Librairie de Achille Faure (p. 129-136).


IX


Mais son absence n’y fut pas remarquée ; d’autres préoccupations y régnaient. Albert ne songeait point à aller à Genève. Le jour qui suivit la confidence de son amie, il revint de Lausanne, une petite boîte à la main. Il était neuf heures du soir, et mademoiselle Dubois allait quitter le salon.

— Ne venez-vous point commencer la soirée ? dit-elle en plaisantant.

— Vous m’accorderez bien quelques minutes, répondit-il d’un ton suppliant.

Il alluma une seconde bougie et dit, en ouvrant la boîte :

— J’ai acheté quelque chose pour vous.

Il présentait à mademoiselle Dubois un de ces petits bonnets où l’étroit ruban de dix centimes s’enlace à la dentelle de deux sous, mais qui, gracieusement chiffonnés, n’ont rien à envier aux malines et aux valenciennes ; coiffures où l’artiste a niché la coquetterie, et qui sont pour quelque chose dans l’œil brillant et la mine agaçante des grisettes.

— Je n’en veux pas, Albert, dit mademoiselle Dubois. C’est une folie de votre part, à laquelle je ne me prêterai point.

— Si. Vous l’accepterez pour me faire plaisir.

— Non, Albert. Je vous en prie, dit-elle avec expression, soyez avec moi ce que vous avez toujours été jusqu’ici, et pas de ces fantaisies.

— En quoi les trouvez-vous coupables ?

— En rien, répondit-elle un peu confuse ; mais… enfin, je ne veux pas.

Elle se leva pour s’en aller. Il la retint par la main.

— Je ne comprends pas, dit-il, quelle importance vous attachez à si peu de chose. Peut-être ai-je eu tort d’acheter ce bonnet ; mais, puisque le voilà, vous pouvez-bien l’essayer. Je vous en prie ! ajouta-t-il.

Marie avait bien quelque chose à répondre, mais elle n’osa pas. Dominée par l’insistance d’Albert, elle ôta son bonnet à large ruche et découvrit les belles masses de ses cheveux blonds roulés sur lesquels il fixa un œil avide ; puis elle mit le petit bonnet aux rubans bleus. Il lui allait si bien, qu’elle rougit en se regardant et qu’Albert jeta un cri d’admiration. Confuse de la vivacité de ses regards, elle voulait reprendre sa vieille coiffure ; mais il s’y opposa énergiquement en s’emparant de ses mains qu’il retint dans les siennes. Marie détourna la tête, et des larmes lui vinrent aux yeux.

— Vous me rendrez ridicule aux yeux du monde, dit-elle.

— Qui vous parle des yeux du monde ? s’écria-t-il. Il ne s’agit ici que des miens. Moi je souffre de vous voir autre que vous n’êtes. Je ne veux pas de masque entre nous. Je suis votre ami, et ce n’est pas de moi que vous avez à craindre l’outrage ou le dédain. Vous n’avez rien à craindre de personne, chère Marie, à présent que je suis là.

Il la fit asseoir près de la table à ouvrage, à sa place ordinaire, et ils causèrent un peu. Mais elle osait à peine regarder Albert, parce qu’elle rencontrait toujours ses yeux attachés sur elle, pleins d’une expression qu’elle ne pouvait soutenir.

À dix heures, elle se leva pour se retirer. Albert lui saisit la main en disant.

Dites-moi bonsoir comme autrefois.

— Comment ? Que voulez-vous dire ?

— Dites-moi bonsoir… en m’embrassant comme autrefois.

— Non ! non ! s’écria-t-elle vivement.

— Pourquoi ? demanda-t-il d’une voix oppressée. Ne m’aimez-vous plus ?

— Albert, murmura-t-elle, vous savez que je vous aime… À demain. Bonsoir.

— Bonsoir, dit-il en l’attirant à lui.

