Librairie de Achille Faure (p. 151-170).


XI


Au bout de quelques jours, Albert était guéri. Sa convalescence fut rapide. Mais à mesure qu’il revenait à la santé, mademoiselle Dubois devenait plus anxieuse et plus triste. Elle aimait Albert plus que jamais, et s’en voyait de jour en jour plus ardemment aimée. Chez les êtres les plus purs, certaines intimités ajoutent aux sentiments du cœur des liens indestructibles ; la mère aime plus maternellement l’enfant qui a dormi sur son sein, et la bête seule, ou l’homme qui lui ressemble, peuvent oublier ou dédaigner le souvenir de leurs embrassements. Ces nuits de fièvre chastement passées dans les bras l’un de l’autre étaient pour Albert et Marie un lien nouveau. Et cependant, en se représentant les dangers de leur union et le ridicule dont le monde la couvrirait, mademoiselle Dubois se répétait fermement qu’une séparation était nécessaire.

Une visite de Pauline vint ajouter à cette anxiété les souffrances de l’amour-propre : Pauline semblait avoir abjuré tout attachement pour Albert ; elle n’avait pas même paru touchée de le voir malade, et la raison de ce changement, — outre une rancune d’amour-propre, — était facile à devenir, car Pauline ne parlait plus que de Samuel. Toujours prête à s’occuper des autres au milieu même de ses chagrins, Marie s’inquiéta des sentiments de sa sœur, et l’interrogea. Mais Pauline avait bien autre chose à dire.

— Sois tranquille à cet égard, ma chère, et laisse-moi plutôt te donner un bon conseil, répondit-elle. Marie-toi tout de suite, si tu es capable d’une pareille folie, ou renvoie M. Albert. Tu te rends la risée de toute la ville, et c’est pour notre famille un chagrin qui ne peut se dire. Mon frère est furieux ; il a déclaré que ni lui ni sa femme ne mettraient les pieds chez toi tant que ce petit jeune homme y serait. Vois-tu, puisque le goût de l’amour ne t’était point passé, il ne fallait pas faire la prude et la solitaire, te retirer du monde et paraître mépriser les plaisirs des autres. Il eût mieux valu afficher tes prétentions que de t’exposer à changer de conduite ainsi tout d’un coup à la première occasion. Si tu savais tout ce qu’on dit ! Je n’ose plus aller chez nos connaissances, parce que, sous un air d’intérêt, on ne me parle que de toi ; on me demande ton âge, celui de M. Albert, et ce sont des quolibets… Les uns prétendent que tu as toujours eu le cerveau un peu timbré ; d’autres, et voilà le plus affreux… Tu penses bien qu’on n’a pas dit cela devant moi ; — mais enfin on l’a dit, je le tiens de bonne source — d’autres donc disent… En vérité, je ne sais comment… Il est pénible pour une jeune fille d’avoir à prononcer de ces mots-là… Enfin ils prétendent que M. Albert est… ton amant, et que pour votre honneur à tous deux il est regrettable qu’il soit en même temps ton débiteur.

Marie ne répondit pas, mais elle se leva, quitta Pauline et s’enferma dans sa chambre. L’indignation la bouleversait, et, quelque douce qu’elle fût, elle éprouva cette fois les haines de la colère en même temps que les tortures de l’orgueil. Cependant elle était parvenue à se calmer quand revint Albert, qui avait fait ce jour-là sa première promenade, et rentrait joyeux. Il vit aussitôt que Marie était préoccupée et s’en inquiéta.

Elle voulait tout lui dire et n’en trouva pas la force encore.

— Je crains pour Pauline, lui dit-elle. Elle semble être en intimité déclarée avec M. Samuel. Que signifie cela ? Je n’ai pas confiance en votre ami.

— Est-il possible ? s’écria-t-il troublé, en se rappelant tout à coup l’étrange promesse que lui avait faite Samuel de le débarrasser de Pauline. Oh ! non, ajouta-t-il, ce serait infâme ! — J’ai été bien négligent dans tout ceci, mon amie ; mais dès demain je verrai Samuel. Depuis quelque temps je suis absorbé par une seule pensée ; il faut enfin que je m’explique avec vous, chère Marie. Je crois que vous savez ce que j’ai à vous dire, et pourtant j’ai peur… j’ai peur que vous ne m’aimiez pas autant que je vous aime.

Il prit sa main et la pressa sur ses lèvres. Elle la lui arracha brusquement, et s’enfuit dans sa chambre, où elle éclata en sanglots.

