Librairie de Achille Faure (p. 171-200).


XII


Albert courut d’abord chez Pauline. C’était porter une belle proie à l’amour-propre offensé d’une ancienne amante. Elle savoura le désespoir d’Albert et en fit tout à son aise une humiliation. Elle nia qu’elle eût reçu confidence du départ de Marie, mais sa méchanceté lui fournit assez d’esprit pour tenir Albert dans le doute à cet égard. Il eut à subir le persiflage le plus insultant, non-seulement sur lui, mais sur son amie, et sortit, plein d’agacement, de colère et d’irritation, un peu plus malheureux qu’il n’était entré. À la fin pourtant, il se dit que Marie ne pouvait avoir confié son secret à cette vaine et méchante enfant, et dès lors il ne songea plus à Pauline. Il passa trois jours à Lausanne, occupé de recueillir le plus discrètement possible des informations sur la route que Marie avait prise. Il ne put rien découvrir et partit pour Genève.

Il savait le nom et l’adresse de l’ami de Marie. Il alla chez lui et le conjura de lui dire si mademoiselle Dubois était à Genève. L’étonnement du digne homme, bien plus que ses paroles, attesta qu’il ne l’avait point vue. Alors Albert se souvint que Marie avait à Berne une cousine à laquelle elle écrivait quelquefois. Lui-même un jour avait mis à la poste une de ces lettres. Par un effort de mémoire, il se rappela le nom et la rue, et partit pour Berne aussitôt.

La cousine de Marie se nommait madame Muller et demeurait sur la place de l’Hôtel de Musique. Ce fut une servante qui ouvrit. Albert demanda mademoiselle Dubois. — Elle n’est pas ici, répondit la fille. — Est-elle sortie depuis longtemps ? — Ce n’est pas ici qu’elle demeure. Albert, ne se décourageant pas, demanda à parler à dame Muller.

On l’introduisit en présence d’une femme de quarante ans, au maintien froid, au regard sévère, qui se montra surprise et formalisée des questions d’Albert. Elle n’avait pas vu sa cousine depuis deux ans. Elle en recevait quelquefois des nouvelles ; mais elle ignorait ses projets de voyage, et ne comprenait pas comment il se pouvait faire qu’un ami fût à sa recherche. Elle pria ironiquement Albert de ne pas s’engager trop loin dans un pareil système d’investigations.

Il osa insister, demandant, au nom d’intérêts sacrés, avoir une seule fois mademoiselle Dubois, après quoi il resterait soumis à ses ordres. Madame Muller se leva de l’air d’une personne qui ne peut se compromettre plus longtemps avec un insensé ; et, montrant poliment le chemin à Albert, elle le conduisit à la porte de la rue qu’elle referma sur lui. Cependant il y eut dans l’air de cette femme, ou dans l’air de cette maison, quelque chose qui émut l’espérance ou le pressentiment d’Albert. Afin de surveiller les abords de cette demeure, il chercha sur la place un logement vacant, et il eut le bonheur d’en trouver un qui était assez proche de chez madame Muller pour qu’il put voir, des fenêtres, toutes les personnes qui entraient chez cette dame ou qui en sortaient. C’était une chambre au troisième étage, dans la maison d’un marchand mercier, dont le magasin occupait le rez-de-chaussée. Albert en prit possession. Accoudé sur sa fenêtre une moitié du jour, il employa l’autre moitié à parcourir la ville. À l’heure des cérémonies religieuses, on le voyait successivement dans tous les temples ; il allait des promenades fréquentées aux points de vue solitaires, attentif, inquiet, cherchant toujours.

Il y avait une semaine qu’Albert était à Berne quand un jour, passant devant la porte de madame Muller, il en vit sortir un homme que déjà plusieurs fois, du haut de sa fenêtre, il avait remarqué allant et venant dans cette maison comme un de ses habitants. Cet homme, regardant Albert, fit une exclamation et marcha droit à lui la main ouverte, de l’air content et affectueux qu’on prend dans une agréable rencontre.

— Vous ne me reconnaissez pas, dit-il, répondant à l’air étonné d’Albert. Comment va notre ami Samuel Monnaz ?

