UNE
OFFICINE ROYALE
de
FALSIFICATIONS

LE CACHET DE LOUIS XVI


Il n’y a pas de petits faits en histoire, ou, du moins, il n’y a pas de faits négligeables.

Dans une instruction judiciaire, il arrive souvent qu’après qu’on s’est fourvoyé pendant un temps sur de fausses pistes, signalées par des indices trompeurs, un détail banal, un mot en apparence insignifiant, jettent tout à coup un rayon de lumière et font apercevoir le fil conducteur qui assurera la direction des recherches et guidera jusqu’au point d’où se peut découvrir, dans tout son enchaînement, l’ensemble de l’affaire.

L’histoire est une instruction perpétuellement ouverte et toujours sujette à révision. La rectification d’une erreur sur un incident trop facilement admis comme n’ayant qu’une portée anecdotique peut changer la physionomie de toute une série de faits qui en découlent ou s’y rattachent. Et si le principe de cette erreur est découvert dans une fraude ou un mensonge d’un des personnages justiciables de ces assises permanentes, les conclusions à porter sur les mobiles des actes et sur les responsabilités s’en trouvent grandement modifiées. Il peut en résulter que le secret d’un règne se dévoile, que la vérité de toute une époque apparaisse sous un jour nouveau.

C’est à ce titre qu’il a paru intéressant de révéler une supercherie du prétendant qui finit par accéder au trône sous le nom de Louis XVIII. On ne trouvera ici qu’un exposé purement documentaire établissant le fait de la fraude. Peut-être n’aidera-t-il pas seulement à mieux préciser les traits de cette figure historique si étrange, mais pourra-t-il servir à pénétrer les mystères assez graves pour avoir rendu nécessaires des combinaisons fallacieuses, aussi minutieusement machinées et poursuivies avec tant de persévérance.

Voici en quels termes peuvent être résumés les récits publiés à propos du fait qu’il s’agit d’éclaircir.

Dans la matinée du 21 janvier, Louis XVI, redoutant pour lui-même et pour les siens les déchirements d’une dernière entrevue promise la veille à sa famille, appela Cléry et le chargea de remettre à son fils son cachet, à la Reine son anneau de mariage[1] et un petit paquet contenant des cheveux de Marie-Antoinette, de Madame Élisabeth, de Marie-Thérèse et du Dauphin. La Commune s’opposa à l’exécution de cette dernière volonté du roi et, par une délibération du 21 janvier 1793, confia provisoirement la garde de ces objets à Cléry. Celui-ci ayant quitté le Temple peu de temps après, la Commune se fit représenter le dépôt à lui confié et le fit mettre sous scellé.

Lorsque Marie-Antoinette eut définitivement repoussé les projets d’évasion qui lui furent successivement proposés, elle eut le désir d’avoir ces objets et s’en ouvrit à Toulan, dont elle avait éprouvé le dévouement. Toulan, avec son audace ordinaire, s’introduisit au lieu où ils étaient renfermés, rompit tranquillement les scellés et remit le tout à la Reine.

Puis, sur l’ordre de celle-ci, il transmit ces objets aux mains de M. de Jarjayes, qui les fit passer à Monsieur, avec des billets signés de tous les prisonniers du Temple.

Telle est la version universellement admise.

La première partie du récit est certainement vraie. Tous les témoignages à cet égard concordent et portent le caractère de la sincérité.

Il n’en est pas de même de la seconde partie. Et la preuve d’un mensonge calculé et concerté ressortira évidente de l’examen des textes qui vont être mis sous les yeux du lecteur.

L’édition du Journal de Cléry publiée dans la Collection des mémoires relatifs à la Révolution française (Paris, Baudouin frères, 1825) contient sur les dernières heures de Louis XVI les détails suivants :


J’habillai le Roi et le coiffai : pendant sa toilette il ôta de sa montre un cachet, le mit dans la poche de sa veste, déposa sa montre sur la cheminée, puis retirant de son doigt un anneau qu’il considéra plusieurs fois, il le mit dans la même poche où était le cachet… (p. 143).


Un peu plus loin se trouvent ces lignes :

À sept heures, le Roi sortit de son cabinet, m’appela et me tirant dans l’embrasure de la croisée, il me dit : « Vous remettrez ce cachet (1) à mon fils…, cet anneau (2) à la Reine ; dites-lui bien que je le quitte avec peine… Ce petit paquet renferme des cheveux de toute ma famille, vous le lui remettrez aussi… » (p. 143).


Le premier renvoi (1), au mot cachet, porte cette note :


Étant parti de Vienne pour me rendre en Angleterre, je passai à Blankenbourg, dans l’intention de faire hommage au Roi de mon manuscrit. Quand ce Prince en fut en cet endroit de mon journal, il chercha dans son secrétaire et me montrant avec émotion un cachet, il me dit : « Cléry, le reconnaissez-vous ? — Ah ! Sire, c’est le même. — Si vous en doutiez, reprit le Roi, lisez ce billet. » Je le pris en tremblant… Je reconnus l’écriture de la Reine, et le billet était, de plus, signé de M. le Dauphin alors Louis XVII, de Madame Royale et de Madame Élisabeth. Qu’on juge de l’émotion que j’éprouvai ! J’étais en présence d’un Prince que le sort ne se lasse pas de poursuivre. Je venais de quitter M. l’abbé de Firmont, et c’était le 21 janvier que je retrouvais dans les mains de Louis XVIII ce symbole de la royauté que Louis XVI avait voulu conserver à son fils. J’adorai les décrets de la Providence et je demandai au Roi la permission de faire graver ce précieux billet. J’assistai à la messe que le Roi fit célébrer par M. l’abbé de Firmont, le jour du martyre de son frère. Les larmes que j’y ai vu répandre ne sont point étrangères à mon sujet.

(Note de Cléry.)

Sous le renvoi (2), au mot anneau, se trouve cette autre note :


Cet anneau est entre les mains de Monsieur ; il lui fut envoyé par la Reine et Madame Élisabeth avec des cheveux du Roi. Un billet l’accompagnait (*).

(Note de Cléry.)

Enfin, l’astérisque (*) renvoie à une troisième note :


Le cachet, les billets, l’anneau précieux dont il est question dans ces notes, étaient parvenus entre les mains des Princes par le dévouement de M. de Jarjayes. Les mémoires de son ami, M. de Goguelat, contiennent la relation des services que ce sujet fidèle eut alors le bonheur de rendre à la famille royale. On trouvera dans la livraison le fac-simile[sic] des billets dont parle Cléry.

(Note des nouveaux éditeurs.)[2]

Un peu plus loin encore, on lit :


Les municipaux qui s’étaient approchés avaient entendu Sa Majesté et l’avaient vue me remettre les différents objets que je tenais encore dans mes mains. Ils me dirent de les leur donner, mais l’un d’eux proposa de m’en laisser dépositaire jusqu’à la décision du Conseil ; cet avis prévalut.


