Librairie de Achille Faure (p. 137-150).


X


Cédant aux instances, aux importunités, parfois même aux emportements d’Albert, mademoiselle Dubois avait fait dans son costume des modifications qui produisaient un changement complet. Sa taille, débarrassée du vêtement qui l’enveloppait, se montrait souple, mince et gracieuse. Autour de son front d’une admirable beauté ondulaient d’épais bandeaux, et le réseau de tulle et de ruban qui, sans les couvrir, voilait par derrière les masses de ses cheveux, ne servait qu’à augmenter l’éclat de ses doux yeux noirs. Quoiqu’elle eût peu de relations, il devait arriver et il arriva qu’une ou deux personnes la surprirent dans cette toilette. Moins de huit jours après, l’histoire du locataire et des bonnets de mademoiselle Dubois était devenue un scandale public.

Elle pressentait ce danger ; elle se reprochait sa faiblesse et ses inconséquences, et cependant la parole mourait sur ses lèvres quand elle les ouvrait pour demander à Albert de quitter Lausanne. Elle devinait que la réponse d’Albert serait un aveu. Elle savait avec quelle colère et quelle douleur il accueillerait son refus. Elle ne savait pas si elle s’empêcherait de le serrer dans ses bras et de lui laisser voir toute sa tendresse.

Mademoiselle Dubois n’était ni faible ni passionnée. Seule et ne relevant que d’elle-même, ses actions étaient calmes, fortes et admirablement lucides. Mais sa grande bonté faisait qu’en toute circonstance, elle était facilement pénétrée par le sentiment d’autrui. Et vis-à-vis d’Albert, c’était bien autre chose. Elle était devenue sa protectrice et son amie, par estime d’abord, et par la sympathie qui existait entre leurs caractères ; puis leur intimité journalière, la confiance qu’il lui témoignait, l’élévation et la chaleur de sentiment qu’elle découvrait en lui, l’avaient peu à peu si profondément attachée, qu’Albert était devenu le centre et le but de toute sa vie. Elle avait senti par moments le danger de cette amitié. Au temps de ses amours avec Pauline, les confidences du jeune homme la troublaient, et sa joie ne la rendait pas heureuse. Elle sentait le besoin de s’éloigner d’eux ; puis, seule, elle souffrait de sa solitude. Quelquefois, les caresses fraternelles d’Albert, l’expression enthousiaste de son amitié, l’avaient trop vivement émue. Cela était naturel et inévitable : elle devait aspirer à posséder la première place dans le cœur d’Albert. Ne l’aimait-elle pas plus que tout autre ? Cependant sa force de caractère et sa raison l’avaient toujours gardée de cet entraînement, et maintenant encore, s’il n’avait fallu combattre qu’elle-même, elle eût promptement triomphé. Mais elle ne savait point résister aux volontés d’Albert. Depuis bientôt un an qu’il était l’objet de ses constantes sollicitudes, il avait pris sur elle tout l’empire d’un enfant gâté. Quelle femme, d’ailleurs, sait être forte contre celui qu’elle aime ?

Cependant mademoiselle Dubois repoussait avec énergie la pensée d’épouser Albert. Elle connaissait trop bien son ami pour ne pas être sûre que telle était déjà sa volonté, puisqu’il se laissait aller à de l’amour pour elle. Mais elle eût été indignée contre elle-même si elle eût seulement hésité. Elle désirait donc, tout en la redoutant, une explication entre eux, qui amènerait une séparation nécessaire ; car la pauvre fille se sentait de plus en plus envahie par cet amour, auquel elle ne voulait pas se livrer. Mais Albert se taisait. Tandis que l’amour éclatait sur son visage et dans tous ses actes, il n’osait ou ne voulait pas en prononcer le nom, et Marie serait morte d’angoisse plutôt que de le prononcer la première. Elle avait gardé sur ce point ses timidités de jeune fille. Il fallait donc attendre. Mais chaque instant rendait une séparation plus difficile. Albert ne la quittait plus. Si elle se renfermait dans sa chambre, elle savait qu’il était là, dans l’allée du jardin, en face de sa fenêtre, et elle ne pouvait s’empêcher d’y jeter les yeux.

