et perclus.
Mais lorsque je ne sais quel rêve les embrase,
Ils marchent sans répit, soulevés par l’extase,
Vers la mer dont on sent l’odeur à l’horizon,
Ou l’arbre d’or qui croît loin de toute maison,
Ou le soleil du soir qu’à travers leurs paupières
Ils peuvent voir à peine ensanglanter les pierres.
Je suivrai, quoique las et presque moribond,

Leurs pas sacrés parmi lesquels, ô vagabond,
Je croirai de mes yeux, pleins de soleil ou d’ombre,
Reconnaître les tiens. Et quand sonnera, sombre,
L’heure où le plus vaillant a peur comme un enfant
De se sentir mourir dans le soir étouffant
Loin des mains des amis et des douces paroles
De l’amante dont les lèvres sont des corolles,
Je me consolerai — oh ! mon suprême orgueil ! —
En pensant qu’au désert où j’ai mené mon deuil
S’élèveront, dressant parmi l’azur leurs arbres,
Leurs colonnes, leurs tours, leurs palais et leurs marbres,
Les cités de ces temps que l’homme connaîtra
Où sur les fronts et dans les vents ne flottera
Que l’unique étendard d’une même patrie !

Puis j’irai vers la mer, la folle mer fleurie
D’écume et de soleil. Je m’agenouillerai,
Les bras ouverts, devant son éclat empourpré.
Je ne verrai nul pas humain sur l’or du sable.
Dans l’air je sentirai la poussière impalpable
Des vagues, et j’aurai la saveur de leur sel
Sur les lèvres. Ô mer, élément éternel,
Je veux mourir bercé par tous les frais murmures
De tes flots, plus aimés que l’ombre des ramures.

Je suis ton fils. À toi mes rêves dont le vol,
Entre l’azur de l’onde et du ciel, loin du sol
Trop pesant à mes pas, vibre vers les contrées
Où ne palpite plus le cœur de tes marées.
Assoupi par la voix monotone du vent,
Ô mer, j’écouterai l’immense mouvement
Et le tumulte et la rumeur de la colère
Oui dort toujours en toi, même lorsque t’éclaire
De ses paisibles feux le soleil d’un beau soir.

Abandonnant, ô mer, tout mon vain désespoir
Que n’apaisera pas, pendant les nuits sereines,
L’appel mélancolique et las de tes sirènes,
Puissé-je voir voguer vers moi, du fond des cieux
Et des flots confondus, la Nef des demi-dieux
Où, dressé sur la proue, un être qu’auréole
L’orbe d’or du soleil et que la lyre affole,
Élèvera la voix pour chanter les cités
Invisibles encore à mes yeux attristés,
Et les pays rêvés par les anciens poètes
Où doit finir enfin la fureur des tempêtes,
Et, douce à tous les yeux, l’aurore de ce jour
Où le maître du monde entier sera l’Amour.

La voix du vagabond !


La voix du vagabond ! C’est elle, appel au rêve,
Qui me redressera sur la dernière grève
Pour de nouveaux départs et quel nouvel espoir !
Qui parla de mourir ? Je vaincrai l’ange noir
Et mon âme, tout chants et flammes, sur cent ailes
Folles, s’envolera comme les hirondelles
Vers la lumière, et les moissons, et le bonheur,
Malgré la nuit qui vient sur les flots et l’horreur
D’être seul dans le vent futur de la tempête,
Et l’effroi de savoir que je m’enfuis en quête
D’un trop beau paradis interdit à mes pas.

Mais qu’importent les morts, les larmes et les glas,
Et même de ne rien surprendre aux destinées ?
Je suivrai les chanteurs et leurs voix obstinées
Vers les sommets d’azur et les étoiles d’or
Plus haut que n’atteignit aucun mortel essor !
Car, vagabond qui vins, ce jour de quiétude,
Ébranler de tes chants et de ton geste rude
La porte du logis où depuis trop longtemps
Je restais lâche et sourd aux cris des mécontents,
Tu m’as appris qu’il est, par les chemins du monde,
Précurseurs faisant signe à la horde qui gronde,
Quelques voyants de l’avenir, à toi pareils,

Dont le rêve poursuit la course des soleils
À travers le chaos du temps et de l’espace
Vers l’accomplissement des fins de notre race !

Vagabond, par-delà les tombes et les nuits,
Dressant mes mains noires vers l’aube, je te suis !