On ne trouve dans le Journal de Cléry aucun autre passage qui se rapporte à ce dépôt. Il n’a pas jugé à propos de faire connaître comment il était sorti de ses mains.

La Relation de Madame Royale, comprise dans le même recueil, fournit les renseignements suivants :


Dans l’après-midi (du 21 janvier), ma mère demanda à voir Cléry, qui était resté avec mon père jusqu’à ses derniers moments, pensant qu’il l’avait peut-être chargé de commissions pour elle. Nous désirions cette secousse pour causer un épanchement de son morne chagrin, qui la sauvât de l’étouffement où nous la voyions. En effet, mon père avait ordonné à Cléry de rendre à ma malheureuse mère son anneau de mariage, ajoutant qu’il ne s’en séparait qu’avec la vie ; il lui avait ensuite remis un paquet des cheveux de ma mère et des nôtres, en disant qu’ils lui avaient été si chers qu’il les avait gardés sur lui jusqu’à ce moment. Les municipaux nous apprirent que Cléry était dans un état affreux et au désespoir qu’on lui refusât de nous voir (p. 204).

On s’aperçut dans la chambre des municipaux que le paquet scellé où étaient le cachet du Roi, son anneau et plusieurs autres choses, avait été ouvert, le scellé cassé, les objets emportés. Les municipaux s’en inquiétèrent, mais ils crurent enfin qu’ils avaient été enlevés par un voleur qui savait que ce cachet aux armes de France était garni d’or. La personne qui avait pris ces objets était bien intentionnée, ce n’était pas un voleur (1) ; elle l’avait fait pour le bien, parce que ma mère désirait que l’anneau et le cachet fussent conservés à son fils. Je sais quel est ce brave homme ; mais, hélas ! il est mort, non par suite de cette affaire, mais pour une autre bonne action. Je ne puis le nommer, espérant qu’il aura pu confier ces objets précieux à quelqu’un avant de périr (p. 207).


Au renvoi (1) se trouve cette note :


Cet homme est Toulan, dont il a été question dans les mémoires de Cléry. L’anneau et le cachet furent envoyés à Monsieur, aujourd’hui Sa Majesté Louis XVIII. Voyez les mémoires de M. de Goguelat.

(Note des nouveaux éditeurs.)

Madame Royale place ce récit entre la demande faite par la Reine, à la fin de février, d’être autorisée à reprendre les promenades sur la Tour, et la sortie de France de Dumouriez. Le larcin aurait donc été effectué par Toulan dans le courant de mars 1793.

Enfin, pour ne rien omettre de ce qui, dans la Relation de Madame Royale, se rattache même indirectement à la question, il faut citer encore cette ligne :


Cléry passa encore un mois au Temple et fut ensuite élargi (p. 205)[3].


À la suite des Mémoires sur les événements relatifs au voyage de Louis XVI à Varennes, publiés par le baron de Goguelat, on trouve un petit opuscule, qui est une sorte de notice sur M. de Jarjayes, de laquelle il convient d’extraire les passages suivants, qui ont trait aux objets dont il s’agit :


La Reine, par ce refus héroïque (le refus de profiter d’une combinaison préparée pour son évasion), ayant consommé le sacrifice de sa vie, car sa perte était dès lors inévitable, il ne restait plus à M. de Jarjayes qu’une dernière preuve de dévouement à donner. Toulan, à l’aide d’une pieuse fraude, était parvenu à soustraire à la Commune le cachet de Louis XVI, son anneau, ainsi qu’un paquet renfermant des cheveux de tous les prisonniers du Temple. Le plus vif désir des princesses était que ces souvenirs tristes et chers à la fois fussent transmis par des mains fidèles à Monsieur, aujourd’hui régnant, et à Monseigneur le comte d’Artois. La Reine en chargea M. de Jarjayes.

Les princes français étaient alors à Hamm en Westphalie. M. de Jarjayes s’acquitta de la mission dont il était chargé avec autant d’exactitude que de succès ; il eut le bonheur de faire parvenir à Monsieur les précieux gages de tendresse que lui adressait sa famille. Son Altesse Royale les reçut avec un douloureux plaisir : elle daigna manifester sa satisfaction au général dans une lettre remplie des témoignages d’estime les plus flatteurs et les plus honorables dont puisse s’enorgueillir un serviteur fidèle. Cette lettre est datée de Hamm, le 14 mai 1793. On y remarque ces expressions touchantes :

« Vous m’avez procuré le bien le plus précieux que j’aie au monde, la seule consolation véritable que j’aie éprouvée depuis nos malheurs : il ne me manque que de témoigner moi-même, aux êtres plus chers que ma vie dont vous m’avez donné des nouvelles, combien je les aime, combien leur billet et l’autre gage de leur amitié, de leur confiance, ont pénétré mon cœur des plus doux sentiments. Mais je ne puis me flatter de tant de bonheur, et je suis bien sûr que si vous en connaissiez un moyen, vous me l’indiqueriez. J’aurais désiré vous voir pour vous parler de ma reconnaissance, m’entretenir avec vous des moindres détails des services que vous leur avez rendus. Mais je ne puis qu’approuver les raisons qui vous font rester en Piémont. Continuez à y servir notre jeune et malheureux Roi, comme vous avez servi le frère que je regretterai toute ma vie. Dites de ma part à M. de Jolly combien je suis satisfait de sa conduite et comptez tous les deux à jamais sur moi.

» Louis-Stanislas-Xavier. »

Une autre lettre, écrite par Sa Majesté, datée de Vérone le 27 septembre 1795, contient l’honorable assurance des mêmes sentiments à l’égard de M. de Jarjayes. Cet officier général était entré au service du roi de Sardaigne, qui l’avait pris pour son aide de camp.

Ce loyal serviteur a conservé ces lettres jusqu’à sa mort et les portait constamment sur son cœur. Elles sont maintenant entre les mains de sa respectable veuve, qui a bien voulu me les communiquer.


À côté des documents et des témoignages relatifs aux faits, il convient de présenter le casier des témoins, ou du moins quelques notes propres à faire apprécier leur caractère, leur situation respective, leur intérêt particulier en face de la question dont il s’agit, et à donner enfin la mesure de la créance qu’il est raisonnable d’accorder à chacun d’eux dans les circonstances.

Cléry est le témoin principal en faveur de la version accréditée.

Si on le soumettait à l’interrogatoire ordinaire, il serait obligé de faire connaître sa situation subalterne, résultant des fonctions qu’il a remplies auprès de l’ancien roi, les habitudes de déférence passive contractées dans ce service, et aussi les obligations de gratitude et d’intérêt qui, plus tard, l’ont placé dans une certaine dépendance vis-à-vis du prétendant.

Quant à sa moralité personnelle, la Relation de Madame Royale contient quelques lignes qu’il est nécessaire de citer. Après avoir raconté que Cléry avait été appelé un jour (vers le mois de novembre 1792) devant le tribunal révolutionnaire pour être confronté avec un municipal accusé d’intelligences avec lui, elle ajoute :


Mon père demanda qu’il revînt ; les municipaux l’assurèrent qu’il ne reviendrait pas ; cependant il fut de retour à minuit. [Il demanda au Roi pardon de sa conduite passée, dont les manières de mon frère, les exhortations de ma tante et les souffrances de mes parents le firent changer ; il fut depuis très fidèle.]


