PRÉFACE


Si vous n’aimez que l’histoire académique, telle qu’elle s’écrivait au début de ce siècle, ne lisez pas ce livre : il n’est pas votre fait.

Si vous avez la manie de l’inédit, si vous estimez que l’historien ne doit prendre la plume que pour mettre au jour des documents nouveaux et inconnus, ne le lisez pas davantage.

Certains écrivains, parce que le hasard leur aurait livré la comptabilité de l’apothicaire du Temple, se targueraient d’avoir inauguré des vues nouvelles en histoire. M. Lanne n’ambitionne point leur rôle. Il sait mieux que personne combien on a abusé de ces prétendues exhumations d’inédits et combien de fois on a dupé les lecteurs en plaçant sous leurs yeux, sous prétexte de documentation inconnue, des fatras de papiers qui n’ajoutaient rien à ce que l’on avait su de tout temps.

M. Lanne apporte infiniment mieux que tout cela : un esprit d’analyste à la Taine lui permet de rénover des textes déjà connus par une dissection minutieuse, par la comparaison de détails en apparence infimes que tout le monde avait lus évidemment, mais que personne n’avait relevés et, de la sorte, il arrive à la solution de certains problèmes et à des conclusions que nul n’avait émises.

Au cours de travaux de longue haleine, dont l’ensemble nous sera sans doute prochainement livré, M. Lanne fut amené à étudier plus spécialement la physionomie complexe plus que sympathique de Louis XVIII.

Ses recherches au sujet de ce personnage se concentrèrent sur deux points spécialement : la légende de la remise du cachet de Louis XVI au comte de Provence et la genèse de ce singulier Récit d’une sœur qu’est la relation de Madame Royale.

Ainsi, deux fois, M. Lanne put prendre sur le fait de son fonctionnement ce qu’il appelle l’Officine royale de falsifications.

Le mot, dira-t-on, est gros. D’accord, mais la chose est bien plus grosse.

C’est une curieuse histoire que celle du cachet de Louis XVI. La version de Louis XVIII est, au premier abord, absolument invraisemblable pour quiconque sait quels sentiments Marie-Antoinette professait pour son beau-frère, mais le vrai est souvent invraisemblable et si l’on surmonte une fois la répugnance instinctive qu’elle éveille, il faut avouer que la trame a été soigneusement ourdie.

Des esprits très déliés, tel M. Paul Gaulot, y ont été pris. Le dossier de Jarjayes l’a tout à fait aveuglé. M. Lanne est, cependant, croyons-nous, judicieusement demeuré sceptique, car, comme il le dit, la preuve du mensonge calculé et concerté devient évidente à l’examen des textes. Cependant nous différons d’opinions sur quelques points, et, pour exposer ces divergences, bien que l’historien de l’Officine royale de falsifications ait fort bien raconté cette légende, il nous permettra d’ajouter quelques traits à son récit.

Cléry n’est pas, en effet, le seul contemporain qui ait parlé du cachet et de l’anneau de Louis XVI. Dès le lendemain même de l’exécution du roi, un écrivain royaliste s’exprimait ainsi :

« Louis avait disposé tout ce qu’il voulait qu’on rendît à sa famille : il lui adressait ces petits paquets de cheveux de son épouse, de ses enfants et de sa vertueuse sœur qu’il semblait conserver avec soin ; il renvoyait à son épouse un diamant sur lequel étaient leurs noms, un cachet d’argent[1]… »

Le diamant, que signale en 1793 Windtsor, n’est pas tout à fait l’alliance qu’indiquera Beauchesne ; de même, quand en 1798 les Mémoires de Cléry — ceux qu’il a désavoués[2] — paraîtront à Londres, ils parleront d’une bague et copieront mot pour mot la description publiée dans le Journal de Perlet, d’après un procès-verbal de la Commune de Paris.

Mais, entre ces deux dates (1793-1798), il est reparlé du cachet par quelqu’un qui le signale comme aux mains de Louis XVIII avant 1796. Voici ce témoignage.

En 1794, un certain abbé Pierre d’Hesmivy d’Auribeau publia à Rome le premier volume d’un ouvrage très diffus, qui portait le titre de Mémoires pour servir à l’histoire de la persécution française, par un Français toujours fidèle aux lys de saint Louis et de Henri IV.

L’année suivante, il en donnait le second volume. Cet écrivain sollicitait l’appui pécuniaire des émigrés de tous les rangs. À la suite de cette publication, Madame Adélaïde l’appela auprès d’elle à Rome, sous prétexte de se perfectionner dans la langue latine. L’abbé d’Hesmivy d’Auribeau demeura près d’elle jusqu’à ce qu’elle quittât Rome en mai 1796 et recueillit ses confidences sur certains points.