— Samuel ? répéta Albert. Bien, je crois. Il y a quelque temps…

— N’habitez-vous plus Lausanne ? Vous êtes bien M. Albert Schæffer ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, ne vous souvenez-vous pas de ce dîner où nous nous rencontrâmes chez Samuel ? Nous étions une douzaine. J’eus le plaisir de causer avec vous, et le lendemain, quand j’allai visiter ma cousine, mademoiselle Dubois, apprenant que vous étiez son locataire, je vous demandai, vous étiez sorti. En vous apercevant tout à l’heure, je vous ai reconnu tout de suite.

— Et moi aussi, je vous remets parfaitement à présent, dit Albert avec vivacité. Et je suis enchanté de cette rencontre et très-reconnaissant de votre souvenir.

Ainsi parlant, il pressait avec effusion la main de l’étranger dont il ne se rappelait cependant en aucune façon le nom et les traits. Mais pouvait-il ne pas profiter d’une rencontre si inespérée ? Cet homme sortait de chez madame Muller, et il était parent de Marie.

— Oui, répéta-t-il encore, je me rappelle très-bien… Vous vous nommez…

— Frantz Hofer.

— Frantz Hofer, c’est cela. Et vous habitez Berne ?

— Ici sur cette place, chez ma sœur, une veuve qui s’appelle madame Muller. Vous viendrez me voir. Ma sœur est une grande amie de mademoiselle Dubois. Et comment se porte la chère cousine ?

Cette question déconcerta complètement Albert.

— Vous ne l’avez pas vue… depuis longtemps ?…

— Non ; pas depuis mon voyage à Lausanne.

— Voulez-vous que nous entrions ici ! continua M. Hofer en ouvrant la porte d’un café. J’aurai le plaisir de causer un moment avec vous, et, puisque vous êtes étranger à Berne, si je puis vous être bon à quelque chose… Comment Samuel ne vous a-t-il pas adressé à moi !

Ils passèrent ensemble le reste de la soirée et firent assaut de cordialité l’un pour l’autre. On eût dit qu’ils avaient pour cela chacun quelque raison secrète.

Depuis, ils se rencontrèrent souvent. Albert alla quelquefois chez Frantz. Le cœur lui battait fortement dans cette maison où il soupçonnait toujours que pouvait être Marie ; et cependant, plus il y pénétrait, plus cet espoir s’affaiblissait en lui. Peut-être même n’était-ce que faute d’un autre aliment que l’espérance d’Albert s’attachait là, et c’était par la même raison que la connaissance de Frantz lui était précieuse, malgré le peu d’avantage qu’elle paraissait offrir à sa recherche.

Secondés l’un et l’autre par une bonne volonté mutuelle, ils étaient intimes au bout d’un mois. Il se trouva que Frantz, qui était très-répandu à Berne, connaissait le propriétaire du logement d’Albert. Bon gré, mal gré, il présenta son ami dans la maison, et le recommanda chaudement aux soins de madame Leüg, la femme du marchand mercier. Albert ne put s’empêcher de reconnaître par quelques visites les soins et les complaisances dont il fut l’objet. Son air sérieux et triste lui attira l’estime du mercier, un digne homme qui déclamait souvent contre les folies de la jeunesse d’à présent et qui cherchait un mari posé pour sa fille. Madame Leüg le trouvait très-intéressant. Louisa Leüg, fille de vingt ans, aux yeux bleus, au maintien modeste, fut la seule de la famille qui n’exprima pas son opinion.

De temps en temps, Albert se hasardait à questionner Frantz Hofer sur mademoiselle Dubois ; mais les réponses qu’il recevait lui enlevaient l’espérance de savoir quelque chose d’elle par ce nouvel ami. Frantz paraissait croire que mademoiselle Dubois habitait toujours Lausanne, et madame Muller n’en avait point de nouvelles. À son tour, Hofer vint à interroger Albert sur les motifs de son séjour à Berne. Je cherche quelque chose à faire, fut la réponse d’Albert, qui n’avait plus d’argent.

— Eh ! mais, s’écria Frantz, vous seriez mon homme. Voulez-vous me remplacer ?

— Comment cela ?