Deux observations sont ici nécessaires :

La première est que l’incident qui avait donné lieu à la citation de Cléry devant le tribunal est relaté de façon très différente par Cléry lui-même et par Madame Royale.

La seconde est que la dernière phrase, relative aux fautes de conduite dont Cléry eut à demander pardon, avait été supprimée dans l’édition de 1817, et a été rétablie dans les éditions suivantes. Ce fut un des points sur lesquels Madame Royale tint à rétablir ce qui avait été coupé dans son manuscrit[4]. Il faut rapprocher ce fait de ce que nous apprend Beauchesne, qui fut honoré des communications particulières de la fille de Louis XVI : « Madame la duchesse d’Angoulême avait conservé quelque doute sur les dispositions du valet de chambre de son père lors de son entrée au Temple. Elle s’était persuadée, à tort selon toute apparence, qu’il avait d’abord été à la Tour un agent de la Révolution… Le respect de la princesse pour le testament vénéré du Roi-martyr l’empêchait de s’exprimer publiquement sur le compte de Cléry ; mais ses idées, si bien arrêtées sur les hommes et sur les choses, étaient inflexibles à cet égard. »

Tout ceci prendra sa valeur, quand, après l’examen des pièces, on en viendra à la discussion.

Le baron de Goguelat, né en 1746, avait soixante-dix-neuf ans à l’époque où parurent les Mémoires dont un extrait est donné plus haut. « Entré fort jeune au service, il était, au début de la Révolution, attaché à l’état-major de l’armée ; il se fit remarquer par son dévouement exalté à la famille royale, acquit toute la confiance de la Reine et insulta de la façon la plus outrageante le duc d’Orléans, un jour que ce prince s’était rendu aux Tuileries, pour se réconcilier avec Louis XVI. » Aide de camp du marquis de Bouillé, on sait quelle fut sa conduite, peu habile peut-être, mais certainement très dévouée et très loyale, lors du voyage de Varennes. Arrêté et traduit devant la haute cour d’Orléans, il ne dut son salut qu’à l’amnistie qui fut proclamée à la suite de l’acceptation de la Constitution. Il reprit alors sa place parmi les défenseurs de la famille royale et combattit au 20 juin et au 10 août. Il fut ensuite chargé par le Roi d’une mission de confiance auprès de ses frères : il a raconté lui-même (mais cette relation ne se trouve pas dans les Mémoires cités plus haut…) l’insuccès de ses démarches et les tentatives de séduction faites par le comte de Provence pour le détacher du service du Roi et l’enrôler dans son propre parti. Après la mort de Louis XVI, il passa en Autriche, où il prit du service. À la Restauration, il fut nommé maréchal de camp, puis lieutenant-général, mais fut mis à la retraite dès 1819.

« Le général Goguelat, dit Michaud, était un militaire très brave, mais de peu de capacité. »

Régnier de Jarjayes, né en 1745, était dès 1791 maréchal de camp et directeur adjoint du dépôt de la guerre. Il avait épousé une des femmes de la Reine. Il ne se montra pas moins dévoué à la famille royale que son ami Goguelat. Il fut chargé d’une mission analogue à celle de Goguelat auprès du comte de Provence ; ce fut lui qui fut envoyé à Turin pour empêcher le prince de Condé de se mettre à la tête de l’insurrection ouverte par Lyon. Il fut aussi l’intermédiaire des relations qui s’établirent entre la Reine, Barnave, Duport et Lameth. Après la mort de Louis XVI, il avait pu pénétrer au Temple et arrêter avec la Reine, de concert avec Toulan et Lepitre, un plan d’évasion qui eût réussi sans les irrésolutions et les inquiétudes de Lepitre. Dans cette même année 1793, il prit du service en Sardaigne, où il fut nommé aide de camp du roi. Sous le Consulat, il rentra en France et devint vice-président des Salines de l’Est. Louis XVIII, à la Restauration, le fit lieutenant-général. M. de Jarjayes a toujours montré le caractère le plus loyal et le plus honorable. Il mourut en 1822, un an avant la publication de la note relative au cachet de Louis XVI, parue sous le nom de Goguelat.

Madame Royale, la fille de Louis XVI, est une des figures les plus énigmatiques que l’on rencontre dans l’histoire. Les traits n’en pourront peut-être jamais être fixés avec certitude, car on reste déconcerté devant l’extraordinaire dissemblance de ses portraits ; et — chose étrange — aussi bien de ceux qui ont été tracés par les peintres et les graveurs, que de ceux qu’en ont donnés les écrivains de l’époque. Pour les fervents de la Restauration, elle est une héroïne et une sainte. La fille du Roi-martyr, sacrée par le malheur des siens et par ses propres infortunes, leur apparaît presque comme une créature surhumaine, entourée d’une sorte d’auréole céleste. Les sentiments qu’ils lui témoignent dépassent le respect et l’admiration, ils vont jusqu’à la vénération. Il semble que toutes les formules de louange épuisées leur laissent encore le regret d’une expression impuissante. Jamais le mot d’ange n’a été autant prodigué ; ange de grâce, ange de vertu, ange de douceur, ange de bonté, ange de dévouement ; cela prend la forme de véritables litanies. Pour les écrivains de l’opposition, elle est le mauvais génie de la France, l’implacable ennemie de tout progrès, la conseillère des mesures de rigueur. Ils l’accusent de dureté de cœur, de morgue, de mépris pour tout ce qui est au dessous d’elle, de fanatisme, d’esprit de vengeance, d’hypocrisie, de fausse dévotion, de fausse bonté, de fausse vertu. Les pamphlétaires vont jusqu’à rééditer contre elle les atroces calomnies sous le poids desquelles on a si cruellement accablé sa mère.

La vérité est certainement entre ces deux extrêmes ; mais à quel point intermédiaire peut-on la fixer ?

