Une victime de l’hospitalité

Traduction par François de Gaïl Voir et modifier les données sur Wikidata.
Mercure de France Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 209-218).


UNE VICTIME DE L’HOSPITALITÉ


— Monsieur, dis-je, ne m’en voulez pas si je vous ai amené dans ma maison aussi glaciale et aussi triste !

Il faut vous dire tout d’abord que j’ai été assez fou pour amener chez moi un ami, et qui plus est, un malade. Assis en chemin de fer en face de ce monsieur, j’eus l’idée diaboliquement égoïste de lui faire partager avec moi le froid de cette nuit brumeuse.

J’allai à lui et lui tapai sur l’épaule : « Ah ! » s’écria-t-il étonné.

— Venez, lui dis-je, sur un ton engageant et parfaitement hypocrite, et que ma maison soit la vôtre. Il n’y a personne en ce moment, nous y passerons d’agréables moments. Venez donc avec moi.

Aguiché par mon amabilité, cet homme accepta. Mais lorsque nous eûmes causé quelques instants dans la bibliothèque, nous sentîmes le froid.

— Allons, dis-je, faisons un beau feu clair et prenons du thé bien chaud ; cela nous mettra de bonne humeur. Permettez-moi de vous laisser seul pour tout préparer, et distrayez-vous en mon absence. Il faut que j’aille jusque chez Palmer pour lui demander de m’aider. Tout ira très bien.

— Parfait, me répondit mon hôte.

Palmer est mon bras droit. Il habite à quelques centaines de mètres de ma maison, une vieille ferme qui servait de taverne pendant la Révolution. Cette ferme s’est beaucoup délabrée depuis un siècle ; les murs, les planchers ont perdu la notion de la ligne droite et l’allée qui mène à la maison a presque complètement disparu ; aussi le bâtiment paraît-il tout de travers ; quant aux cheminées, elles semblent fortement endommagées par le vent et la pluie. Pourtant c’est une de ces vieilles maisons d’apparence solide qui avec tant soit peu de réparations braveraient les intempéries pendant encore cent ans et même plus. Devant la ferme s’étend une grande pelouse, et on aperçoit dans la cour un puits ancien qui a désaltéré des générations de gens et de bêtes. L’eau en est délicieusement pure et limpide. Lorsque sévirent les chaleurs de l’été dernier, j’y puisai bien souvent de l’eau, me rencontrant avec les mendiants qui venaient se désaltérer d’une gorgée d’eau claire avant de continuer leur route. Certes, vos vins capiteux peuvent faire briller de convoitise les yeux des convives qui se réunissent autour de tables somptueusement servies ; il n’en reste pas moins vrai que l’eau pure et cristalline constitue une boisson exquise pour les pauvres déshérités de l’existence.

En arrivant à la ferme, je m’aperçus qu’il n’y avait pour tout éclairage qu’une triste bougie à la porte, et je frappai discrètement. On ouvrit aussitôt.

— Palmer est-il là ? demandai-je.

— Non, John est absent ; il ne reviendra qu’après dimanche.

Hélas ! hélas ! il ne me restait qu’à m’en retourner ; reprenant à tâtons la route que je distinguais à peine dans le brouillard au milieu des pêchers, je rentrai dans ma lugubre maison.

Mon hôte malade paraissait très affecté.

— Allons ! lui dis-je en lui tapant doucement sur l’épaule, — le secouer plus vigoureusement eût été très déplacé dans le cas présent, — il faut nous débrouiller nous-mêmes ; je n’ai trouvé personne à la ferme.

Allons ! reprenons courage et ayons un peu d’entrain. Remontons-nous le moral, et allumons le feu ; mon voisin est absent, mais nous saurons bien nous passer de lui.

J’allumai donc ma lampe astrale, ma lampe à globe, veux-je dire, dont le piètre fonctionnement est une honte pour l’inventeur. Il faut lever la mèche très haut pour qu’elle donne un peu de lumière, et au bout d’un moment elle fume si bien que la pièce est pleine d’une suie épaisse qui vous prend à la gorge. Au diable cette vilaine invention ! Comme j’aimerais l’envoyer au diable !

Je me rappelai que je trouverais des fagots sous le hangar ; j’en rapportai donc et les mis dans le fourneau de la cuisine que j’allumai ; ensuite je pris la bouilloire, j’allai au puits la remplir, la mis sur le fourneau et j’attendis. Lorsque l’eau fut bien bouillante, je pris la boîte à thé, et coupai dans un gros pain carré des tranches que je fis griller. Au bout de trois quarts d’heure qui me parurent un siècle, je retournai vers mon ami. « Le thé est prêt », lui dis-je. Nous nous transportâmes silencieusement à la cuisine. Je récitai le benedicite ; la lampe fumait, le feu flambait difficilement, le thé était froid ; mon ami tremblait de froid (on me raconta plus tard qu’il avait médit de mon hospitalité. Ingrat personnage !) Après le thé, la principale chose à faire était de nous réchauffer pour ne pas nous laisser mourir. Au fond, mon ami se montra assez vaillant, et lorsqu’il s’agit de bourrer le poêle plusieurs fois, il me proposa son aide. Il essayait de paraître gai, mais sa physionomie restait triste. Pour ma part je riais intérieurement comme un homme qui vient de faire une bonne affaire en achetant un cheval. Et dire que les gens viennent chez vous pour trouver de l’agrément ! Lorsqu’ils sont sous votre toit, vous leur devez le confort sous toutes ses formes. Ils s’attendent à être fêtés, soignés, cajolés et bordés dans leur lit le soir. Le temps qu’ils passent chez les autres représente pour eux un doux « farniente ». Avec quelle satisfaction ils s’effondrent dans un fauteuil, et regardent vos tableaux et vos albums. Comme ils aiment à se promener en baguenaudant, humant avec délices la brise parfumée ! Que la peste les étouffe ! Comme ils attendent le dîner avec un appétit aiguisé. Le dîner ! Quelquefois le menu en est bien difficile à composer, et pendant que les invités sont dans un état de béatitude céleste, le maître de maison se creuse la tête dans une perplexité douloureuse ! Oh ! quelle délicieuse vengeance lorsqu’on peut troubler un peu leur quiétude, et qu’on les voit essayer de dissimuler leur mécontentement le jour où l’hospitalité qu’ils reçoivent chez vous ne répond pas à leur attente. « Mauvaise maison, pensent-ils ; on ne me reprendra pas dans une galère pareille ; j’irai ailleurs à l’avenir, là où je serai mieux traité ! »