Bientôt elle se demanda ce qu’Albert penserait de sa fuite ; puis elle se reprocha de n’avoir aucune force contre lui, et s’avoua que le monde avait raison de la condamner. En marchant avec agitation dans sa chambre, elle passa devant la glace et se vit parée suivant le goût d’Albert. Elle comprit en ce moment jusqu’où elle avait poussé l’imprudence et la folie dans ses complaisances pour lui. N’avait-elle pas en effet mérité la risée du monde ? Et surtout elle avait failli à son devoir ; elle qui, à double titre, par le sexe et par l’âge, devait être prudente, elle avait obéi aux caprices d’un jeune homme. Oui, mais ce jeune homme était Albert !…

— C’est envers lui surtout que je suis coupable, se dit-elle ; j’aurais dû le quitter le soir du jour où il a découvert une femme encore jeune dans son amie. C’est pour lui que je dois être forte et je le serai !

Elle arracha son joli bonnet, ôta une petite robe de toile à raies bleues qu’elle avait ce jour-là, et reprit son vieil ajustement. Puis, forte d’exaltation et prête à soutenir la lutte, elle rentra au salon, où, plein de tristesse et d’inquiétude, Albert l’attendait. En entendant ouvrir la porte, il se leva pour aller au-devant de Marie ; mais, en la voyant, il demeura stupéfait. Après un instant de silence :

— Que signifie cette mascarade ? s’écria-t-il ; Marie, cela est indigne de vous.

— À présent, dit-elle, que vous n’êtes plus malade, je n’ai pas de motif pour obéir à vos caprices. Je reprends mon goût et ma volonté.

— Votre goût ! répliqua-t-il avec colère, c’est là votre goût !… Votre volonté ! Comment se fait-il que vous vouliez être ridicule ?

— Cela m’importe peu, du moins, répondit-elle en s’asseyant près de la table à ouvrage et prenant une broderie commencée.

Albert se mit à marcher dans la chambre à grands pas, oppressé, pâle, comme si quelque chose au dedans l’étouffait.

Il dit enfin : — Vous voulez que nous nous séparions, Marie.

Elle ouvrit la bouche pour dire : — Je le veux ; mais sa voix s’y refusa ; et, en balbutiant :

— Il le faut, mon ami, dit-elle.

— Votre ami ! répéta-t-il ; c’est ainsi que vous aimez !… Et pourquoi le faut-il ? Montrez-moi la loi divine ou humaine qui nous sépare.

En parlant ainsi, il était revenu près d’elle, et tout à coup, en la regardant, pris d’un accès de rage à la vue de l’affreux bonnet, il le détacha, l’enleva brusquement et le déchira sous ses pieds. Dans ce mouvement, le peigne de Marie tomba, et ses cheveux se déroulèrent. Elle se leva frémissante, l’œil ardent, la narine ouverte, avec un geste souverain :

— Monsieur Schæffer, s’écria-t-elle, ceci est indigne ! Sortez ! je ne supporterai pas vos insultes.

— Ah ! vous me chassez ! C’est bien ! je devais m’y attendre. Adieu !

Il sortit d’un pas rapide. Était-ce pour toujours ? Marie le crut sans doute, car elle jeta son nom dans un cri : « Albert ! » Ce cri partait des entrailles de l’âme, et il eût ramené Albert de bien loin.

Il revint, se jeta aux genoux de Marie et lui demanda pardon en sanglotant. Suffoquée par tant d’émotions successives et contraires, elle pressait convulsivement les mains de son ami, comme pour s’assurer qu’il était près d’elle ; ses beaux cheveux répandus couvraient ses épaules ; sa pose était pleine d’abandon, et sa physionomie si éloquente, qu’en ce moment elle était d’une beauté véritable. À ses excuses Albert mêlait des reproches.

— Pourquoi, disait-il, pourquoi vous plaire à me désoler ainsi ?

Marie retrouva la voix pour se défendre.

— Si vous saviez, Albert, si vous saviez ce qu’on dit… Ah ! pour l’amour de vous-même.

— Que dit-on, chère Marie ?

— Oh ! reprit-elle en frémissant, je ne puis vous rapporter cela ; non, c’est impossible !

Et elle se voila le visage de ses mains. Sa pudeur, encore vierge, n’avait toujours que seize ans.

— Dit-on que je vous aime avec passion, Marie, que vous êtes tout pour moi, qu’il faut que je meure, ou que je sois votre mari ? Oh ! chère bien-aimée, que cela est vrai !