Ses qualités natives semblaient promettre la plus heureuse éclosion, si rien n’en venait arrêter le développement. Mais l’écroulement de tout ce qui avait entouré sa jeunesse, les désastres inouïs de sa famille, les deuils cruels qui l’avaient frappée, les rigueurs de la captivité, l’horrible compression d’une longue solitude, les amertumes de l’exil, avaient fait avorter l’épanouissement de tout ce qui aurait été fleur ou fruit et favorisé la croissance anormale de tout ce qui était sarment et frondaison stérile. Certains symptômes d’une fâcheuse sécheresse de cœur avaient déjà excité les inquiétudes de sa mère ; les épreuves auraient pu la tempérer et l’adoucir ; elles l’avaient, au contraire, endurcie à l’excès. Malheureuse orpheline ! abandonnée sans protection et sans soutien consolateur à toutes les horreurs de la réclusion et à toutes les épouvantes, pour ne pas défaillir dans la lutte incessante contre le désespoir, il lui avait fallu refouler tous les élans de son cœur et tous les tumultes de sa pensée, et armer son âme d’une cuirasse impénétrable. Qui oserait lui refuser quelque pitié si, par l’effet de cette contrainte et sous la pression de ces efforts continus, tous les germes de sensibilité, de générosité active, de puissance communicative, étaient morts étouffés à jamais ? Il en était résulté une espèce de difformité morale qui prête à sa physionomie cet aspect si étrange et si peu féminin. Cette apparence hybride peut seule donner quelque semblant de justesse à la boutade de Napoléon, affectant, par un esprit de dénigrement assez mesquin, de reconnaître en elle le seul homme de la famille ; car si elle était vraiment aussi peu femme que possible, on ne saurait, à part un réel courage, dont elle a fait preuve en diverses circonstances, lui attribuer aucune des qualités viriles. Son intelligence était sans portée, son esprit sans élévation, son caractère sans énergie ; son obstination n’était pas de la force de volonté, son entêtement n’était pas de la fermeté. Les deux passions qui paraissent avoir conservé en elle toute leur vitalité sont l’orgueil et l’ambition ; mais son orgueil était plutôt un gonflement de la vanité, et son ambition, qui s’est égarée plus d’une fois dans des combinaisons chimériques ou coupables, était sans grandeur et sans générosité ; sa dépendance vis-à-vis de son oncle n’avait pas le caractère d’une libre et franche soumission à la règle monarchique, ni même d’une naturelle et involontaire sujétion à la force invincible d’un ascendant supérieur, mais les allures d’un asservissement craintif à un joug accepté par surprise et subi avec une impatience douloureuse et incapable de révolte. En quelques circonstances, on la voit regimber, comme si elle voulait secouer ce joug qui l’opprime et la meurtrit ; mais, après un instant de timides efforts, elle retombe découragée et courbe la tête devant son dompteur. Et si parfois elle parvient à dérober quelque chose aux dures obligations de cette docilité, ce sera en recourant piteusement aux moyens qui sont ceux des esclaves et des enfants : la ruse et la dissimulation.

L’étude de la Relation qu’elle a publiée sur les événements arrivés au Temple en présente un exemple frappant.

Cette Relation a une histoire qui est assez curieuse.

Une première édition a paru en 1817, sous ce titre :


Mémoires particuliers, formant avec l’ouvrage de M. Hue et le Journal de Cléry une histoire complète de la captivité de la famille royale au Temple. (Mis en ordre et publiés par M. Audot, libraire. Paris, 21 janvier 1817.) In-8°.


L’ouvrage est annoncé comme un compendium définitif et officiel.

Dans ce recueil, la partie intitulée Mémoires particuliers ne porte pas de nom d’auteur, mais est précédée de cet avertissement :


Les Mémoires que nous offrons au public ne peuvent manquer de l’intéresser. Tout ce qui rappelle les vertus de Louis XVI, tout ce qui relate ses malheurs

Indépendamment de l’intérêt général que doit faire naître tout ce qui peut nous apprendre quelques particularités sur la famille de nos rois, les Mémoires que nous publions présenteront cet autre attrait qu’ils pourront servir de complément aux ouvrages qui ont déjà paru sur le séjour de la famille royale au Temple. En effet, les seuls qui puissent inspirer une véritable confiance sont le Journal de Cléry et l’ouvrage de M. Hue. Mais M. Hue n’a pu voir les événements par lui-même que jusqu’au 8 septembre, et M. Cléry n’a pas poussé son journal au delà de la mort de son maître. Après cette époque, aucun témoignage oculaire ne nous instruit de ce qui s’est passé dans l’intérieur du Temple, et nous en sommes réduits à des rapports plus ou moins exacts. Il était donc bien intéressant de voir disparaître cette lacune, et c’est un objet que ces Mémoires remplissent parfaitement.

Mais quelle confiance, dira-t-on, méritent des récits dont on ne connaît pas l’auteur ? Nous avions prévu l’objection. Tout ce que nous dirons pour y répondre, c’est que, s’il nous était permis de laisser connaître l’auteur, nous n’aurions pas besoin de recommander le livre, il paraîtrait au dessus de tout éloge, et son prix n’aurait d’autre mesure que l’attachement des bons Français à la famille dont il décrit une partie des malheurs.

Toutefois, nous ajouterons que ces Mémoires ont été rédigés pendant et peu de temps après les événements ; que lorsqu’on jetait sur le papier les récits qu’on va lire, on était bien loin de prévoir qu’un jour ils seraient rendus publics et que d’autres qu’un petit nombre d’amis s’attendriraient à la description naïve des persécutions inouïes du plus vertueux des Rois et de la plus courageuse des Reines, et d’un enfant qui, dans un autre siècle, aurait porté dans son berceau les destinées heureuses de la France. Il ne faudra donc pas s’étonner si l’on trouve dans ces Mémoires quelques négligences de style : ces négligences attestent la vérité de la narration : aussi nous les avons respectées. N’ayant pas voulu faire un livre, mais seulement publier des mémoires, nous nous serions bien gardés de les faire disparaître.


Une chose qui ne peut manquer de frapper tout d’abord et d’exciter un certain étonnement, c’est la singularité de cette publication anonyme ou — pour mieux dire — semi-anonyme, où la personnalité de l’auteur est couverte d’un masque qui la désigne, au lieu de la cacher, et qui semble, par conséquent, n’avoir d’autre but que de la mettre, à la rigueur, à l’abri d’une responsabilité formelle.

Peut-on supposer que Marie-Thérèse ait jugé au dessous de sa dignité ou au dessus de sa modestie de faire œuvre d’écrivain et d’avouer un récit destiné à la publicité ? Ou peut-on croire qu’elle ait été retenue en raison de ce que ce récit rappelait le souvenir de discordes civiles ?

Évidemment telles n’ont pas été ses raisons. Car, dès 1796, presque aussitôt après sa sortie du Temple, elle avait remis à Weber une relation écrite par elle du voyage de Varennes ; et elle avait trouvé bon que Weber l’insérât dans ses Mémoires, en faisant connaître très expressément de qui il les tenait[5].

Il faut donc chercher un autre motif.

Quand, après avoir constaté cette première singularité de la forme impersonnelle adoptée, on en vient à relever les nombreuses singularités que présente le récit lui-même, on serait d’abord tenté de croire à une précaution prise en vue de tâter l’opinion, de voir jusqu’à quel point certaines affirmations, certaines réticences, certaines lacunes, même certaines invraisemblances et certaines contradictions, seraient acceptées, ou provoqueraient des remarques et des rectifications.

Mais, si l’on suit l’histoire de cette publication, on en arrive forcément à une conclusion beaucoup plus grave : c’est que Madame Royale a refusé, à cette époque, de la signer, parce qu’elle était faite malgré elle et que le texte en avait été tronqué et altéré.