Elle sortit furtivement un jour, espérant trouver, dans la solitude au milieu de la campagne, un peu plus de courage et peut-être une bonne inspiration. Albert s’aperçut bientôt de son absence et sortit aussi dans l’espoir de la rencontrer. Après avoir longtemps marché sur la route du côté de la Sallaz, il revint sur la petite place plantée d’arbres qui est devant le vieux cimetière, et il alla s’asseoir sur un banc qui regarde le ravin en face du Signal.

Cette colline du Signal est une des beautés de Lausanne. C’est une sorte de promontoire aérien d’où l’on domine le canton de Vaud, la Savoie, le commencement du Valais, tout le bassin compris entre le Jura et les Alpes savoyardes, valaisanes, vaudoises et fribourgeoises. De là on voit la terre à vol d’oiseau, et, en considérant ces montagnes qui de tous côtés semblent se rejoindre, on se croirait dans un pays séparé du reste du monde. Le point culminant de la colline est un rocher qui surplombe et regarde la ville. Derrière, s’élève un bois de hêtres où à certaines époques on célèbre ces fêtes publiques si fréquentes en Suisse pendant l’été. C’est là que les écoliers fêtent l’ouverture des vacances par un tir à l’arc suivi d’un banquet et d’un bal enfantin. À l’est, un ravin profond, aux rives escarpées, sépare la colline du Signal des hauteurs où passe la route de Berne, et où se trouvait Albert.

Il fixa les yeux sur la butte du Signal, et il vit qu’une femme y était assise. À cette distance, nul ne pouvait la reconnaître ; mais il devina son amie, et tout aussitôt, ne voulant pas rejoindre le chemin frayé qui fait de longs détours, il se mit à descendre dans le ravin en s’accrochant aux arbres. Il faisait ce jour-là une chaleur étouffante. Quand il arriva sur le bord du Flon, Albert était mouillé de sueur ; mais il ne s’arrêta pas, et, craignant que Marie ne descendît de l’autre côté pendant qu’il suivrait le chemin de Montmeillan, il entreprit de gravir à pic l’autre versant, comme il avait descendu le premier. C’était une entreprise ardue, surtout à la fin, sous le rocher, quand il dut grimper en s’attachant aux broussailles ; cependant les sinuosités d’un sentier indiquaient que des poëtes, des gamins, ou d’autres amoureux avaient passé par là. Marie jeta un cri quand Albert apparut tout à coup près d’elle ; et, en le voyant rouge, haletant et les mains déchirées, elle lui donna le bonheur d’être grondé comme ou l’est par une amante ou par une mère.

— Que faisiez-vous là, si loin de moi ? lui demanda-t-il.

— Je contemplais, répondit-elle. En face de ces horizons, souvent mon âme s’emplit d’une émotion qui l’oppresse et l’enivre ; puis elle s’endort dans cette exaltation et devient quelque chose comme la plante qui fleurit au soleil en exhalant son parfum vers Dieu.

— Chère mystique, dit-il en lui prenant la main, vous ne pensiez pas à votre ami qui vous cherchait.

— Regardez ! dit-elle.

En ce moment, le soleil venait de disparaître derrière le Jura ; mais les cimes alpestres le voyaient encore et s’éclairaient de magnifiques lueurs. La neige rosée étincelait, les deux tours jumelles, flamboyaient comme deux énormes tisons. Au-dessous des monts de la Savoie, dont les blondes forêts de hêtres, les prés verts et les blancs villages se voilaient d’ombre, le Léman s’étendait irisé de teintes bleues et roses, parsemé çà et là de blanches voiles latines, et coupé de longs sillages formés par on ne sait quel objet disparu. On apercevait, blancs et lointains, au ras de l’eau, Chillon et Villeneuve ; dans un repli de la côte s’abritait Clarens ; en face était Meillerie, — lieux remplis de prestige autant que de beauté, où le génie de l’homme a fondu ensemble à jamais la poésie de la nature et la poésie de l’amour.

— Ce qui me vient au cœur en face de ce spectacle, dit Albert, ce sont les vers de Byron :

Il was not for fiction chose Rousseau this spot,
Peopling it with affections ; but he found
It was the scene which passion must allot
To the mind’s purified beings…
................
Clarens ! by heavenly feet thy paths are tro !
Undying Love who here ascends a throne
To which the steps are mountains !