En 1814 il paraissait un ouvrage dont voici le titre compliqué : Extraits des ouvrages de l’auteur des Mémoires pour servir à l’histoire de la persécution française par un Français toujours fidèle aux lys de saint Louis et de Henri IV, et page 104 du tome I, on lisait ce qui suit : « Nous avons contemplé avec le plus vif attendrissement la première empreinte du cachet du Roi-Martyr, qui rappelle tant de douloureux souvenirs, et dont Monseigneur le Régent, qui n’en avait d’abord été que le dépositaire pour le jeune Roi son neveu, après la mort de la Reine, devint le propriétaire légitime (I), en succédant à Louis XVII sur le trône de Charlemagne et de saint Louis. La tante aînée de Sa Majesté voulut bien favoriser l’auteur, de ces lys des Bourbons (hélas ! en cire de deuil), gravés, pour la première fois, de la main du nouveau monarque, et accompagner un si précieux gage de la protection royale, qu’il conserve avec la plus religieuse vénération, de ces paroles qui retentiront à jamais dans le fond de son cœur : « L’abbé, vous le présenterez de ma part au Roi mon neveu quand il sera remonté sur son trône. »

Et en renvoi (I), les Extraits ajoutent que les expressions soulignées sont celles qu’« emploie Louis XVIII dans sa lettre à Madame Adélaïde ».

Ainsi le manuscrit d’Hesmivy d’Auribeau, publié en 1814, nous fournit ce renseignement qu’entre juin 1795 et mai 1796, date de sa dernière entrevue avec la princesse, il avait reçu d’elle une empreinte du cachet royal et pris communication d’une lettre de Louis XVIII à sa tante dans laquelle le Roi affirmait avoir été dépositaire du cachet après la mort de la Reine.

Mais, en ce cas, comment se fait-il que Louis XVIII ait prétendu ensuite avoir reçu ce cachet avant la mort de la Reine, car s’il ne l’a eu qu’après, les mots, d’ailleurs si vagues, « l’autre gage de leur amitié, de leur confiance », de la lettre à M. de Jarjayes datée du 14 mai 1793, ne s’appliqueraient plus au cachet « symbole de la royauté ».

Voici ce que nous révèle naïvement ce bon abbé d’Hesmivy d’Auribeau, l’obligé reconnaissant de Mgr de La Fare, évêque de Nancy, chargé d’affaires de Louis XVIII dans les papiers de qui, dit-on, sa famille possède la preuve que Louis XVII vivait en pleine Restauration. Convaincu, sur les affirmations qui lui étaient données, que Louis XVII était mort au Temple en juin 1795, il a considéré le cachet comme une investiture qui transformait le régent de la veille en roi.

Louis XVIII n’avait sans doute pas encore songé en 1795 à utiliser sa correspondance avec M. de Jarjayes : on n’osa, d’ailleurs, la produire complètement qu’après la mort du général, et il ne mourut qu’en 1822. Malheureusement pour le système de Louis XVIII, M. de Jarjayes a écrit autre chose que le rapport qui a été, paraît-il, brûlé au Palais de Justice en 1871 dans le cabinet de M. Zangiacomi : c’est sa correspondance avec Fersen.

Mais, avant tout, résumons l’historique véritable du cachet.

Louis XVI est exécuté le 21 janvier 1793. Dans l’après-midi de ce jour, la Reine qui sait que Cléry a reçu pour elle les derniers adieux du Roi réclame sa présence avec une insistance qui le rend suspect. Il est mis en arrestation, reçoit défense de communiquer avec les femmes de la famille royale et l’on sursoit sur sa demande de remettre à Marie-Antoinette l’anneau, le cachet et les cheveux. Le 28 février, le Conseil général de la Commune de Paris, qui avait toléré sa présence au Temple, décide son expulsion et, le 2 mars, on lui donne deux heures pour quitter la place. Tout ce dont il est dépositaire lui est repris à sa sortie et le dépôt est mis sous scellés et placé dans l’appartement qu’avait occupé le Roi.

Or que se passe-t-il exactement le 2 mars ? C’est le jour où la Reine adresse son billet d’adieux à Jarjayes. Quand il envoie un an plus tard ce billet à Fersen, — la copie qui se trouve dans les papiers de celui-ci en fait foi, — il le date du 2 et dit qu’il lui a été adressé au moment même où il allait partir. M. de Klinckowstrom, qui l’a publié, hésite entre la date de mars ou d’avril, mais il constate que sur la lettre de Jarjayes à Fersen datée du 18 février 1794, Fersen a noté 25 mars 1793, ce qui ne peut s’entendre que de la lettre que lui envoyait Jarjayes par le courrier de M. de Trévor.

Le problème se réduit donc à ceci : Si c’est le 2 mars qu’on a mis le cachet, l’anneau et les cheveux sous scellés, il est impossible qu’avant cette date Toulan ou Fidèle, comme l’appelle la Reine, ait pu s’emparer de ces objets.