Dans la préface de son ouvrage intitulé :


Mémoires historiques sur Louis XVII, dédiés et présentés à Madame la duchesse d’Angoulême (Paris, chez H. Nicolle, libraire, rue de Seine, 12), 1818,


Eckart s’occupe de cette publication et écrit ceci :


On reconnaîtra sans doute que nous n’avons rien négligé pour achever de mettre au jour tous les faits intéressants arrivés dans l’intérieur du Temple ; toutefois les détails affligeants et qu’on est cependant si empressé d’apprendre de la captivité de la famille royale ne seront peut-être entièrement connus que lorsque les véritables Mémoires recueillis par une MAIN auguste auront révélé ce qui se passait dans cette tour sur laquelle étaient fixés les regards de la France et de l’Europe entière. (Voir la note page xiij.)


Voici cette note xiij :


Il a paru, le 21 janvier 1817, des Mémoires particuliers, formant, dit l’éditeur, avec l’ouvrage de M. Hue et le Journal de Cléry l’histoire complète de la captivité de la famille royale à la tour du Temple.

Ces Mémoires ont été lus avec empressement, avec le respect dû à d’illustres infortunes et à la persuasion que les souvenirs douloureux qu’ils renferment ont été tracés par le témoin qui, seul, a survécu aux désastres de l’illustre famille.

Des personnes qui paraissent avoir obtenu la faveur de lire le manuscrit original de ces Mémoires, assurent que le récit y est toujours à la première personne, ce qui le rend plus vif, plus intéressant ; qu’au lieu de ces termes : le Roi, la Reine, le Dauphin, Madame Élisabeth, etc., il y a : mon père, ma mère, ma tante, mon frère, le petit, expressions si douces et si touchantes ; quelques-unes de ces personnes regrettent surtout de ne point retrouver dans l’imprimé des détails qui se sont gravés dans leur mémoire en lisant le manuscrit original. Toutes s’accordent pour dire que la copie qui a servi à l’impression est inexacte et incomplète ; enfin elles appréhendent que la révélation inespérée des Mémoires particuliers ne prive à jamais de Mémoires plus étendus auxquels ils devaient servir de base…


Plus loin, le même Eckart (p. 337), parlant de documents remis par Turgy « à l’auguste princesse qui avait daigné l’appeler à Vienne », ajoute cette observation :


Ils étaient peut-être destinés, ainsi que d’autres matériaux, à donner plus de développements à des Mémoires que l’indiscrétion (nous adoucissons le mot) n’a révélés qu’en les altérant.


On ne saurait soupçonner Eckart d’avoir hasardé à la légère de telles déclarations et de telles récriminations dans un ouvrage « dédié et présenté à Madame la duchesse d’Angoulême ». À la façon dont il s’exprime, il est plus que probable qu’il a été lui-même au nombre des personnes qui ont pu comparer le texte original au texte tronqué. Dans tous les cas, en raison de l’auguste patronage qu’il a obtenu pour son livre, il est hors de doute qu’un écrivain aussi respectueux et aussi complaisant que lui ne se serait jamais permis de parler ainsi, s’il n’y avait été autorisé et même invité. Il faut donc, de toute nécessité, prendre ce qu’il dit comme impliquant, de la part de Madame Royale, la volonté de désavouer, quoique d’une façon timide et indirecte, une publication altérée et en même temps de manifester contre la contrainte qui l’empêchait de compléter et de corriger cette publication et de faire paraître une relation plus étendue.

Une simple remarque suffit d’ailleurs pour accuser d’une manière frappante avec quelle ampleur ont été opérées les suppressions.

Cette relation minutieuse, où sont consignés, jour par jour, presque avec la sécheresse d’un procès-verbal, les moindres incidents, s’arrête court, au moment où fut annoncée la mort du Dauphin. Et cet événement même, le dernier de cette lugubre tragédie, est rapporté dans des termes si brefs, si extraordinairement froids et impassibles, qu’ils donneraient une bien triste idée du cœur de Marie-Thérèse, s’il fallait y voir l’expression franche et spontanée des sentiments que devait lui inspirer la fin déplorable de cette victime innocente, de cet enfant charmant qui était son frère et son roi. Quelques lignes glaciales et voilà tout.

Si l’on constate ensuite le même phénomène d’indifférence, de froideur et de laconisme dans d’autres Mémoires où l’on s’attendrait à trouver une note émue et attendrie, dans les Mémoires de Mme  de Tourzel, par exemple, il faut, à toute force, admettre qu’une volonté tyrannique a, pour des raisons d’un ordre particulier, imposé le retranchement de tout ce que le cœur, ou tout au moins le sentiment des convenances, avait nécessairement dicté à la sœur et à la gouvernante de ce malheureux enfant, qui, mort ou condamné à disparaître dans l’exil et l’obscurité, méritait dans tous les cas quelques mots de pitié et de regret.

Il est absolument inadmissible aussi que Madame Royale, qui, depuis la mort de Madame Élisabeth, n’avait plus pour remplir son journal que le récit de ce qui la concernait elle-même, puisque, d’après ses propres dires, elle était entièrement séparée et sans nouvelles de son frère, et qui n’en a pas moins continué à noter les moindres faits, les visites, quelquefois muettes, des municipaux et des membres des comités, ait clos sa narration à la date du 8 juin et se soit imposé le silence le plus complet sur la période où sa solitude a cessé, où les bruits du dehors ont pénétré dans sa cellule ; qu’elle n’ait rien voulu dire de ses entretiens avec sa dame de compagnie, Mme  de Chantereine, de ses épanchements avec Mme  de Tourzel, son ancienne gouvernante, avec Mlle  de Tourzel, la compagne de son enfance, avec Mme  de Mackau, Mme  de Soucy, Mlle  de Fillé et les autres personnes admises à la visiter ; qu’elle se soit abstenue de mentionner les lettres qui lui apportèrent alors des nouvelles, des encouragements, des espérances, des conseils, et les ingénieuses combinaisons de signaux mises en œuvre pour lui transmettre les témoignages d’intérêt et de dévouement d’amis fidèles ; qu’elle se soit enfin refusé d’indiquer quoi que ce soit des communications officielles et officieuses auxquelles donnèrent nécessairement lieu les négociations relatives à sa délivrance.

Tout cela cependant était d’un intérêt réel, non seulement pour les bons Français avides d’apprendre quelques particularités sur la famille de nos rois, mais pour l’histoire, réduite sur tous ces points à des rapports plus ou moins exacts. On est en droit de s’étonner que l’éditeur des Mémoires particuliers n’ait pas signalé cette lacune ; on est même fondé à supposer que le soin de la combler n’eût point effrayé son zèle, s’il eût pu le faire sans inconvénient. Et l’on conjecturera sûrement que la lacune n’existait pas dans l’original, mais qu’elle est l’œuvre de cet éditeur consciencieux, qui s’est vu forcé de supprimer toute cette partie du récit, par la trop grande difficulté sans doute de l’accommoder à l’orthodoxie de son évangile particulier.