— Voici la chose. Je suis employé depuis trois ans, comme vous savez, dans une maison de banque de cette ville, où, moyennant six heures de travail par jour, mes appointements sont de deux mille francs. Or, tout récemment, une vieille tante que j’ai à Leipzig, étant devenue veuve, désire m’avoir chez elle pour l’aider dans son commerce et très-probablement pour me faire son héritier. La chance n’est pas à dédaigner. Je partirais donc sans délai, s’il m’était possible de laisser mes patrons dans l’embarras. Comme ils ont toute confiance en moi, ils m’ont chargé de procurer moi-même celui qui doit me remplacer. Et si cela vous convient…

— Vous me donnez là une preuve de confiance… ! dit Albert étonné.

— Ne sommes-nous pas amis ! Un mois ne suffit-il pas pour se connaître ! D’ailleurs, avant de vous rencontrer ici, je savais parfaitement quel homme vous êtes, et c’est pourquoi j’ai recherché votre connaissance. Voyons, acceptez-vous ?

— Mais, dit Albert, êtes-vous sûr d’abord qu’on m’acceptera ?

— Présenté par moi, cela est certain.

Le lendemain, ils allèrent ensemble chez MM. C. et W., riches banquiers de Berne. Albert fut accepté. Sous la direction de son protecteur, il se mit au courant du travail ; huit jours après, il était employé en titre.

Sa position matérielle ainsi assurée, il n’en fut ni plus gai ni plus heureux. Il ne contracta aucune liaison nouvelle, il resta comme sourd et aveugle au milieu du monde qui l’entourait. Toute sa vie se concentrait au dedans de lui, dans un regret inaltérable et dans une morne et vague espérance. Quand son travail était fini, il recommençait à parcourir la ville et ses environs. Quelquefois il passait des heures, le soir, devant la maison de madame Muller, les yeux fixés sur les fenêtres éclairées, mais revêtues d’épais rideaux. Une ombre que parfois il entrevoyait, quoique incertaine et bien affaiblie, lui faisait battre le cœur. Était-ce folie d’un cerveau trop absorbé ? Il y avait deux ombres de femmes. Qui donc veillait avec madame Muller ?

Il allait aux concerts et à l’opéra. Bien qu’autrefois Marie fréquentât peu ces lieux publics, il savait qu’elle aimait beaucoup la musique. Mais il n’écoutait rien jusqu’à ce qu’il eût entrevu les uns après les autres tous les visages qui étaient là. Après quoi, si la musique était triste, il restait, la tête appuyée sur ses mains ; autrement, il s’en allait.

Il fit deux voyages à Lausanne et à Genève. Dans cette dernière ville ses démarches furent aussi infructueuses que la première fois. À Lausanne, il vit la petite maison fermée, le jardin triste et silencieux, et il apprit avec grande surprise que Samuel avait épousé Pauline. Mais il n’alla point les voir, se rappelant combien Samuel avait raillé son amour, et sûr que de ce côté on ne lui apprendrait rien touchant Marie, quand même on en saurait quelque chose.

Les camarades d’Albert l’avaient surnommé le triste, et il avait fini par être connu à Berne sous ce nom. Bien des femmes se demandaient quel malheur était arrivé à ce beau jeune homme et pourquoi il allait ainsi dans la rue, les regardant tour à tour sans en fixer aucune.

Toutes ses relations à Berne se réduisaient à la famille Leüg. Le brave mercier avait toujours quelque chose à dire à son locataire quand il le rencontrait, et plus d’une fois, par ses instances importunes, il entraîna le jeune homme dans un petit salon où Louisa se tenait une partie de la journée, brodant ou faisant de la musique. Là, M. Leüg forçait Albert de s’asseoir à une petite table sur laquelle Louisa apportait soit une choppe de bière fraîche et mousseuse, soit d’excellentes liqueurs ; puis le mercier parlait de son commerce, de ses projets, de ses espérances, de sa fortune. Il lui arriva même une fois de dire qu’il préférerait un gendre sage et laborieux, quoique sans fortune, à un jeune homme d’à présent, amoureux de plaisirs et de vanité, quoique riche. Mais Albert ne remarqua point ce propos et ne vit pas davantage qu’à ce moment Louisa rougit en baissant la tête sur son ouvrage. Cependant il ne lui avait pas échappé que cette jeune fille avait un esprit distingué, un caractère aimable, et quelquefois il s’arrêtait à causer avec elle, non sans intérêt et plaisir. Mais cela ne diminuait pas sa tristesse, et sa recherche, quoique de plus en plus dénuée d’espérance, avait pris chez lui le caractère d’une habitude ou d’un instinct.