À ces paroles prononcées avec toute l’ardeur et tout l’enthousiasme de l’amour, l’émotion de Marie fut si vive, qu’elle pâlit et que sa tête se pencha sur l’épaule de son amant. Trop d’émotions contraires agitaient la pauvre femme. En même temps que l’amour d’Albert inondait son âme de ravissements, sa raison, ou plutôt le souvenir de ce qu’avait décidé sa raison, repoussait ce bonheur par une horrible violence. Les baisers d’Albert lui rendirent le sentiment de sa dignité, et bientôt elle retrouva le courage de ses résolutions. Mais, trop brisée pour entamer une lutte nouvelle, elle se contenta d’opposer quelques doutes aux espérances et aux projets de son jeune amant. Et, comme elle n’avait pu cacher sa faiblesse, elle ne nia point son amour. En la quittant, Albert, ivre d’enthousiasme, croyait à l’éternité du bonheur.

Le lendemain, il se leva dès l’aube, pressé qu’il était de jouir de la vie. En attendant Marie, il parcourut la maison et le jardin, mêlant ses souvenirs à ses espérances et faisant mille rêves nouveaux. À chaque instant il levait les yeux sur la fenêtre de mademoiselle Dubois, espérant qu’elle allait s’ouvrir. L’agitation de sa joie ressemblait à du malaise ; il allait et venait sans cesse, et ne pouvait ni s’occuper ni rester oisif.

Tout à coup, en passant près du berceau de lilas où il était venu si souvent avec Pauline, il pensa à la promesse qu’il avait faite, la veille, d’avoir une explication avec Samuel. Il courut chez son ami.

Aux premiers mots d’Albert, Samuel éclata en railleries.

— De quoi diable te mêles-tu ? Quels droits as-tu maintenant sur Pauline ? N’a-t-elle pas repris sa parole vis-à-vis de toi, comme elle me l’a promis ? Que vous vous soyez expliqués ou non, qu’importe ? C’est chose faite dans votre volonté. Pauline est majeure et n’a pas besoin de tuteur. Es-tu devenu son grand parent, mon pauvre Albert, ou te considères-tu déjà comme son frère aîné ?

— Samuel, parle-moi sérieusement. Tu ne peux vouloir de gaieté de cœur la tromper et la perdre.

Samuel haussa les épaules.

— Eh ! qui parle de cela ? Sait-on où l’on va et ce qu’on veut ? Mais sois tranquille à l’égard de Pauline, elle est trop avisée pour s’oublier jamais plus qu’il ne faudra. Les femmes sages, mon cher, sont celles qui ont intérêt à l’être.

— Tu ne l’aimes pas, reprit Albert, puisque tu ne songes pas à l’épouser. Pourquoi donc lui parles-tu d’amour ?

— Mais elle est fort piquante et fort gentille. Et, si elle avait cinquante mille francs, je l’épouserais dès demain.

Albert fut indigné, Samuel se moqua de lui.

— Tu viens faire la leçon aux autres, lui dit-il, et tu es fou à lier. — Puis à son tour il le sermonna et couvrit sa passion de ridicule. Albert s’emporta ; ils se séparèrent presque brouillés.

En rentrant, Albert trouva la petite maison silencieuse comme il l’avait laissée. Mademoiselle Dubois n’était pas descendue encore. Elle dort bien tard, pensait-il en allant et venant dans l’allée du jardin. Elle était hier si émue ! peut-être n’a-t-elle pu s’endormir qu’au matin. Et, en se retraçant toute la scène de la veille, il éprouvait mille frémissements de bonheur et d’amour. Qu’il était doux de l’aimer, elle ! Car on ne pouvait aimer nulle autre femme ainsi ! Elle ! Marie ! mademoiselle Dubois ! elle qui avait si bien renoncé à l’amour, qui n’y cédait qu’avec contrainte et presque avec remords ! elle qui par fierté blessée avait pris pour son partage la vieillesse et l’isolement, et qu’il rendait, lui, à la jeunesse et à l’amour ! elle à la fois si supérieure et si simple ! si tendre et si réservée ! Aimer une jeune fille parut à Albert la chose la plus fade et la plus niaise. Des enfants, se dit-il, qui aiment n’importe qui, sans savoir pourquoi. Oh ! qu’elle sait bien aimer, elle !…

— Monsieur, dit une voix qui le fit tressaillir, pourrais-je parler à mademoiselle Dubois ?

Albert se retourna et vit un gros homme à lunettes bleues, rubicond de figure et de maintien important, qui attendait sa réponse.

— Mademoiselle Dubois n’est pas encore levée, monsieur.

— À dix heures et demie ! Elle est donc malade ?

— Dix heures et demie ! répéta le jeune homme. En effet elle pourrait bien être malade.