Ici deux questions se posent :

Comment expliquer que la duchesse d’Angoulême n’ait pu empêcher une publication qui dénaturait son témoignage et froissait ses sentiments, et qu’elle se soit vue réduite à employer une voie détournée et presque humiliante pour exhaler un mécontentement contenu et glisser à la sourdine un timide désaveu ?

Comment expliquer, d’autre part, que non seulement ces Mémoires plus étendus dont Eckart était chargé de faire presque l’annonce n’aient jamais paru, mais que ce qui était inexact, incomplet et altéré dans la copie fournie pour la publication impersonnelle, n’ait pas été rétabli et rectifié dans les éditions subséquentes signées du nom de Madame Royale ? — Car, s’il n’est pas tout à fait juste de dire, comme Quérard, que la seule différence entre ces éditions consiste dans la substitution de l’emploi de la première personne à celui de la troisième ; si l’on constate même entre ces diverses éditions quelques différences ayant au fond une portée grave, — et tout à l’heure nous allons en signaler une, — il est manifeste que ces différences ne répondent pas aux suppressions importantes et aux altérations signalées par Eckart. Et l’on se trouve obligé de conclure que les « véritables Mémoires, qui devaient seuls faire connaître les événements du Temple », ont été définitivement sacrifiés.

Une seule réponse est possible : c’est que la duchesse d’Angoulême cédait à la tyrannie d’un pacte mystérieux, dont elle n’osait enfreindre les conditions ni encourir la sanction, soulageant mesquinement sa conscience par des protestations quasi clandestines et, plus tard, recourant à une sorte de supercherie pour essayer quelques rectifications subreptices. Or, quelle volonté pouvait imposer cette contrainte à la duchesse d’Angoulême, si ce n’était celle de Sa Majesté Louis XVIII ?

Il suffit d’ailleurs de relire avec attention l’avertissement placé en tête de l’édition de 1817, pour être entièrement convaincu que cette édition est l’œuvre personnelle de ce royal écrivain, et qu’il ne s’est fié qu’à lui-même pour le travail d’élagage et d’altération auquel il voulut soumettre le manuscrit, aussi bien que pour la rédaction de l’avis au lecteur. La rancune inassouvie d’un beau-frère haineux et jaloux a pu seule inspirer la perfide opposition des épithètes décernées à Louis XVI et à Marie-Antoinette. Et la liberté, tempérée de paternelle indulgence, avec laquelle sont signalées et excusées les négligences de style, constitue une dérogation si énorme aux habitudes de respect aveugle et d’adulation universellement observées par les écrivains royalistes de l’époque, qu’un oncle seul — un oncle couronné — a pu se permettre ce ton.

Qu’on ne s’étonne point de voir Louis XVIII s’arroger cette autorité de censeur et en exercer lui-même l’office. Ce fut en tout temps pour lui besogne coutumière de reviser de sa main, autant qu’il le put, les écrits relatifs aux événements de la Révolution, et surtout ceux ayant trait spécialement à la captivité de la famille royale. Il trouvait ainsi à satisfaire à la fois ses instincts dominants : son goût pour les moyens de basse police et ses prétentions littéraires et pédantesques.

« Il est positif, dit Quérard, que Louis XVIII a revu, corrigé et complété l’ouvrage de M. Hue intitulé : Dernières années du règne de Louis XVI (1814). »

Quant au Journal de Cléry, on va voir ce qu’il faut en penser.

Dès la première lecture, le récit de Cléry, à propos des faits qui nous occupent, cause une impression fâcheuse. Il s’en dégage une odeur de mensonge. Les singularités de ces notes successives dans la même page et au sujet du même fait, la tournure cauteleuse des termes employés dans la note supplémentaire des éditeurs pour emprunter l’autorité de Goguelat, tout cela inspire inévitablement la défiance.

Une fois l’attention éveillée par ces remarques, on ne peut s’empêcher d’être frappé de ce que Cléry, après avoir rapporté les circonstances du dépôt à lui confié par le Roi et de la commission qu’il en a reçue, l’ordre qui lui a été d’abord donné par les municipaux de leur remettre tous les objets qu’il a entre les mains, puis la mesure prise ensuite de l’en laisser provisoirement dépositaire jusqu’à la décision du Conseil, s’abstient de faire connaître quelle fut en définitive cette décision, se tait sur les circonstances dans lesquelles ce dépôt fut retiré de ses mains, garde un silence complet sur ce que lui-même a pu et dû savoir des incidents postérieurs, enfin ne dit plus un seul mot ayant trait à ce sujet.

Mais en admettant même ce qu’aurait d’étrange, dans tous les cas, cette narration laissée ainsi inachevée, on ne saurait tout au moins imaginer que, retrouvant plus tard ces reliques entre les mains de son nouveau roi, la pensée ne lui soit pas venue et ne se soit pas imposée à lui de dire ce qu’il savait directement et ce qu’il avait nécessairement appris des circonstances intermédiaires reliant le commencement à la fin. Il devient évident qu’on n’a le choix qu’entre deux hypothèses : ou bien ce qui manque dans le récit ne représente pas une lacune imputable au narrateur, mais une coupure faite après coup au moment de l’addition des notes ; — ou bien les notes sont des hors-d’œuvre fournis et imposés au narrateur en dehors des faits qu’il savait et voulait raconter.

Quand on relit ces notes après ces premières observations faites, l’étonnement grandit jusqu’à l’extrême.

Peut-on imaginer quelque chose de plus extraordinaire et de plus invraisemblable que ce dialogue entre le très hautain Louis XVIII, roi de France et de Navarre, et son très humble, très obéissant et très subalterne serviteur ? — « Ah ! sire, c’est le même ! » Cette exclamation de Cléry est fort irrévérencieuse au fond, si elle n’est pas stupide. Mais que dire de la réponse du roi ? — « Si vous en doutiez, lisez cette lettre. » — Quoi ! le roi avait donc lieu de penser que Cléry pouvait en douter ! Et cette inquiétude était assez grave pour que Sa Majesté condescendît à appuyer son affirmation royale d’une justification matérielle !

Les termes dans lesquels sont exprimés ensuite les sentiments du fidèle serviteur ne sont pas moins remarquables : — « Ce symbole de la royauté que Louis XVI avait voulu conserver à son fils… » — « J’adorai les décrets de la Providence… » Et cette attention de souligner la coïncidence, évidemment préparée si elle n’est pas supposée, de la messe du 21 janvier ! Et surtout cette phrase étourdissante : « … les larmes que j’y ai vu répandre ne sont pas étrangères à mon sujet. » — Les larmes de Louis XVIII sur le martyre de son frère ! On ne conçoit guère Cléry, le témoin et le confident forcé des dernières pensées et des dernières préoccupations du roi trahi par les siens, osant écrire cette ligne, qui sous sa plume eût trop pris l’apparence d’une raillerie. Non, certainement, ces formules, bourrées de sous-entendus politiquement suggestifs, ne sont pas de lui. Les derniers mots surtout, qui laissent trop percer le sens dont on les a chargés, trahissent le rédacteur plus sûrement qu’une signature. Et l’on voit, aussi clairement que si Cléry l’eût avoué, que l’humble valet de chambre n’a pu se soustraire à l’honneur d’une auguste collaboration, qui s’est exercée, avec la même aisance royale, par la plume et par les ciseaux[6].