Dix mois se passèrent ainsi.

Un jour, il vint de Leipzig une lettre à l’adresse d’Albert. Elle était de Frantz. Il y avait ce post-scriptum : « À propos, j’ai à vous mander une curieuse nouvelle touchant ma cousine Marie Dubois, que vous connaissez bien. Ma sœur a reçu d’elle une lettre d’adieu où Marie lui annonce qu’elle part pour les États-Unis, à la suite d’une famille anglaise, en qualité d’institutrice. Notez qu’elle ne dit pas le nom de cette famille, ni celui de la ville ni du district où elle se rend ; seulement, elle annonce qu’elle ne reviendra pas avant dix ans. Tout cela ne me surprend qu’à demi, car j’ai toujours connu ma cousine pour une personne très-originale.

Cette nouvelle portait le coup mortel aux espérances d’Albert. Eût-il été millionnaire — et il n’avait pas même de quoi se rendre au Havre — c’eût été folie complète que d’entreprendre la recherche d’une femme dans une foule de vingt millions d’individus. Il fallait donc y renoncer. Il avait rencontré le seul être qu’il pût aimer avec délices, il le sentait bien. Il savait qu’elle était malheureuse à cause de lui, il savait qu’il serait toujours malheureux loin d’elle. La vie se trouva tout à coup pour lui dépourvue d’intérêt et d’espérance, maladie mortelle. Une fièvre le saisit et le mit en danger.

Heureusement il se trouva, pour soigner le pauvre Albert, deux femmes dévouées comme une mère et comme une sœur. C’étaient madame Leüg et sa fille. Quand la connaissance lui revint, il les vit toutes deux près de lui et leurs mains dans les siennes. Il les embrassa en pleurant. Elles crurent à des larmes de reconnaissance ; mais c’était toujours son rêve évanoui que pleurait Albert.

Sa convalescence fut lente et pénible. Il se remit cependant et reprit son travail ; mais il était encore plus sombre et plus absorbé qu’auparavant. Les seuls moments où il s’efforçât de marquer un peu d’intérêt pour quelque chose étaient ceux qu’il passait dans la famille du mercier, où depuis sa maladie on le traitait comme un fils. Profondément reconnaissant, Albert désirait leur être utile. Il mit de l’ordre dans la comptabilité un peu embrouillée du mercier, qui n’en était pas moins un des commerçants les plus heureux et les plus habiles de la ville de Berne ; et plusieurs fois il obéit aux ordres de madame Leüg qui, en vue de le distraire, priait Albert de les accompagner, elle et sa fille, au spectacle ou à la promenade.

Cependant, il écrivait à Frantz Hofer :

« Je ne veux pas, cher ami, quitter, sans vous en prévenir, le poste que vous m’avez confié, ni partir sans vous faire mes adieux. On prépare en Angleterre un navire pour aller faire des découvertes au pôle. Dans un mois, c’est-à-dire quand j’aurai gagné l’argent nécessaire pour faire le voyage de Londres, j’irai offrir mes services pour cette expédition. »

Peu de jours après, Frantz Hofer arrivait à Berne. Il épuisa les meilleurs arguments sans rien changer à la résolution de son ami. Albert ne lui fit pas de confidence ; il répéta obstinément qu’il avait le goût des aventures et qu’il s’ennuyait à Berne. Frantz lui offrit en vain de l’emmener à Leipzig. Ce digne ami, ne pouvant se résoudre à abandonner Albert, ajournait continuellement son départ. Un jour, arrivant plus échauffé qu’à l’ordinaire :

— Il faut que vous soyez fou, Albert ! s’écria-t-il ; le bonheur est à votre porte, et vous le fuyez.

— Qu’appelez-vous bonheur ? demanda le triste Albert.

— Louisa Leüg, pardieu ! Et pourquoi ne l’appellerait-on pas ainsi ? Elle est douce, belle, sage, instruite, charmante. Elle vous aime. Pourquoi ne l’épouseriez-vous pas ?

— Vous rêvez, Frantz. Mademoiselle Louisa ne m’aime pas, et d’ailleurs…

— Je viens de causer avec le père Leüg, et j’ai bien vu qu’il ne demandait qu’à vous donner sa fille. Mais il n’y a que vous qui ne sachiez pas cela. Tout le monde vous marie avec elle.