Elle le repoussa d’abord ; puis elle céda, par crainte qu’il ne devinât ses appréhensions. Mais elle s’en repentit aussitôt, car ce baiser-là n’était pas un baiser d’autrefois.

Le lendemain, mademoiselle Dubois avait repris son vieux bonnet. Albert insista pour qu’elle mît l’autre. Ce fut en vain. De dépit il se renferma dans sa chambre, figura au dîner sans dire un seul mot et sans regarder une fois son amie, puis il sortit jusqu’au soir. Au souper, comme il affectait encore de ne pas la regarder, elle dit :

— J’ai un peu mal à la tête. Ne me trouvez-vous pas changée, Albert ?

Il poussa un cri de joie. Elle avait mis le bonnet bleu. Il se leva vivement, alla près d’elle et lui baisa la main en lui disant : Merci ! Puis il fut toute la soirée d’une gaieté charmante.

— Marie était femme, et ne l’était pas moins pour avoir en quelque sorte cessé de l’être pendant quelque temps. Elle céda ce soir-là aux influences qui la sollicitaient de goûter, elle aussi, ne fût-ce qu’une heure, son triomphe. Elle fut vive, gaie, spirituelle, et laissa éclater sur son visage tous les feux de son âme et de son esprit. Son instinct lui révélait tout à coup les finesses de la coquetterie, et, à ce jeu-là, quand elle veut le jouer, une femme sérieuse peut dépasser une coquette de profession. En contemplant cette femme nouvelle qui se dévoilait à lui, en admirant son fin sourire, ses yeux brillants, ses gestes gracieux, et en se répétant que c’était bien elle, son amie, celle qu’il aimait tant déjà, Albert se croyait l’objet d’un miracle et il avait peine à contenir ses transports. Elle vit ce qui se passait en lui et jouit un moment d’un bonheur immense : mais tout à coup elle se fit horreur. Se levant brusquement, elle prétexta une indisposition subite et congédia Albert. Toute la nuit elle expia sa faute par des larmes amères. Elle ne se sentait pas la hardiesse d’expliquer à Albert leur situation, et en même temps elle se reprochait de prolonger cette situation un jour de plus.

Albert, lui, vivait dans un monde enchanté. Tout ce qu’il avait senti jusque-là, poésies d’enfance ou rêves de jeunesse, était dépassé par ce qu’il éprouvait. Avec Pauline il n’avait goûté l’amour que des yeux et des lèvres. Maintenant il sentait son cœur étreint jusqu’à la souffrance, mais par une volupté suprême, quand, sous son regard, le front de son amie se colorait de rougeur, ou même quand elle lui refusait sa main. Tous deux, en dépit des tourments secrets de Marie, jouissaient à ce moment du bonheur le plus vif et le plus complet, celui que donne, au sein de l’amour, la connaissance incomplète qui laisse attendre et désirer.

C’est que le bonheur est plus doux mêlé de crainte que borné de félicité ; c’est que l’incertain et l’indéfini nous passionnent et nous contentent bien plus que la certitude. L’étude, la recherche, la connaissance acquise — ou plutôt conquise — par degrés, une gravitation vers un but : voilà la seule trame des jouissances profondes. Si l’amour est de ces jouissances la plus exquise et la plus haute, c’est qu’il touche à la plus vibrante des cordes de la lyre, l’être humain, le semblable, qui palpite au toucher, qui répond à la voix, dont le foyer s’allume à notre étincelle ; c’est qu’il est l’étude la plus mystérieuse de l’objet le plus profond. Aimer, c’est connaître, mais surtout, c’est apprendre. Quand on n’apprend plus, on aime encore, mais on ne jouit plus qu’à demi. La connaissance complète a tué le bonheur complet. Si le cœur garde ses affections, l’esprit inquiet cherche ailleurs sa route, et la vie dès lors n’a plus cette unité merveilleuse qui concentrait toutes les facultés sur le même objet, et donnait aux sensations cette enivrante poésie que l’on regrette toujours.