Reste le témoignage de M. de Goguelat. Le caractère de ce témoin lui donnerait incontestablement une grande valeur s’il déposait de faits directement connus de lui. Mais il n’en est pas ainsi : le nom du baron de Goguelat ne sert ici qu’à couvrir un témoignage attribué à M. de Jarjayes. Il serait alors nécessaire d’avoir une certitude sur deux points : M. de Jarjayes n’aurait-il pas été, au moment de son départ de France, dupe d’une fausse commission préparée par quelque affidé du comte de Provence ? Ou même, le récit publié sous l’autorité de son nom est-il vraiment de lui ? Et quand on aura examiné avec attention les termes de ce récit et les circonstances dans lesquelles il a été produit, il deviendra impossible de ne pas le juger manifestement apocryphe.

Il faut remarquer d’abord que M. de Jarjayes, chargé spécialement par la Reine de transmettre un dépôt précieux au comte de Provence, ne se serait pas acquitté en personne d’une commission ayant un caractère de confiance aussi marqué. Voici comment Eckart, un des historiens complaisants de la Restauration, explique ce fait assez extraordinaire : « Chargé en outre par Madame Élisabeth d’une mission pour la princesse de Piémont, M. de Jarjayes se rendit d’abord à Turin, où Sa Majesté sarde le retint, l’employa auprès de sa personne et voulut envoyer lui-même à Monsieur les dépêches des illustres prisonniers par un courrier extraordinaire. » Il y a dans ce fait d’un envoyé spécial se dispensant de s’acquitter lui-même d’un message de cette nature de la part de sa reine pour le frère de son roi, et d’un souverain étranger prenant sur lui de retenir cet envoyé et de se charger de ses dépêches, quelque chose de si singulier et de si contraire à tous les usages, — quelque chose de si invraisemblable par conséquent, — que le besoin de l’expliquer semble avoir préoccupé tous ceux qui ont entrepris de propager cette version. Les termes mêmes de la lettre qu’on donne comme ayant été écrite par le comte de Provence à M. de Jarjayes semblent dictés par cette préoccupation.

Ce qui n’est pas moins étonnant est ceci : que M. de Jarjayes, intimement lié de tout temps avec M. de Goguelat, ne lui aurait jamais montré ces lettres et que celui-ci n’en aurait eu communication qu’après la mort de son ami. Il est impossible d’interpréter autrement cette phrase de la relation publiée plus haut : « Ce loyal serviteur a conservé ces lettres jusqu’à sa mort et les portait constamment sur son cœur. Elles sont maintenant entre les mains de sa respectable veuve, qui a bien voulu me les communiquer. » Cette phrase implique même nécessairement que ce ne fut pas seulement la communication matérielle qui fut posthume : le baron de Goguelat se fût exprimé autrement si la confidence du fait auquel s’appliquent les lettres lui eût été faite par son ami de son vivant.

Ceci dit, il faut noter que la relation en question n’a paru que comme supplément aux Mémoires de Goguelat ; que ce supplément n’a été publié que trois ans après la mort de Jarjayes ; qu’au moment de cette publication si étrangement tardive, Goguelat, né en 1746, avait soixante-dix-neuf ans, et que, malgré tous les titres qu’il avait à la faveur, il avait été mis à la retraite dès 1819, ce qui permet de croire que ses facultés intellectuelles, assez médiocres naturellement, s’étaient affaiblies à l’extrême ; que Mme  de Jarjayes, de qui émanait en réalité la communication, était une ancienne femme de chambre de la cour, d’un âge très avancé à cette époque, et peut, à ce titre, être doublement suspecte d’une complaisance aveugle et inconsciente.

Il faut noter aussi que la « note des nouveaux éditeurs », où il est fait mention de la mission de M. de Jarjayes, n’a été ajoutée que dans les éditions du Journal de Cléry postérieures au décès de M. de Jarjayes.

Le témoignage de Goguelat n’est donc pas de nature à corriger l’impression que donne celui de Cléry. Si Cléry apparaît comme un témoin récusable par son caractère et par sa dépendance, Goguelat apparaît comme éditeur et garant inconscient d’un autre témoignage, supposé pour suppléer à l’insuffisance du premier.

Dans tout ceci on pourrait encore ne voir que des présomptions, assez graves pour inspirer des doutes sur l’exactitude des récits consacrés, mais non des preuves décisives de leur fausseté.

La preuve décisive est formée par un troisième témoin, qu’on ne saurait récuser en la circonstance, attendu que sa situation, ses intérêts, ses habitudes de subordination, devaient le porter à ne pas contredire la version officielle. Ce témoin est Madame la duchesse d’Angoulême. Son démenti est formel, flagrant, et, par la façon dont il se produit, n’apporte pas seulement la preuve du mensonge, mais fait ressortir l’embarras dans lequel est perpétuellement resté l’auteur de ce mensonge en face de plusieurs témoins des faits, et par conséquent l’audace dont il lui a fallu user, et le sentiment de nécessité urgente qui soutenait cette audace.

Dans l’édition des Mémoires particuliers publiée en 1817 sans nom d’auteur et qu’Eckart dénonce comme gravement tronquée, le récit du larcin opéré par Toulan pour s’emparer des objets mis sous scellés se termine par ces mots :


Je sais quel est ce brave homme, mais, hélas ! il est mort, non par suite de cette affaire, mais pour une autre bonne action.


L’auteur des altérations (ce dernier trait désigne sûrement Louis XVIII) avait supprimé la phrase suivante, qui a été rétablie dans les éditions subséquentes, données par Madame Royale (éditions de 1823, Audot, Égron, Société catholique de Belgique ; — édition de 1825, Baudouin frères) :


Je ne puis le nommer, espérant qu’il aura pu confier ces objets précieux à quelqu’un avant de périr.


En présence d’une déclaration aussi claire, — aussi naïvement claire, — il n’y a pas de doute possible.

Il y a bien dans cette phrase quelques mots : les premiers, qui se ressentent de l’affectation, souvent assez maladroite, avec laquelle Madame Royale s’est efforcée de maintenir à sa relation l’apparence de notes écrites au Temple et livrées à la publicité sans retouches. Mais ici on n’en saurait tirer aucun argument contre la valeur du démenti infligé à la version propagée par Louis XVIII.

Or, ce démenti est complet.

Si en mars 1793, et, en tout cas, avant son arrestation, en avril 1793, Toulan avait pu remettre à la Reine les objets par lui dérobés, Marie-Thérèse ne pourrait, ni en 1823, ni en 1794 ou 1795, exprimer l’espoir qu’il aura pu les confier à quelqu’un avant de périr.