— On a tort, dit Albert.

— Eh bien, vous l’avez compromise. Belle récompense pour leur amitié !

— Est-ce ma faute, Frantz, si nous avons de telles mœurs, qu’un homme ne puisse un moment s’arrêter près d’une femme sans la compromettre ? Ai-je donné le moindre fondement raisonnable à cette opinion ?

— Soit ; mais si ce n’est pas votre faute, ce n’est pas non plus la faute de cette pauvre Louisa.

— Frantz, je vous le jure, dit Albert d’un ton solennel, la chose la plus impossible pour moi entre toutes, ce serait d’adresser à une femme des serments de mariage avec des mots d’amour. Ne parlons plus de cela. Je hâterai mon départ.

Le lendemain, cependant, Frantz disait encore :

— Maintenant, je suis sûr que Louisa vous aime : elle rougit quand on prononce votre nom.

Cela n’eut d’autre effet que de désoler Albert. Il ne rentra plus chez lui, il évita Louisa et pressa les préparatifs de son départ. Il avait depuis un mois prévenu la maison C. et W., mais il fut bien étonné quand il apprit que son successeur était Frantz. — Je suis brouillé avec ma tante de Leipzig, dit celui-ci. Albert n’en demanda pas davantage.

Un matin d’octobre, c’était la veille du départ d’Albert, en se levant, il ouvrit sa fenêtre. L’air était doux et pur, la ville s’éveillait, les magasins s’ouvraient, les laitiers en costumes d’Armailli roulaient leurs charrettes de porte en porte, les servantes ébouriffées apparaissaient au seuil des maisons. La brume du matin, épaisse encore, enveloppait les toits ; mais, à la gauche d’Albert, à l’horizon, derrière un pic de neige, une aurore lumineuse allait s’élargissant à mesure que le soleil montait.

Albert achevait de s’habiller quand il entendit frapper un coup à sa porte. Frantz entra. Il avait un air étrange.

— Êtes-vous prêt à sortir, Albert ?

— Tout à l’heure.

— Allons, dépêchez-vous.

— Qu’y a-t-il ? dit Albert.

— Il y a, cher ami, que je vous apporte un jour de fête. Venez et suivez-moi.

— Où donc ?

— En paradis.

— Frantz, dit Albert dont le cœur se mit à battre avec violence, expliquez-vous, je vous en prie.

— Mes lèvres sont scellées par une promesse ; mais je vois à présent que vous allez me suivre, serait-ce en enfer.

— Je suis fou, se disait Albert en chemin. Une seule pensée m’occupe, et j’y rapporte les actions d’autrui. C’est quelque bizarrerie de Frantz.

Mais lorsque Frantz s’arrêta devant la maison qu’il habitait et qui était celle de madame Muller, Albert devint pâle et tremblant.

Pourtant, il se disait encore :

— Il me mène chez lui. Quoi de plus simple ! Ce n’est pas la première fois.

Comme à l’ordinaire, Frantz lui fit monter l’escalier ; mais, au lieu de conduire Albert dans sa chambre, il frappa doucement à la porte d’une autre pièce. La porte s’ouvrit, et une femme parut. Albert jeta un grand cri, un cri par lequel un an de souffrance acclamait une vie de bonheur ; puis il fléchit sur ses genoux et faillit s’évanouir aux pieds de Marie.

Presque aussi émue que lui et disant seulement d’une voix entrecoupée :

— Albert ! cher Albert ! me pardonnez-vous ?

Elle le fit asseoir auprès d’elle sur un divan. Et le regardant, ses larmes coulèrent.

Comme vous êtes changé ! dit-elle.

Ai-je assez souffert maintenant ? demanda-t-il.

— Oh ! Albert ! Voulez-vous accepter toute ma vie en expiation de mes torts, de mes doutes ?

Il la serra dans ses bras.

— Obstiné, cher obstiné ! dit-elle. Vous êtes donc plus fort que la raison, mon Albert ; vous êtes donc plus vrai que la sagesse ! Oh ! je ne croirai plus que vous désormais.

— Est-ce bien certain ? dit-il, attachant ses yeux sur ceux de Marie.