Il courut à la maison, monta l’escalier, et frappa doucement à la porte de Marie, puis il appela. Rien ne répondit. Elle sera sortie, se dit-il. Où peut-elle être allée ?

Il se retourna vers le gros homme et lui dit que mademoiselle Dubois était absente.

— Monsieur, je suis son notaire. Veuillez lui dire que je l’attendrai chez moi cette après-midi.

Une heure se passa. Albert était à bout de patience, l’inquiétude le prit. Il entra dans le petit salon et ouvrit les volets. Sur la table ronde, une lettre frappa ses yeux, elle portait pour suscription en gros caractères : Pour Albert.

Un frisson lui passa de la tête aux pieds. Il déplia la lettre, vit qu’elle était de Marie, et que Marie l’avait quitté. Pâle comme un mort, il s’appuya sur la table, éprouvant une sensation pareille à celle des rêves, quand on se sent précipité d’une grande hauteur.

Puis il lut toute la lettre, y cherchant quelque indice.


« Cher Albert,

« Je vous fuis, et vous allez me maudire. Vous serez désolé, mon Albert. N’oubliez pas combien je vous aime et qu’il me faut beaucoup d’amour pour trouver le courage de vous quitter. Qu’allez-vous devenir seul dans ces premiers moments ? Que ne puis-je essuyer vos larmes et vous consoler ! Ou plutôt pourquoi suis-je forcée de vous affliger ?…

« Je ne puis vous dire à quel point je souffre. Vous êtes là, près de moi, tranquille… Vous étiez, il y a deux heures, si heureux… J’ai pris cette résolution après vous avoir quitté, tout de suite. En votre présence je ne puis vouloir que ce que vous voulez. Mais si je ne partais pas cette nuit, peut-être plus tard serait-ce impossible : vous exigeriez ma promesse, je vous la donnerais… Hélas ! nous n’avons que trop attendu… Et cependant, Albert, le souvenir de votre amour est tout ce qu’il y aura de précieux et de cher dans ma vie. Mais écoutez-moi.

« J’ai près de dix ans de plus que vous ! Dieu ne nous a pas faits pour être unis, puisqu’il nous a jetés dans la vie à ce long intervalle. Puis, le monde insulterait à notre union. Vous méprisez cela, mais écoutez-moi encore : il est bien avéré que dans le mariage, au bout d’un temps, l’enthousiasme cesse avec les illusions. Alors on devient sensible à des choses que d’abord on n’avait point senties, et l’on juge de sang-froid sa situation. C’est alors, Albert, qu’il me faudrait mourir de honte et de douleur.

« Mais on ne meurt pas dès qu’on le désire. Alors quel supplice, grand Dieu ! que de traîner près de vous mon existence en flétrissant la vôtre !

« Cher Albert, la vie des hommes est, pour une grande part, extérieure. Ils ont avec l’opinion des rapports incessants. Vous sentiriez bientôt l’influence de cette opinion, elle vous pénétrerait malgré vous. — Et si vous rencontriez un jour une femme jeune, séduisante, naïve, jeune, enfin, et qui vous semblerait bien mieux faite pour être votre compagne… Que deviendrais-je, Albert ? Dieu défend le suicide. Que deviendrions-nous ?

« Et puis nous sommes aussi trop pauvres pour nous unir. Quand il faut sans cesse et sans relâche acheter son bonheur au prix d’un travail souvent insuffisant, la misère, dit-on, tue bien vite l’amour. Si les femmes les plus jeunes et les plus aimables ont cet écueil à craindre, comment oserais-je le braver ?

« Albert, tout m’ordonne de vous sauver de votre folie. Soyez courageux, mon bien cher ami. Et, pour ne pas m’en vouloir, cherchez à deviner tout ce que je souffre, et songez à tout ce que je sacrifie. Vous reconnaîtrez plus tard que j’ai eu raison. Ne cessez pas tout à fait de m’aimer, Albert ; nous nous reverrons un jour… quand je serai tout à fait vieille et quand vous serez marié. Je ne pourrais vous dire adieu pour toujours. Albert, ne me maudissez pas. Je ne vivrai plus, moi, que de votre pensée. Adieu. Soyez fort. Soyez l’ami de vous-même en mon absence. Adieu, mon Albert ! »

Au-dessous de cette ligne, la plume, en essayant de tracer quelques mots encore, n’avait fait, sur le papier trempé, que des tâches bleuâtres. Tout au bas de la page, Albert vit ce mot, en grosses lettres : « Au revoir ! » puis ce post-scriptum.

« Il y a cent francs dans le secrétaire du salon. Veuillez vous en servir, je vous en prie, au nom de notre chère amitié d’autrefois. »