« Ce ne fut point par fiction que Rousseau choisit ce lieu, le peuplant d’affections ; mais parce qu’il trouva que c’était le théâtre que la passion devait assigner aux pures créations de l’esprit.

« Clarens, tes sentiers sont foulés par des pas célestes, ceux de l’éternel amour qui siége ici sur un trône dont les marches sont des montagnes.

— Que cela est vrai ! Que cela est beau ! Ne le sentez-vous pas, Marie ?

— Embarrassée elle cherchait une réponse ; l’esprit protestant lui vint en aide :

— Ne serait-ce pas mieux le trône du Créateur ?

Il lui jeta un regard plein de reproche, et s’assit auprès d’elle, pensif, se demandant pour la centième fois :

— Voudra-t-elle m’aimer ?

Le soleil était couché, l’air devint frais tout à coup sur la hauteur ; Albert se sentit pris de frissons, ils descendirent. Quand ils furent dans la prairie de Montmeillan, Marie dit enfin :

— Avez-vous pris une décision, Albert ?

— Laquelle ? demanda-t-il surpris.

— Mais… pour aller… à Genève.

— Ah ! s’écria-t-il, comme si cette question lui eût fait mal.

Un instant après, il ajouta :

— Je vous gêne donc beaucoup, mon amie ?

— Albert, pouvez-vous parler ainsi ? Rappelez-vous…

— Je me rappelle, dit-il ; mais la situation est changée. Il y a un moyen, — sa voix tremblait, — de justifier aux yeux du monde mon intimité avec Pauline. Quant à elle, je lui dirai franchement… et… Ne me préférez-vous pas à elle, Marie ?

— Ce ne sont pas nos sentiments qu’il faut écouter, dit-elle faiblement, mais notre raison…

Ils étaient alors près des usines, et plusieurs passants croisaient leur chemin.

— Nous ne pouvons nous expliquer ici, interrompit Albert ; ce soir, chez vous, je vous dirai… tout ce que je pense, et j’espère que nous nous comprendrons.

Ils remontèrent chez eux sans se parler davantage. En arrivant, Albert se plaignit d’un violent mal de tête. Il ne put manger et se coucha de bonne heure. Le lendemain, comme il ne descendait pas, mademoiselle Dubois se décida à pénétrer dans sa chambre : elle le trouva pris d’une fièvre violente ; à peine avait-il sa raison. Après s’être mis en nage pour grimper le ravin, il avait été saisi par le froid sur la hauteur. Il disait à son amie des choses incohérentes ; puis il s’en apercevait, riait de lui-même et plaisantait pour la rassurer.

Dominée par sa volonté, mademoiselle Dubois s’assit auprès de lui. Ce fut à peine si Albert lui permit de quitter la chambre pour préparer quelques breuvages. Elle parla de prendre une garde ; il répondit sèchement qu’elle pouvait l’abandonner, mais qu’alors il voulait être seul. Elle se décida à rester près de lui ; et, comme elle avait acquis une expérience d’infirmière, soit auprès de ses parents, soit auprès des pauvres gens qu’elle secourait, elle sut alléger son mal par des soins intelligents. Cependant, la nuit venue, le délire et la fièvre augmentèrent, et Marie s’effraya. Elle regrettait de n’avoir pas un médecin ; elle songeait à faire lever une femme de ses voisines. Mais Albert s’opposait à ce qu’elle s’éloignât. Et d’ailleurs pouvait-elle faire entendre à des oreilles étrangères ce qu’il disait dans son délire ? La question d’une séparation, qu’elle avait soulevée la veille, était l’idée fixe du malade ; il reprochait à Marie de ne pas l’aimer et de vouloir s’enfuir à Genève. « Si vous me quittez, disait-il, je me tuerai. » S’éloignait-elle seulement de quelques pas, il la rappelait à grands cris. Elle s’assit au chevet du lit en priant Dieu. C’était le cas d’être fervente. Albert lui faisait jurer de l’aimer toute la vie, et puis il la serrait passionnément sur son cœur. Marie ne parvint à le calmer qu’en l’entourant de ses bras, où il s’endormit. Ainsi penchée sur lui, en le regardant, elle sentait d’une manière plus vive l’amour ardent, profond et un peu maternel, qu’elle avait pour lui. Elle chercha ses résolutions et ne les trouva plus, elle essaya de prier ; mais son cœur et ses pensées n’étaient pas à Dieu.