— Je vous le promets, Albert.

— Dans huit jours vous serez ma femme.

Elle rougit, et appuyant sa tête sur le sein d’Albert :

— Puisque vous ne voulez pas être heureux sans moi, répondit-elle, il faut bien nous risquer à être malheureux ensemble.

Il ne pouvait se lasser de la regarder. C’était bien elle ; mais elle aussi, elle avait changé. Par quelle magie s’était-elle parée de grâces nouvelles ? Autrefois, simple et un peu trop uniforme, elle portait humblement ce qu’elle avait de beauté ; à présent, je ne sais quoi de vif et de charmant qui éclatait en elle captivait l’esprit en même temps que les yeux. Avait-elle besoin de jeunesse et pouvait-on songer qu’elle n’en eût pas ? Elle avait trouvé peut-être le secret si rare de ces longues royautés d’amour qui défient le temps. Peut-être ne l’avait-elle pas cherché ? Elle avait reçu la grâce par le baptême de l’amour ; et parce qu’elle était aimée, elle se sentait reine.

Une légère coiffure de dentelle et de rubans ornait sa tête. Son corsage laissait admirer le dessin de sa taille et la blancheur de son cou. Ses bras ronds et blancs, qu’Albert voyait pour la première fois, sortaient de ses manches ouvertes, entourés de dentelles. Ses yeux brillants et humides, attachés sur les yeux de son amant, se baissaient tout à coup ; elle souriait, disait quelque douce ironie ; après quoi, elle fondait en larmes en l’embrassant comme un frère ou comme un fils ; elle se courbait, dans un mouvement de remords et de tendresse enthousiaste, jusqu’à ses genoux ; puis, pour calmer l’ivresse d’Albert, elle retrouvait le ton de cette aimable sagesse et de cette raison supérieure qui, dans les premiers temps de leur amitié, donnaient tant d’intérêt à leurs entretiens.

Quinze jours s’écoulèrent. Ils avaient oublié les peines de l’absence et parlaient surtout d’avenir. Albert s’étonna parfois de trouver Marie mystérieuse sur quelques questions ou insouciante sur d’autres ; mais il ne s’en occupa guère. Il n’habitait plus ce cercle d’intérêts, d’habitudes et de relations banales qu’autour de soi chacun nomme le monde ; il ne vivait que dans son bonheur. Il ne quittait plus Marie et ne bougeait de chez madame Müller, qui n’était plus revêche et l’appelait mon cousin. Il trouva tout simple que Frantz le remplaçât tout de suite à la maison de banque. Aussitôt après leur mariage, ils devaient retourner à Lausanne, où Marie avait semblé croire qu’il serait facile de trouver une occupation lucrative pour Albert.

Le jour du mariage arriva. Au sortir du temple, Albert vit une chaise de poste qui attendait. Frantz et madame Müller embrassèrent les nouveaux époux en leur disant adieu.

— Mais où allons-nous ? demanda Albert.

En Italie, répondit sa femme.

— En Italie ! répéta-t-il, étonné d’entendre Marie plaisanter ainsi.

Frantz et madame Müller se mirent à rire. Marie était déjà dans la voiture ; Albert monta, et la chaise de poste partit au galop.

— Nous voici donc seuls à jamais, et tout de suite ! s’écria Albert en prenant sa femme dans ses bras. Tout ce que vous faites est enchanteur, Marie.

— J’ai choisi l’Italie sans vous consulter, dit-elle ; mais si vous préfériez aller en Allemagne ou en Grèce…

— Vous vous moquez, répondit-il. Mais pourquoi cette plaisanterie ? Quel besoin avez-vous de plaisanter, Marie, aujourd’hui, en ce moment ?

— Cher ami, reprit-elle en souriant, je vais vous raconter un conte de fées.

« Quand j’étais petite, j’avais un parrain de vingt ans qui m’aimait beaucoup. Il me prenait sur ses genoux, m’appelait sa petite femme, et me faisait promettre de l’épouser lorsque je serais grande et qu’il serait riche. Il partit pour le Brésil ; on n’eut pas de ses nouvelles, et bientôt on ne pensa plus à lui ; moi-même, ingrate, je l’avais oublié. Cependant il se souvenait de moi. N’ayant plus de parents, il est mort en me léguant sa fortune. C’est ce que venait m’apprendre mon notaire le jour où j’ai quitté Lausanne, quand il vous a rencontré. Nous avons trois cent mille francs, continua-t-elle en remettant un portefeuille à Albert, et j’en ai donné cinquante mille à Pauline, qui est maintenant la femme de Samuel, sans compter dix mille au cousin Frantz pour le décider à vous céder son emploi.