Lorsque je vois cela, je me paye la tête de mes invités et m’amuse follement de leur déconfiture. C’est tout naturel, et je trouve très logique qu’ils partagent mes ennuis de maître de maison. Avec notre nature il nous faut des signes visibles et extérieurs de bonté ; l’accueil du cœur ne nous suffit pas. Si vous offrez à un ami un bon dîner ou un verre de vin, s’il a chaud et est bien éclairé chez vous, il reviendra ; sans cela vous ne le reverrez plus ; la nature humaine est ainsi faite ; moi, du moins, je me juge ainsi. Mais ici j’établis une distinction. Si votre ami fait des avantages matériels qu’il peut trouver chez vous plus de cas que des charmes intellectuels, s’il dédaigne votre amitié parce qu’il ne trouve pas chez vous tout le luxe et le confort qu’il aime, alors, ne l’honorez pas du nom d’« Ami ! »

— Allons nous coucher, proposai-je.

— Parfait, répondit mon invité.

— Pas si vite, mon cher, répliquai-je ; les lits ne sont pas faits ; il n’y a pas de femme de chambre dans la maison. Mais qu’est-ce que cela fait ? Cela n’a aucune importance. Je vais m’absenter un instant pendant que vous entretiendrez le feu.

Je monte dans la chambre d’ami ; je n’y trouve rien. Au bout d’une demi-heure, je découvre des oreillers, des draps et des couvertures. Je redescends et je tape joyeusement sur l’épaule de mon ami toujours transi de froid, et je lui dis aimablement : « Venez dans le nid qui vous attend. Vous y dormirez comme un bienheureux et demain vous vous sentirez mieux. »

Je le déshabille, le couche, et en le voyant la tête sur l’oreiller, je lui souhaite : « Bonsoir, bons rêves. »

— Bonsoir, me répond-il avec un faible sourire.

Après avoir regardé le temps par la fenêtre, je gagnai mon lit, qui était fait à la diable. Oh ! l’horrible lune, froide et lugubre ! Phœbé, Diane ou Lune, je te supplie par le nom que tu voudras de ne pas pénétrer dans ma chambre et de ne pas inonder mes yeux de ton pâle sourire ! Au diable ta figure blafarde qui trouble le sommeil et les doux rêves !

Le lendemain matin, j’allai chez mon ami et le traitant comme un prince ou un personnage de marque, je lui demandai avec force détails des nouvelles de sa nuit. Comme c’est un homme intègre, incapable d’altérer la vérité, il m’avoua qu’il avait eu un peu froid. Insupportable personnage ! Je lui avais pourtant donné toutes les couvertures de la maison !

Nous tombions juste sur un dimanche ; or, mon ami qui est un fin rimeur a beaucoup chanté les charmes et la poésie du dimanche à la campagne ; comme le feu n’était pas encore allumé, je le pris par le bras, et lui proposai une promenade sur le gazon ; mais le gazon était couvert de rosée, et il rentra transi pour se réchauffer près du poêle éteint. L’heure du déjeuner approchait, mais je n’avais pas encore solutionné cette question embarrassante. Tout d’un coup, me frappant le front comme si une étincelle en eût jailli, je me précipitai hors de la cuisine, en traversant le jardin au galop, et je frappai à la porte de la ferme.

L’excellente fermière était heureusement visible.

— Madame, lui dis-je, je suis dans un grand embarras. J’ai un ami chez moi, et ne dispose de personne pour nous faire la cuisine ; je n’ai pas la moindre provision ; pouvez-vous me rendre le service de nous préparer le déjeuner, le dîner et le thé pour la journée ?

Très obligeamment elle y consentit, et au bout d’une demi-heure, je conduisis triomphalement mon poète dans cette vieille maison ; la nappe blanche était mise, une chaleur exquise régnait dans la pièce ; du coup, mon ami retrouva toute sa gaieté.

Nous allâmes à l’église, et au retour, son sang, fouetté par la marche, lui avait rendu sa bonne humeur ; lorsqu’il s’assit dans le fauteuil à bascule pour attendre le poulet rôti, il me donna l’illusion du « Bien-être en personne ».

J’étais presque furieux de lui avoir procuré un tel confort !