Si Marie-Antoinette avait éprouvé le besoin d’envoyer ces « gages de son amitié et de sa confiance » au beau-frère détesté, dont elle avait, dès longtemps, pénétré l’ambition, la jalousie et la haine, et qui venait, à ce moment même, de lui faire cette nouvelle injure de se proclamer régent au mépris de ses droits maternels, Marie-Thérèse ne dirait pas : « Ma mère désirait que l’anneau et le cachet fussent conservés à son fils. »

Si ce désir de témoigner à son ennemi intime des sentiments si contraires à la nature et même aux convenances avait été assez impérieux pour entraîner la veuve du roi décapité à contrevenir aux derniers vœux de son mari en dépouillant son fils du cachet qu’il avait voulu lui léguer — ce « symbole de la royauté » — et en se privant elle-même de l’anneau qu’il lui avait renvoyé comme un dernier gage de sa tendresse, Marie-Thérèse n’aurait pu l’ignorer et n’aurait pu non plus feindre de l’ignorer.

Si la Reine avait voulu joindre à cet envoi une lettre de sa main et avait obtenu de Madame Élisabeth et réclamé de ses enfants des billets pour augmenter la valeur de ce témoignage d’amitié et de confiance, Marie-Thérèse n’en aurait pas perdu le souvenir. Et l’on ne trouvera aucune raison pouvant l’empêcher de mentionner ce fait, autrement intéressant que beaucoup de ceux que contient sa narration ; encore moins trouvera-t-on une raison pouvant expliquer des mentions en sens contraire, et l’on n’apercevra aucun moyen d’équivoquer sur ces mots : « J’espère qu’il aura pu les confier à quelqu’un avant de périr », d’où il résulte si clairement que Madame Royale était encore, en 1823, à ignorer ce qu’étaient devenus ces objets.

Il faut donc, de toute nécessité, conclure que l’histoire du dépôt confié par la Reine à M. de Jarjayes pour être remis de sa part au comte de Provence est inventée de toutes pièces.

Il s’ensuit non moins nécessairement que les témoignages produits pour accréditer ce mensonge ont été ou surpris, ou achetés, ou fabriqués ; que les lettres d’envoi, ainsi que les lettres de remercîment à M. de Jarjayes, ont été supposées et que les fac-simile[sic] qu’on en a donnés sont purement et simplement des faux de la façon de Son Altesse Royale Louis-Stanislas-Xavier, qui fut ensuite Sa Majesté Louis XVIII.

Une autre conséquence s’impose : c’est que Madame la duchesse d’Angoulême put être tenue par son oncle dans l’ignorance d’une fable qu’il ne pouvait évidemment lui faire croire et qu’il lui fit l’honneur de ne pas oser lui demander d’accepter ; et que, dans son ignorance, elle a rétabli la phrase supprimée, dans le texte de sa narration, sans en comprendre la portée ; à moins qu’on ne suppose qu’elle a voulu, par ces quelques mots, faire passer tout doucement un témoignage contre une imposture qu’elle n’avait pas le courage de flétrir ouvertement.

Tout cela, dira-t-on, reste bien étrange. Et, devant la preuve faite de la supercherie, on demeurera stupéfait de n’en pas apercevoir le but et de voir tant de fourberie et d’audace employé, sans qu’un intérêt puissant apparaisse qui en explique la nécessité. Cet intérêt toutefois prendra une forme aux yeux de ceux qui ont pénétré le secret de la politique si pleine d’incohérences et de contradictions apparentes qu’adopta et suivit avec une ténacité remarquable cet extraordinaire restaurateur de la monarchie légitime que fut Louis XVIII.

Comme un débris fossile suffit pour déterminer la forme, la structure et l’organisme d’un mammouth antédiluvien, de même ici le méfait frauduleux mis à jour fournit des données qui permettent de mesurer les effrayantes proportions du système dans lequel sa fonction a été utile et de préciser les monstrueuses nécessités auxquelles il répondait.


  1. M. de Beauchesne décrit ainsi ces objets (Louis XVII, t. II, pp. 24-25) : « L’alliance était un anneau d’or ouvrant et portant en dedans cette inscription : M. A. A. A., 19 aprilis 1770, jour des fiançailles, à Vienne, de Marie-Antoinette, Archiduchesse d’Autriche, et de Louis-Auguste, Dauphin de France. Le cachet était une breloque en argent, s’ouvrant en trois parties, dont l’une portait gravé l’écusson de France ; l’autre deux LL, et la troisième la tête du Dauphin casquée. »
  2. Il est nécessaire de mentionner ici que cette dernière note ne se trouve pas dans une édition des Mémoires de Cléry publiée par la Société catholique des bons livres, Paris, hôtel Palatin, près Saint-Sulpice, 1825, imprimerie de de Tremblay, à Senlis. D’un avis aux souscripteurs placé à la fin du volume il résulte que cette publication doit être du mois d’août 1825. Ce n’est donc qu’après cette date qu’on s’est avisé de faire intervenir en cette affaire le nom de Jarjayes et celui de Goguelat.
  3. La pagination indiquée est celle de l’édition de 1825, publiée dans le même recueil que le Journal de Cléry.
    Il est à remarquer que la phrase comprise entre les signes [ ] n’existe pas dans l’édition de 1817, publiée sans nom d’auteur sous le titre de Mémoires particuliers.
  4. On verra plus loin que toutes les coupures ont été faites sous l’empire de préoccupations qui se rapportent constamment à un même système.
  5. L’ouvrage de Weber a paru sous ce titre : Mémoires concernant Marie-Antoinette, archiduchesse d’Autriche, reine de France, et sur plusieurs époques de la Révolution française, par M. Weber, frère de lait de la Reine, 3 vol. in-8o, portraits ; Londres, 1806. — Voici en quels termes il présente à ses lecteurs la relation du voyage de Varennes : « Ces pages ont été confiées à mes vives et respectueuses instances par la seule personne, hélas ! qui ait survécu à ce déplorable voyage. Avec quel intérêt religieux ne lira-t-on pas un pareil fragment qui brille à la fois du triple caractère de la candeur, de la piété filiale et de la vérité de l’histoire ? » — Et en note il ajoute : « Ce morceau précieux m’a été confié en 1796, lorsque Madame Royale arriva des prisons du Temple à la cour de Vienne. Son Altesse Royale avait alors dix-sept ans. »
  6. Eckart dit que Cléry rassembla les matériaux de son journal sur l’invitation de la princesse de Hohenlohe. Quérard, dans son Catalogue bibliographique, en attribue formellement la rédaction à Mme  de Schomberg ; telle est aussi l’opinion de M. A. Barbier dans son Dictionnaire. On a aussi attribué cet ouvrage à Mgr de La Fare, à un sieur Sauveur-Legros. Enfin Beauchesne pense qu’il fut l’œuvre de Mariala, homme d’affaires du prince d’Arenberg. Ce qui paraît certain (quoi qu’en dise M. de Riancey dans la préface de son édition de 1862), c’est que Cléry ne fit que fournir ses notes et que le Journal fut composé dans un des bureaux de M. de Provence. Quant aux notes en question, elles portent, bien marquée, l’empreinte de la griffe du lion.