Comme on a senti que cette affirmation serait absurde, on a retardé à avril l’arrivée en Piémont de M. de Jarjayes. Les explications que donne à ce sujet M. Maxime de La Rochetterie ont leur mérite. Sans faire attention que Barnave a été arrêté le 19 août 1792 et transféré à Paris seulement en novembre 1793, il prétend que c’est à cause de cette arrestation de Barnave et pour éviter d’être confronté avec lui que M. de Jarjayes a quitté si brusquement Paris. C’est que, comme M. de Klinckowstrom, il a voulu lire Barnave M. de Jarjayes a seulement écrit B…

Relisons maintenant cette lettre du 18 février 1794. Elle contient beaucoup de renseignements sur la situation pécuniaire de M. de Jarjayes et il demande à Fersen de s’employer pour lui auprès de M. de Mercy. « Si, dit-il, M. de Mercy se bornait à me mander que ses rapports ne lui permettent pas de s’employer pour mon ami et pour moi et qu’il me devînt impossible de quitter l’Italie, quelle devrait être alors ma conduite relativement à la commission dont j’ai été chargé auprès de lui ? Celle à qui j’en devais compte n’est malheureusement plus, il est vrai ; mais son fils existe et ce fils a des représentants ; quel est celui auquel je devrais remettre cet écrit que le sort de la guerre peut faire tomber, ainsi que mes autres papiers, entre les mains du gouvernement dans lequel je me trouve ? Je ne ferai rien à cet égard, quelle que soit la réponse de M. de Mercy, sans vous avoir consulté… »

Ce n’est vraiment pas là le langage de l’homme qui aurait transmis le « symbole de la royauté » au comte de Provence ; il saurait, en ce cas, où trouver un représentant du Roi ; il a pu porter un souvenir de famille, mais il n’a pas abdiqué ses méfiances vis-à-vis du Régent.

Que Toulan ait dérobé les objets précieux dont Cléry avait été le dépositaire avant leur mise sous scellés, le fait n’est pas douteux, mais il n’a pu se produire que postérieurement au départ très précipité de M. de Jarjayes. La dénonciation de Tison est du 19 avril, la perquisition au Temple du 20 avril. Ce n’est qu’à ce moment que l’on découvrit le vol commis et, le 24 avril, le Conseil général de la Commune de Paris « voulant qu’il ne reste aucun effet à l’usage du défunt Capet capable d’exciter la cupidité des amateurs des reliques de la royauté, arrêta que tous les objets d’or et d’argent, contenus dans ce dépôt, seraient fondus et convertis en lingots en présence des commissaires et du secrétaire-greffier ».

Le cachet et l’anneau n’ont pas été compris dans cette fonte et dans ce brûlé, comme on disait alors ; ils ont échappé à la destruction. Il n’en est pas parlé dans le procès de Toulan, ce qui prouve qu’on ignora toujours qu’il eût joué un rôle dans leur disparition.

Ce ne fut, d’ailleurs, nous l’avons dit après M. Lanne, que postérieurement à 1822 que la légende du cachet fut complètement formée. Il y avait, cependant, quelqu’un qui ne la pouvait accepter. C’était la duchesse d’Angoulême. Elle savait que les reliques royales avaient été enlevées par Toulan. Elle savait que Toulan avait été exécuté en 1794. Elle espérait qu’il avait pu confier à quelqu’un, avant de périr, les objets dont la Reine avait désiré la conservation. Il est plus qu’étrange que jamais Louis XVIII, qui avait cependant relu, corrigé et recopié les souvenirs de sa nièce, n’eût songé à lui dire, par exemple, ce qu’il avait dit à Cléry en lui montrant le cachet : « Le reconnaissez-vous ? » Alors surtout qu’il avait à montrer en même temps à sa nièce le billet collectif d’envoi que sa nièce avait signé, pour elle et pour son frère, en même temps que sa mère et sa tante.

Or, si Louis XVIII n’eut jamais cette explication avec Madame Royale, c’est que, sachant l’excellente mémoire de celle-ci, il ne pouvait espérer lui faire admettre que l’envoi de la Reine comprît le cachet et l’anneau.

Il lui avait, cependant, arraché plus d’une concession et la deuxième étude de M. Lanne nous révèle le savant maquillage qu’ont subi les Souvenirs du Temple. Le lecteur y appréciera toutes les qualités de fine critique que nous avons signalées chez cet historien, trop longuement peut-être pour ajouter un mot de plus à cette préface.

Albert SAVINE.
  1. Antoine Vérité Windtsor. Agonie et mort héroïque de Louis XVI, roi constitutionnel des Français, condamné au dernier supplice par jugement de la Convention républicaine de France. À Paris, chez Cromwel, au Palais de l’Égalité, 1793, p. 47.
  2. Je dis désavoués mais non apocryphes, car je les crois altérés par la plume d’un des blanchisseurs de Cléry mécontent…, peut-être parce qu’il n’était pas passé à Blankenbourg en se rendant en Angleterre.