Une voix dans la foule/La Bonne Mort

Une voix dans la fouleMercure de France (p. 185-188).

LA BONNE MORT

Lorsque la Mort, assise au chevet de mon lit,
Posera sur mes yeux ses lèvres invisibles,
Amis, ne cherchez pas d’oraisons dans les bibles ;
Accueillez le mystère et soyez doux d’esprit.

Je puis mourir sans peur, ayant vécu sans haine.
Mais silence, silence autour de mon sommeil !
Vous ouvrirez plus tard, au déclin du soleil,
Les portes du logis à la rumeur humaine,


Vous me tendrez vos mains vivantes sans gémir ;
Je ne veux pas mourir sans des mains dans les miennes.
Je rêve un soir d’automne où des chansons anciennes
Préluderaient tout bas à l’heure de dormir.

Quand vous me fermerez les yeux au jour du monde,
Je voudrais qu’en la rue, où de l’herbe verdit,
Passassent des amants, ou bien qu’on entendît
Des enfants aux cheveux épars danser la ronde.

Vous m’accompagnerez à mon dernier séjour
Un matin que le ciel sera doux à la terre,
Puis, lents, vous laisserez à sa paix solitaire
Celui qui ne sait plus quand il fait nuit ou jour.

J’écouterai tomber les roses sur les roses,
La saison qui s’en vient sur celle qui s’enfuit,
La neige sur la neige et l’aube sur la nuit.
Quand on est mort, on doit entendre tant de choses,

Même le battement plus lent des cœurs en deuil !
Ah ! revenir un soir à la maison connue
Et troubler d’un baiser celle que j’aurai vue
Seule et se désolant, les yeux lourds, sur son seuil !


Mais parce qu’en la mort la mémoire est si brève,
Combien on doit souffrir ! De celle que j’aimai
Que me restera-t-il aux fleurs du prochain mai ?
L’ombre d’une ombre, hélas ! et le rêve d’un rêve !

Encore un peu d’émoi dans cette âme qui dort,
Et ce sera l’oubli de ce qui fut le monde,
Des parfums dans le vent, des aurores sur l’onde
Et de la voix d’amour qui supplia le Sort.

Je ne serai bientôt que cendre en les ténèbres.
Ô Mort, ainsi soit-il, puisque la loi le veut !
Je ne le maudis pas comme celui qu’émeut
La crainte de blêmir sous tes lampes funèbres.

Je sais que tout hiver prépare un renouveau,
Que la saison d’azur suivra la saison grise,
Et qu’une graine chue au hasard de la brise
Fait éclater un jour les portes du tombeau.

Je mets ma foi dans l’œuvre obscure des années.
Aussi ne priez pas, amis, autour de moi.
Aucun appel, fût-il d’espérance ou d’effroi,
N’a jamais pu fléchir les vieilles destinées.


Ai-je entendu le glas tinter au carrefour ?
Voici ma chair lassée et mon âme assouvie,
Ô toi dont les baisers sont plus doux que la vie,
Mort dont le nom se mêle à celui de l’Amour.