— Quoi ! s’écria-t-il, c’était vous qui me protégiez ainsi. Puis il ajouta : — Et c’est vous ! c’est vous, Marie, qui avez voulu me faire épouser Louisa !

— Non, répondit-elle vivement ; j’ai pensé un instant à ce moyen de vous éprouver, mais ma conscience me l’a fait rejeter. Devais-je exposer une femme au danger de vous aimer sans être aimée, assurer mon bonheur aux dépens de son repos ? Non, Albert ; vos relations avec la famille Leüg se sont enchaînées d’elles-mêmes, et, songez-y mieux, est-ce moi qui vous avais choisi ce logement ? Seulement, ajouta-t-elle en pâlissant à ce souvenir, j’ai eu le courage de vous faire proposer ce mariage par Frantz quand j’ai su que le père Leüg vous désirait pour gendre et que Louisa vous aimait. Oui, mais ce tort-là, mon Albert, j’en ai trop souffert pour vous en demander pardon.

— Oh ! je ne vous pardonnerai jamais d’avoir tant comploté contre notre bonheur, dit-il en la serrant dans ses bras.

Après un instant de réflexion, il s’écria, saisi d’amertume :

— Ainsi, c’est au hasard d’un héritage, c’est à un inconnu que je vous dois ! Et si vous étiez restée pauvre, vous m’auriez toujours éloigné de vous !

— Albert, cher Albert, dit-elle, toute ma raison d’être et d’agir est l’amour profond que j’ai pour vous. Ne soyez donc pas trop sévère. Pour me permettre d’être heureuse, il me fallait la certitude que vous ne pouviez être heureux sans moi. Ne me grondez pas aujourd’hui, ajouta-t-elle en effleurant de ses lèvres le front d’Albert.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cinq ans après, Albert et Marie étaient assis sous un bosquet d’érables dans le jardin de leur maison de campagne située près de Nice. Marie avait sur ses genoux un bel enfant de quatre ans. Un autre de deux ans à peine se roulait sur l’herbe aux pieds d’Albert.

Tout à coup l’aîné des enfants s’écria : — Maman, je vois un fil blanc dans tes cheveux ; et, avec la brusquerie de son âge, plongeant la main dans la chevelure de sa mère, il saisit le fil argenté. Albert le lui enleva et chercha en souriant le regard de Marie. Mais elle détournait son visage, peut-être pour cacher une vive rougeur qui le colorait. Albert prit l’enfant et l’envoya jouer ; puis, se penchant vers sa femme : — Eh quoi ! lui dit-il, te voilà tout attristée pour un premier cheveu blanc ! — Elle essaya de sourire, mais une larme se détacha de ses cils et roula sur sa joue.

— Ah ! dit vivement Albert, toujours ce regret ! toujours cette inquiétude ! Folle ! ingrate ! qui insultes par le doute à notre bonheur.

Elle attacha sur son mari des yeux pleins de tendresse et de prière : — Non, dit-elle, je n’ai rien à désirer dans le présent, tu le sais. Quelquefois seulement je crains l’avenir.

— Écoute, chère bien-aimée, lui dit-il, une vérité qui clora ce sujet pour toujours. La femme aimée, quelle qu’elle soit, Hélène ou Fanchon, Cléopâtre ou Maritorne, c’est toujours, vois-tu ! la femme aimée ; c’est-à-dire l’unique et l’incomparable, et, pour la lèvre de chaque amant, la coupe de toutes les délices et de toutes les voluptés. De même, quand la soif de la passion est calmée, celle qu’on a aimée, Marie, c’est toujours, quelle qu’elle soit, la femme qu’on a aimée, pour les uns, plus rien, pour d’autres, au contraire, l’être le plus cher, le plus doux, le plus sympathique de ce monde. Laisse blanchir tes cheveux, mon amie ; nous sommes tous deux ensemble vieux comme notre amour et jeunes comme notre tendresse.


FIN.